Créé en 2012 par la compagnie Ahmed Madani, Illumination(s) est le premier volet d’un triptyque intitulé « Face à leur destin », une aventure artistique menée avec de jeunes habitants des quartiers populaires qui se déclinera à travers deux autres créations d’ici 2016 : Les Girls sont là (titre provisoire – réalisé avec des jeunes femmes d’Ile-de-France et d’autres régions) et Des garçons et des filles (titre provisoire – réalisé avec des jeunes femmes et des jeunes hommes). Ce premier spectacle, créé avec de jeunes hommes du Val Fourré, qui a été une des grandes révélations au Théâtre des Halles lors du dernier Festival Avignon Off, se jouait à la Maison des Métallos du 15 au 20 octobre avant de partir en tournée.
À la cité du Val Fourré, conçue en 1959 et dont l’édification s’est poursuivie jusqu’au milieu des années soixante-dix, au gré des années, la mixité sociale est devenue de plus en plus restreinte et son appellation, comme celle des autres quartiers similaires a évolué : Grand ensemble, Banlieue, Quartier difficile, Quartier sensible, Zone urbaine sensible. En même temps que se mettait en place ce schisme urbain, la crise économique a engendré des difficultés sociales si aiguës qu’elles sont devenues le principal obstacle à l’intégration dans la Nation de toute une partie de la jeunesse de ce quartier. La détresse de cette jeunesse a pris la forme d’une résignation désespérante qui les empêche de se réaliser et de s’exprimer. Comment ces jeunes sont-ils à l’intérieur, quelles douleurs les traversent, quelles histoires les ont façonnés ? Que cachent-ils sous, le masque de leurs tenues et attitudes devenues quasiment folkloriques ? Les chiffres des statistiques, les études sociologiques, les rapports de police ne peuvent percer le secret de l’intimité d’une vie.
Ahmed Madani, Note de mise en scène, mai 2012.
La première force de ce spectacle relève de la mise en abyme induite par le projet, celle d’un groupe d’amateurs, des acteurs qui ne sont pas des comédiens mais qui deviennent les personnages de leur propre histoire. Si l’ambition de faire jouer de jeunes gens, qui n’étaient jusqu’alors jamais monté sur les planches, fragilise la représentation qui manque de fluidité, le compagnonnage de Boumes, Abdérahim Boutrassi, Yassine Chati, Abdelghani El Baroud, Mohamed El Ghazi, Kalifa Konate, Eric Kun-Mogne, Issam Rachyq-Ahrad et de Valentin Madani porte avec force, éclat mais surtout avec sincérité la dizaine de séquences qui constituent le découpage du spectacle. Ce chur de jeunes hommes s’inscrit littéralement au cur du titre de la pièce où se lit l’ambition de faire briller une jeunesse désuvrée et désillusionnée. Le « s » est mis entre parenthèses pour souligner l’anonymat qui recouvre les multiples visages de ces habitants des quartiers dits « sensibles ». Une multitude de Lakhdar envahit le plateau et chacun rit de se voir attribuer un patronyme commun à tous les morphotypes algériens. Cet anonymat véhiculé par les discours des médias est ici rendu au spectateur via le montage audiovisuel en noir et blanc de Nicolas Clauss qui ouvre et clôt le spectacle à travers une esthétique qui rappelle La Haine de Mathieu Kassovitz. Issu de l’installation vidéo immersive Terres arbitraires exposée par l’artiste en 2010, le dispositif déploie en gros plans des visages et des regards sur lesquels défilent des extraits de journaux télévisés annonçant les différentes montées de violences qui émaillent l’histoire des zones urbaines sensibles. En faisant écho aux multiples avatars de Lakhdar, ces visages nous renvoient à notre propre regard et à la peur refoulée qu’ils nous inspirent. Des visages aujourd’hui devenus le produit de stéréotypes que nous avons créés. Pris au piège d’une image formatée, la galerie de portraits qui défilent sous nos yeux traduit le sentiment complexe généré par la découverte de ce que leur posture produit chez nous.
Le projet « Face à leur destin », d’Ahmed Madani, se veut une description aussi réaliste que possible du quotidien de jeunes français vivant dans les banlieues. C’est par le partage avec les véritables habitants de ces quartiers que le metteur en scène conçoit son triptyque en cherchant à éclairer les réalités difficiles du quotidien de ces jeunes gens. Le processus passe par un retour en arrière, une sorte de remontée dans l’histoire des migrations en France. Partir de l’intime et du vécu de chacun afin de dégager les grandes lignes permettant de décrypter la situation des banlieues aujourd’hui conduit à l’émergence d’une figure symbolique qui se définit par la quête identitaire : « Je ne suis pas un algérien, je suis un immigré ».
Sans craindre le didactisme, Ahmed Madani propose une fable historique qui part d’une situation très concrète, un jeune homme se trouve plongé dans un état comateux, il devient « le dormeur du Val Fourré » et la référence rimbaldienne sert alors de point de départ pour deux discours dissonants : la quiétude de l’instant et le trouble environnant. Les visions de ce jeune homme découpent le spectacle en autant de rêves qui s’emparent de Lakhdar dans une remontée mémorielle dont les paroles nourrissent une histoire collective. Le récit de trois générations se déroule en trois temps fondamentaux de l’histoire de l’immigration algérienne et s’articule autour d’un va-et-vient des points de vues : la guerre, l’immigration qui construit la France, le regroupement familial, la ghettoïsation, la discrimination positive, les minorités visibles
Ce cheminement dramatique nous conduit à l’actualité des banlieues et nous permet de comprendre comment elles se sont constituées en matrice de la violence contemporaine et en berceau de l’errance. Spectateurs, politiciens mais aussi fantômes de l’Histoire sont renvoyés à leurs responsabilités à travers le récit d’une intégration inéluctable bien que largement désavouée par les médias. Une intégration qui n’est pas sans conséquences puisqu’on voit aussi comment ce processus a dénaturé les cultures en plongeant les individus dans une méconnaissance d’eux-mêmes. Le spectacle analyse avec habileté les tenants et les aboutissants de ce métissage postcolonial ayant entraîné une perte des repères fondamentaux, accentuée par une mémoire que la France a mis du temps à assumer et sur laquelle il lui faudra encore s’exprimer.
Dans une mise en scène épurée et réaliste, une dizaine de séquences se suivent comme autant de tableau d’un amer quotidien dans lequel l’humour n’est pourtant pas absent. De la bagarre qui plonge Lakhdar dans le coma aux assauts des forces de l’ordre sur une jeunesse nonchalamment réunis en bas des tours de leur banlieue, en passant par l’évocation de la torture pendant la guerre d’Algérie ; Illumination(s) parvient à dépasser le caractère morbide d’une telle anamnèse grâce à la solidarité et à la fraternité qui transparaît de la « bande » en scène. Neuf jeunes acteurs qui parlent et qui chantent en chur. Chants, danse et pantomime collective habillent le décor sobre qui s’appuie surtout sur la création lumière de Damien Klein, l’univers sonore de Christophe Séchet et enfin sur des éléments symboliques : un crucifix, un cercueil, une série de projecteurs rappelant les phares des fourgons crachant fumigènes et projectiles ou encore des sceaux d’eau remplis pour une toilette qui ne parviendra malheureusement pas à effacer les stigmates d’un âpre quotidien et d’une mémoire lourde à porter
L’aspect choral du spectacle vient ici renforcer la tentative de refonder une communauté en marche vers la reconquête de son intégrité physique et morale. Le travail sur le texte et les voix entraîne une musicalité qui dynamise une situation d’ensemble plutôt solennel qui est connotée, entre autres, par un certain statisme mais surtout par les costumes-cravates sur fond de chemise blanche que portent les comédiens, tantôt agents des services de renseignement pratiquant la torture pendant la guerre d’Algérie, tantôt vigile renvoyant aux minces possibilités professionnelles ouvertes aux jeunes issus de ces quartiers sensibles aujourd’hui. Quelles possibilités d’existence avaient les immigrés de « la première génération » et quelles sont celles qui se dessinent aujourd’hui pour leurs descendants ?
Illumination(s) est un spectacle particulièrement pertinent en cette fin d’année 2013 qui s’apprête à commémorer « La marche pour l’égalité des droits et contre le racisme », couramment appelée Marche des Beurs, qui a eu lieu en 1983 et qui marque la cristallisation de la figure de l’immigré tout en faisant le jour sur ses conditions de vie au quotidien. Trente ans après cet événement et avec une actuelle remontée du Front National, le spectacle nous permet de mesurer le chemin parcouru mais surtout la distance qui nous sépare encore de la résolution de ces problématiques. Il ne s’agitpas simplement d’un spectacle utile, Ahmed Madani, assisté de Mohammed el Khatib, mettent en scène un moment fort de partage théâtral qui a visiblement séduit la salle de la Maison des Métallos qui offre une standing ovation ce soir-là !
Illumination(s)
une performance spectacle d’Ahmed Madani
avec Boumes, Abdérahim Boutrassi (Toxik), Yassine Chati, Abdelghani El Baroud (Qalam), Mohamed El Ghazi (Hajmo), Kalifa Konate, Eric Kun-Mogne (Coolze), Issam Rachyq-Ahrad, Valentin Madani
texte et mise en scène Ahmed Madani
assistant à la mise en scène Mohammed el Khatib
création vidéo Nicolas Clauss
création sonore Christophe Séchet
création lumière et direction technique Damien Klein
costumes Ahmed Madani et Virginie Houdinière
photographies François-Louis Athénas
chargée de production Miléna Noirot
Illumination(s) est une production de Madani compagnie,
en coproduction avec le Théâtre de l’Epée de Bois,
avec le soutien financier de la Fondation EDF,
avec le soutien en résidence de l’Espace Culturel Multimédia le Chaplin et de la CCAS,
avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication/DRAC Ile-de-France,
avec le soutien du Fonds d’Insertion pour Jeunes Artistes Dramatiques, DRAC et Région Provence-Alpes-Côte d’Azur
action cofinancée par la Région Ile-de-France
avec l’aide à la diffusion d’ARCADI Ile-de-France
La restitution sur le territoire du Mantois est soutenue par La Camy, l’Acsé, la Ville de Mantes-la-Jolie, la DDCS, et la Fondation EDF.
Retrouvez les dates de la tournée sur le site de la compagnie Madani : HYPERLINK « http://www.ahmedmadani.com/ »///Article N° : 11864