Jean-Claude Ngumire :  » L’Occident et tout le toutim nous ont laissés seuls face à la barbarie humaine « 

Entretien de Christophe Cassiau-Haurie avec Jean-Claude Ngumire

Par MSN entre Rose-Hill (Maurice) et Les Pays-Bas, juillet 2009
Print Friendly, PDF & Email

Peut-on créer après l’épreuve traumatisante d’un génocide ? Comment continuer à travailler, à produire, à être soi-même quand on devient un survivant ? Au début des années 90, Jean-Claude Ngumire était considéré comme l’un des principaux espoirs africains du 9ème art. Les événements de 1994 auxquels il a pu réchapper par miracle, ont modifié en profondeur son itinéraire. Son exil aux Pays-Bas, s’il lui a permis de rebondir, l’a éloigné du milieu de la BD.

Y avait-il des écoles d’art ou d’art graphique au Rwanda ?
Au Rwanda nous n’avions qu’une seule école d’art qui a dû fermer ses portes après les événements de 1994. Tous les jeunes artistes formés au Rwanda sont passés par là. Aujourd’hui, elle a rouvert ses portes bien timidement parce qu’avant, elle était subventionnée par l’Église catholique et gérée par la communauté des Frères des Écoles Chrétiennes qui ont été contraints de quitter les lieux.
Quels ont été les professionnels de la BD, professeurs et enseignants qui vous ont marqués ?
Alors voyons… Au fur et mesure que les années s’écoulent, les noms des uns et des autres s’échappent de ma mémoire, mais je n’oublierai jamais tous les enseignants qui m’ont aidé à devenir ce que je suis. Bien sûr, quelques-uns étaient durs et difficiles, ce que parfois on ne comprend pas quand on est jeune adolescent. À Kigali, nous avions une bibliothèque au Centre d’échange culturel Franco-rwandais, j’ai eu la chance d’y lire des BD de la plupart des auteurs occidentaux et quelque auteurs comme Hergé, Bernard Duffossé, Mohiss ou Franquin sont restés des guides potentiels quelque part dans mon esprit. J’ai aussi beaucoup admiré le genre western, avec Jean Giraud alias Moebius (et son Lieutenant Blueberry), Yves Swolf (avec Durango), mais j’aime bien aussi le côté comique de l’homme  » qui tire plus vite que son ombre « . Je trouve également enthousiasmant les Africains qui ont surgi sur la scène comme Pat Masioni et Marguerite Abouet. J’aime toute cette diversité qui marque l’originalité et un talent fou qu’ils transmettent à travers leur plume.
Au cours de ma carrière j’ai eu la chance de croiser des bédéistes renommés comme Barly Baruti, Jan de Moor, Jean Philippe Stassen, Jeroen Janssen qui fut mon professeur au Rwanda et avec lequel j’ai participé, en 2006, à l’exposition de Haarlem au Pays-Bas sous le patronage de stripster.
Pouvez-vous nous parler de votre carrière rwandaise ?
J’étais le plus souvent sollicité pour illustrer des manuels scolaires, financés par la GTZ (la Coopération allemande), faire des illustrations dans des magazines ou pour des projets de vulgarisations sur la santé, l’eau, etc. Avec l’appui de la Coopération française j’ai illustré deux livres pour enfants (Au marché et Le mariage) sortis en 1993. J’avais également participé l’année précédente à Au secours ! La nature en danger, un album collectif produit par des auteurs africains à l’initiative du journal Calao. On y trouvait déjà Thembo Kash, Asimba Bathy, etc. Enfin, en 1994, nous avons lancé un journal pour les jeunes, avec deux amis, intitulé Bakamé qui n’aura vu que trois numéros, puisqu’en avril 1994 tout a éclaté et les massacres ont commencé. En 2001, pour la revue Huguka sous la plume de Charles Rukundo, à l’époque employé de la CTB (Coopération technique belge), j’ai réalisé des planches de BD d’une histoire à suivre, deux pages par numéro, sur le génocide qui ont été par la suite rassemblées en un album intitulé Umwana nk’undi qui signifie  » enfant comme un autre « , avec l’appui de la CTB. C’est devenu la première BD publiée au Rwanda sur le génocide.
Quel est le contexte de création de cet album qui reste tout de même unique en son genre ?
Charles Rukundo avait élaboré l’histoire afin de rendre la revue Huguka destinée à la population rurale du sud-est du Rwanda plus attrayante. J’ai réalisé les planches sur une commande de la CTB et celle-ci s’est chargée d’en faire un album qui s’est écoulé dans le circuit de diffusion habituel. Mais, je ne sais pas combien d’exemplaires ont été vendus. Le récit traite de la vie misérable de deux enfants, Rudomoro et sa sœur Makobwa, après le décès de leurs parents lors du génocide. Après ce drame familial précoce, ils furent accablés de travaux ménagers. À bout de patience, Rudomoro abandonna l’école, quitta sa sœur et devint enfant de la rue pendant que Makobwa, très angoissée, essayait de rester dans le droit chemin. Rudomoro se livra au banditisme, fut arrêté par les forces de l’ordre, emprisonné, mais parvint à s’échapper et retourna à la délinquance. Makobwa, quant à elle, déçue par une vie solitaire, décida de rejoindre une famille avec laquelle, elle pensait être amie. Mais persécutée et accablée par des tâches ménagères, sans soutien moral et matériel, elle tombe dans la prostitution. Ce n’est pas très joyeux mais cela correspond également au destin de plusieurs milliers de pauvres gamins rescapés du génocide et dont on ne parle guère.
