Une table-ronde sur l’état des musiques urbaines afro-descendantes a réuni J.P. Mano, DJ Cheetah, Juliette Fievet et Didier Piquionne le samedi 16 juillet 2022 à Ground. Une rencontre qui s’inscrit dans le cadre de la programmation Ground Africa.
Ground Control est un lieu de vie culturel indépendant et engagé. De début juin à fin octobre, cet espace a décidé de mettre en avant la culture afrodescendante en France. Ces moments ont été baptisés Ground Africa. À cette occasion, s’est tenue une table-ronde sur les musiques afrodescendantes à Paris. J.P. Mano, DJ, enseignant-chercheur et directeur artistique était le modérateur de cette rencontre qui a duré une heure.
Qu’est ce qui a marqué vos débuts dans la musique afrodescendante en France ?
Qu’il s’agisse de DJ Cheetah, fondatrice du Black Square Club et organisatrice des soirées Trap Africa, de Juliette Fievet, animatrice et productrice à France Média Monde ou encore de Didier Piquionne, directeur de Make It Clap Agency, tous sont unanimes pour dire que leurs débuts n’ont pas été faciles. Ceci soit à cause de l’ignorance du public soit à cause de la réticence des promoteurs culturels. « Il était vraiment impossible de convaincre les promoteurs culturels. Car la musique afrodescendante était vue comme une musique de seconde zone qui ne pouvait presque rien leur rapporter . », nous déclare Didier Piquionne.
Pour Juliette Fievet qui a grandi en province, « Le rap était vu d’un mauvais œil. Pour jouer cette musique, nous étions obligés d’organiser les soirées Afro-caribéennes. Et c’était pendant celles-ci que nous en profitions pour mettre du rap américain et français. ». Quant à DJ Cheetah, qui n’est pas née en France mais qui y est arrivée à 21 ans, « c’était dans les soirées de mariages africains, d’anniversaires ou encore des réunions que j’écoutais souvent les musiques africaines. Et c’était dans ces mêmes cadres que j’avais aussi commencé à jouer le DJ, parfois en mixant différentes sonorités africaines ». Mais malgré cette situation de désespoir, où rien ne les prédisposait aux carrières pittoresques qu’ils ont en ce jour, ces entrepreneurs du show-biz n’ont jamais baissé les bras. Ils ont plutôt insisté jusqu’à ce que les choses tournent aujourd’hui en leur faveur.
Comment avez-vous réussi à vous frayer un chemin dans ce milieu très difficile autrefois tel que vous le qualifiez vous-mêmes ?
C’est surtout par amour et par passion que ces entrepreneurs ont réussi à se frayer un chemin dans ce monde qui était autrefois très étroit pour eux. Sans cet engouement, rien n’aurait roulé en leur faveur. Ainsi à force de persister, les choses se sont mises en place toutes seules et un public s’est parfois constitué sans aucun autre effort. C’est particulièrement le cas de DJ Cheetah ; « Après avoir créé mon média, j’avais besoin d’un animateur. Mais par manque de budget, j’étais obligée de me débrouiller toute seule. Un soir, je serai invitée par un groupe d’amis qui organisaient un petit festival de cinéma de films américains, africains et aussi français. Ils m’ont demandé d’animer la soirée pour eux. Le public avait été très réceptif. Et c’est ainsi que tout est parti. ».
Pour Juliette Fievet en revanche, il a fallu aller au plus profond des quartiers pour conquérir son public : « À l’époque, en tant que manager, j’avais fait signer le groupe ivoirien Magic System avec leur titre 1er Gaou. Nous étions obligés de descendre sur le terrain pour en faire la promotion. Nous allions souvent à Château Rouge ou à Château d’eau, dans les salons de coiffure. Nous vendions facilement ainsi 50000 exemplaires en physique. ». Mais il a fallu un autre contact pour voir le public s’agrandir encore : « C’est un programmateur de radio français, originaire des Antilles qui y va en vacances. Il y écoute cette chanson. Lorsqu’il revient ici à Paris, il la programme. C’est ainsi que nous avions pu écouler 1,5 millions d’exemplaires. ».
Mais malgré ce succès, il y avait toujours une dissociation dans les musiques urbaines afrodescendantes et cela agaçait beaucoup Madame Fievet: « Je suis allée dans les radios françaises avec d’autres musiques africaines. Mais j’ai constaté une sorte de condescendance à leurs égards. ». Curieusement aujourd’hui, les rappeurs français reprennent ces sonorités : « C’est vrai que MHD a fait son chemin en mettant l’Afro Trap sur pied, qui consiste à mixer les sonorités d’autrefois avec du rap, mais il faut reconnaître que cela se passe dans le continent depuis. Sauf que les gars du bled ne sont pas mis en vue. Ils sont plutôt exploités par leur frères de la diaspora qui trouvent du plaisir à aller sur place pour faire des concerts de ouf dans lesquels ils utilisent ces derniers comme simples chauffeurs de salle. ». Si elle s’était donc lancée dans ce monde très compliqué autrefois, c’était pour remettre les choses à leur place, mettre en vue les vrais initiateurs du rap aux sonorités africaines que sont les artistes du continent.
Quant à Didier Piquionne, il reconnaît aussi avoir eu presque le même parcours que Juliette Fievet. En tant qu’entrepreneur événementiel, lui et ses associés de l’époque voulaient apporter leur pierre à l’édifice au niveau des lives qui n’existaient presque pas. C’était la seule manière de réunir les différentes tribus de ce monde du Hip-hop qui battait encore de l’aile. Le terrain était presque vide. « Petit-à-petit nous avons pu faire notre chemin jusqu’en ce jour. ». Tel est donc le parcours caillouteux que ces entrepreneurs des musiques afrodescendantes en France ont dû traverser pour que les choses soient, aujourd’hui, accessibles aux nouvelles générations.
Pensez-vous aujourd’hui que le regard des blancs a changé à l’égard de ces musiques afrodescendantes?
Cette troisième question a été posée par une auditrice. Tous les conférenciers, y compris le modérateur, ont été d’accord pour dire que les choses ont beaucoup évolué. Selon eux, une majorité de français s’intéressent dorénavant à ces musiques. Ils ont cependant émis quelques réserves. Il est encore compliqué de laisser le devant de la scène entièrement aux afrodescendants. Pour que ces musiques soient reconnues par les blancs, il faut toujours promouvoir un artiste blanc en le quel le public blanc peut se reconnaître. « Je ne remets pas en question le talent de Diam’s. Mais elle a, elle-même, déclaré un jour que “des milliers comme moi, on en trouve dans nos banlieues”. ». C’est sur ces propos de Juliette Fievet que DJ Mano a repris le micro pour mettre un terme à cette conférence.
Grégoire Blaise Essono