Genèse d’une nouvelle de Sylvain Bemba

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Pendant les quatre années où je suis resté en poste à l’université de Brazzaville, de 1989 à 1993, Sylvain Bemba a été l’un de mes interlocuteurs les plus précieux. Je l’avais rencontré au début de mon séjour alors que je préparais pour la revue Europe un « fronton » destiné à saluer le poète Tchicaya U Tam’si. Très vite la sympathie a cédé la place à une amitié profonde.
Chaque semaine ou presque, j’allais rendre visite à l’écrivain dans sa petite maison du quartier populaire de Bacongo. Nous parlions littérature, nous échangions quelques libres propos sur nos quotidiens respectifs mais surtout nous commentions avec passion l’actualité politique congolaise.
Le pays était en ébullition. L’aspiration à une démocratie pluraliste grandissait. Toutes les mues semblaient possibles.
Avec l’ouverture de la Conférence nationale souveraine, début 1991, l’atmosphère a incontestablement changé.
Pendant quelques semaines, la rue brazzavilloise a cru à des lendemains meilleurs. Mais les rivalités politico-ethniques l’ont emporté plongeant le Congo dans la tension et une spirale suicidaire.
Sylvain Bemba avait préféré donner, avec beaucoup de dignité et de courage, mais sans ostentation, sa démission du parti unique, le Parti congolais du travail (P.C.T.). Cette décision, l’écrivain l’a payée au prix fort : privé du jour au lendemain de ressources, Sylvain Bemba n’était pas pour autant en odeur de sainteté auprès de l’administration du Président Lissouba. Pendant des mois et des mois, la famille a vécu sur le maigre traitement de Madame Bemba.
Tout au long de ces années, Sylvain Bemba m’est apparu comme un homme à la santé fragile. L’écrivain se plaignait souvent d’un manque de sels minéraux. La maladie qui l’a emporté exerçait déjà ses ravages. Le savait-il ? J’ignore si un diagnostic correct avait été établi. A son arrivée au Val-de-Grâce, il était trop tard : le traitement s’est malheureusement révélé inopérant. C’était une intervention passionnée à la télévision congolaise de son fidèle ami Jean-Baptiste Tati Loutard qui avait décidé les responsables congolais à songer enfin à une évacuation sanitaire de Sylvain Bemba…
Durant toute cette période, l’écrivain a consacré l’essentiel de son temps aux chroniques qu’il rédigeait pour l’hebdomadaire La Semaine africaine.
J’ai su assez tôt que Sylvain Bemba se cachait sous le pseudonyme d’Yves Botto. L’écrivain ne s’est jamais confié à moi à ce propos. Mais il suffisait d’être attentif : nos conversations et les courriers que nous échangions en été abordaient, dans les mêmes termes et sous le même angle, les problèmes politiques et sociaux qu’évoquait l’énigmatique Yves Botto dans les colonnes de La Semaine africaine. En ces temps difficiles où le pire se préparait, je me suis bien gardé de faire état de ce que je supposais de l’identité d’Yves Botto. Sylvain m’avait jaugé : il savait qu’il pouvait me faire confiance.
A partir de 1992, je me suis lancé dans la préparation d’un colloque dont l’ambition était de réunir la plupart des grands écrivains congolais autour d’Annie Le Brun et de Radovan Ivsic pour débattre de la magie et du kindoki sans recourir à la langue de bois et à la dénégation habituelle. Sous le thème « Magie et écriture au Congo », je me proposais de créer les conditions d’une confrontation entre intellectuels congolais et deux poètes ayant appartenu au groupe surréaliste, de manière à souligner comment les peuples, à divers moments de leur histoire, ont arpenté les territoires du rêve, en recourant à un mode de pensée magique, c’est-à-dire à une conception homogène du monde, des êtres et de leurs relations.
D’emblée, Sylvain Bemba a été l’un de mes plus efficaces soutiens.
Ce projet, que je croyais de nature à rallier tous les suffrages, a passablement irrité certaines autorités universitaires et politiques. Mon initiative dérangeait, non seulement parce qu’elle s’attaquait à un tabou de la société congolaise (« le kindoki, c’est une affaire de ruraux arriérés… »), mais surtout parce qu’elle ne cadrait pas avec l’image cultivée par le Président Lissouba et ses partisans. Alors que le Président-Professeur exaltait « la science et la technologie » pour faire du Congo une « petite Suisse« , mon entreprise apparaissait comme une provocation, comme une machine de guerre idéologique au service de l’opposition congolaise.
Quand Annie Le Brun et Radovan Ivsic ont atterri à Brazzaville, fin mai 1993, la tension entre factions politico-ethniques était à son comble. Les miliciens avaient fait leur apparition la nuit dans les rues et les avenues. Pendant trois jours, du 31 mai au 2 juin, nous avons réussi à débattre et à dialoguer dans un climat qui contrastait avec celui qui régnait dans la capitale. C’est le 6 juin que les premiers crépitements d’armes automatiques ont éclaté.
Nous étions quelques-uns, Congolais et Français, à avoir pendant un an vécu dans l’attente de l’ouverture de ce colloque. Discussions, lectures et, pour certains, créations et expérimentations, avaient nourri une réflexion qui se voulait en dehors des sentiers battus.
Sylvain Bemba a sans aucun doute été celui de nous tous qui s’était le plus investi dans la préparation de cette rencontre internationale. Sa contribution a revêtu deux aspects. D’une part, la communication, « Jeux de magie et magie du jeu dans la création poétique et romanesque au Congo », qu’il a présentée le 31 mai 1993 lors de la première journée de notre colloque. D’autre part, la rédaction, en octobre-novembre 1992, d’une nouvelle, « 77 sanglots pour nègrecongo« , restée jusqu’à ce jour inédite.**
Ma compagne et moi avons été les premiers lecteurs de cette fiction que l’écrivain a tenu à nous dédier.
Auparavant Sylvain Bemba avait voulu connaître nos impressions. Après avoir recueilli nos remarques, l’écrivain a remanié son oeuvre pour lui donner sa forme définitive, celle sous laquelle on va la lire aujourd’hui. Je ne sais pas si Sylvain Bemba en a conservé la première version.
Cette deuxième mouture de « 77 sanglots pour nègrecongo » a été notamment montrée à Jean-Baptiste Tati Loutard qui l’a appréciée. J’ai suggéré à l’écrivain de l’envoyer à un mensuel français prestigieux en vue de sa publication : la rédaction, semble-t-il, n’en a pas même accusé réception.
Dans cette nouvelle au ton quelque peu désespéré, Sylvain Bemba revient sur les événements de « l’Année-des-soixante-dix-sept-douleurs » : l’assassinat en 1977 du Président Marien Ngouabi (le 18 mars 1977) et les représailles sanglantes qui ont suivi (les liquidations du Cardinal Emile Biayenda et du Président Massamba-Debat). C’est là naturellement un écho direct des efforts parfois désordonnés déployés à la Conférence nationale pour découvrir la vérité sur ces épisodes tragiques et écrire l’histoire du Congo contemporain.
Mais l’écrivain ne s’est pas contenté d’une méditation sur le passé récent de son pays. Il a eu l’intelligence en mettant en scène un peintre du nom de Jean-Richard N’Godéné (allusion limpide au plasticien Gotene) d’associer son évocation à une réflexion sur l’art et sa finalité sociale :  » Autour de moi, n’y a qu’un sale monde puant et tuant. A l’école les gens chient pendant les vacances. Partout on chie. L’école pue. L’hôpital pue. Les politicons puent. Alors les malades crèvent, les fonctionneux grèvent, le pays tout entier crève parce que personne ne veut crever l’abcès. Face à ce sale monde, mes toiles pensent trop et ne puent pas assez la puanteur insupportable de la vie. Est-ce que la beauté peut sortir du fumier ? Est-ce que je peux faire une oeuvre d’art avec les ordures ménagères d’un monde pourri ? « .
Sylvain Bemba a en outre fort adroitement inscrit cette quête à la fois historique et esthétique dans le cadre d’une pensée magique, d’essence analogique, caractéristique de la culture des peuples du Congo. Ce qui lui a permis de sous-entendre dans ces pages qu’à la différence de ce qu’enseigne la vulgate marxiste l’histoire peut se répéter avec son cortège d’atrocités, d’injustices et de meurtres :  » Quelle vision du monde renversée ! Il en résulte une rétroaction du temps sur le temps, ce qui fait que l’avenir – comme dans une roue tournant indéfiniment – n’est que le passé qui revient, tandis que le passé est l’avenir rendu à son héritier le présent, dans une spirale sans fin. Pourquoi, dans cette façon de cadrer le temps, écrire l’histoire puisque les événements se répètent, puisque ‘les morts ne sont pas morts’ ?  »
L’écrivain n’avait pas tort : les deux guerres civiles, celles de 1993-1994 et de 1997, qui étaient encore alors devant nous, ont reproduit en les amplifiant les horreurs qu’engendre, depuis près de quarante ans, la lutte pour le pouvoir au Congo.
Au fil d’une intrigue développant des thèmes qui lui étaient chers (comme celui du « double » blanc, du « frère » occidental), multipliant les références à quelques-unes des figures essentielles de la vie artistique et culturelle brazzavilloise (Marcello Sonitansi désignant bien sûr l’écrivain Sony Labou Tansi) ou à des proches (Philippe Archanjo fait penser à Philippe Makita), Sylvain Bemba a brossé un tableau de l’univers mental de bien des Congolais (pour ne pas dire « de tous les Congolais de sa génération ») partagés entre une approche rationaliste des phénomènes calquée sur la modernité « européenne » et les conceptions animistes et vitalistes héritées des ancêtres.

*Maître de conférences à l’université Michel de Montaigne (Bordeaux III).
** Les perspectives de lecture proposées dans ces pages s’écartent, en plusieurs points, de celles avancées par Eve Bertrand, in « 77 000 Sanglots ou la dimension de l’impasse », in Sylvain Bemba, l’Ecrivain, le Journaliste, le Musicien, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 281-294. ///Article N° : 581


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