Comment avez-vous été amené à émigrer vers les Pays-Bas et pourquoi avoir choisi ce pays ?
Après avoir vécu des moments difficiles au cours du génocide des Tutsis en 1994, j’ai subi un choc qui dure et n’a pas encore totalement disparu. Il m’était difficile d’accepter et de comprendre et donc j’ai quitté mon pays en 2002. J’ai débarqué ici avec ma famille. Les Pays-Bas ? Pourquoi pas ? Ça aurait pu être aussi un autre pays. C’est peut-être le hasard, l’aventure, le risque, je ne sais pas trop. Le but c’était de partir. La destination importait peu. Mais, vous savez, je ne suis pas le seul, des milliers de Rwandais ont fait la même chose.
Comment s’est passée votre installation en Europe sur le plan professionnel ?
Dans un premier temps j’ai eu quelques problèmes de communication, mais après 600 heures de cours de néerlandais qui m’ont pris une année entière, cela s’est amélioré au fur et à mesure des années. Je voulais à tout prix continuer dans ma carrière de dessinateur et j’ai suivi des cours de formations sur des logiciels pour  » dessinateurs digital « , en DTP (DeskTop Publishing) jusqu’en 2005. En parallèle, je travaillais dans une agence de publicité comme graphiste-assistant. Avec mes années d’expérience et mon savoir-faire, cela m’a permis de retomber sur mes pattes et de me retrouver sans difficultés sur le marché du travail. Mais j’avoue que j’ai dû énormément apprendre et que j’apprends encore.
Quelle est votre activité professionnelle maintenant ?
Depuis 2006, je travaille avec les agences de création comme illustrateur-esquisseur digital indépendant, via une agence basée à Amsterdam. C’est-à-dire que je collabore avec les créateurs, des directeurs artistiques lors de la conception de campagnes publicitaires, souvent télévisées, que ce soit via des story-boards, ou des illustrations. Je reçois la plupart de mon travail via un collectif, qui s’appelle Thereps, qui se charge de rassembler toutes les commandes pour les freelances, ce qui nous permet de travailler plus ou moins confortablement.
Avez-vous définitivement renoncé à la BD ?
Absolument pas ! Si ce n’est la découverte d’autres possibilités, possibilités que je côtoie tous les jours, cela me désoriente quelque peu. Comme le disait un de mes enseignants dans le temps « il faut avoir plusieurs cordes à son arc ». C’est une question de temps. Je travaille actuellement sur un projet d’animation en 2D ce qui me prend énormément de temps à côté de mes responsabilités familiales. En parallèle je travaille sur un projet de BD sur le génocide de 1994 au Rwanda. Mon projet au crayonné se compose d’une quarantaine de pages et s’intitule Nyamijos 1994, et le monde nous abandonna. 15 ans, ça parait long mais c’est aussi très court pour oublier… Quand je dessine quelques scènes, je me dis parfois que ça s’est passé hier. Comme si le temps s’était arrêté. Mon projet parle de mes jours durant le génocide passé dans le quartier Nyamirambo, un quartier très populaire de Kigali où la Minuar, la communauté internationale, l’Occident et tout le toutim nous ont laissés seuls face à la barbarie humaine, barbarie au demeurant bien planifiée. Je n’avais aucun espoir de survivre, et par miracle j’en suis sorti vivant, mais beaucoup de mes voisins, amis et famille n’ont pas eu cette chance. L’idée de faire une BD sur ces jours noirs m’est venue lorsque j’étais dans les camps de déplacés de Ndera, juste après que le FPR nous ait retiré des griffes des miliciens Interahamwe. J’ai commencé quelques esquisses en Hollande. J’esquissais sans savoir réellement à qui raconter cette histoire, sauf à moi-même. J’expose de temps à autre quelques planches… Mais voilà, la BD est là, inachevée, mais présente. C’est sans doute frustrant mais pas autant que les questions que je me pose sur le génocide…

Depuis juillet 2009 :
Jean Claude Ngumire continue son travail d’illustrateur-graphiste au sein de la structure qu’il a créé.///Article N° : 10253

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire