La leçon de cinéma d’Ismaël Ferroukhi au festival d’Apt

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Comme à son habitude, le festival des films d’Afrique en pays d’Apt qui a tenu sa 9e édition en novembre 2011 proposait une leçon de cinéma animée par Olivier Barlet avec un des réalisateurs présents au festival, cette année Ismaël Ferroukhi.

Olivier Barlet : Merci à Ismaël Ferroukhi de se plier à cet exercice qui est maintenant une tradition au festival des cinémas d’Afrique du pays d’Apt. Nous n’allons pas faire un cours, ni une leçon de théorie mais nous allons discuter d’un parcours en nous concentrant sur le cinéma.
Avant de démarrer, je souhaiterais poser une question, nous sommes dans un festival qui vibre des échos de la Place Tahrir, un festival où la Tunisie et l’Égypte sont très représentées, avec l’actualité qui nous a rattrapés nous-mêmes en tant que programmateurs de ce festival, avec la nécessité de réagir à cette actualité qui touche l’Afrique. Toi-même comment as-tu vécu tout cela, comment réagis-tu à ces événements, est-ce que cela a des conséquences sur ton travail de cinéma ?

Ismaël Ferroukhi : Ça a été une grosse surprise, comme pour tout le monde et même pour ceux qui ont fait les manifestations. Je ne pensais pas voir ce type d’événements avant trois générations, voire quatre. J’ai donc été surpris et agréablement car c’est une chose attendue depuis déjà une soixantaine d’années. Est-ce que ça va influer sur mon travail cinématographique ? Non, car j’ai toujours travaillé en pleine liberté et je ne me suis jamais posé de problèmes ni psychologiques ni moraux. Ce qui me plaît dans ce travail c’est la liberté, donc je ne pense pas que ça influera sur mon travail.
On va suivre un plan linéaire, d’ailleurs tes films sont plutôt linéaires !
Aucun souci, j’assume !
Partons de la plus tendre enfance, tu es né à Kenitra, au Maroc. À quel âge arrives-tu en France ?
J’ai décidé de quitter le Maroc à l’âge de deux ans (rires). Mes parents sont partis quand j’avais deux ans.
Et vous arrivez à Crest.
Oui, on s’installe dans la Drôme, à Crest.
Donc juste à côté de Valence, pour ceux qui situent.
Un petit peu au-dessus, au « midi moins le quart » comme on dit dans la région.
Une enfance qui se déroule donc entièrement à Crest.
Oui, mes vingt premières années, un vrai Drômois, un vrai Crétois !
Est-ce qu’il y a quelque chose dans ton parcours d’enfance qui t’amène vers le cinéma d’une manière ou d’une autre ?
Non. Honnêtement, je ne pensais pas faire du cinéma mais il y a un truc que j’aimais bien, c’était raconter des histoires. C’est compliqué car c’est quelque chose de très profond, peut-être que ça vient d’une certaine éducation, de ma mère qui m’avait fait découvrir par le biais de la télévision, les grands films classiques de la séance du Ciné-club, car elle ne comprenait pas toujours ce qui s’y passait et qu’elle avait besoin de moi pour lui traduire les dialogues. J’ai donc passé beaucoup de soirées avec elle à lui expliquer ce qui se passait dans les films. Cela m’a malgré moi influencé. Et j’ai toujours aimé raconter des histoires. J’ai eu envie d’écrire des romans, mais j’ai vu que ce n’était pas mon truc. Puis, j’ai écrit une première nouvelle et en lisant, j’ai réalisé que c’était très visuel et je me suis dit : « voilà, c’est cela mon langage ». C’est donc venu vraiment naturellement, je suis autodidacte. J’y suis arrivé par hasard, par l’envie de raconter des histoires, de transmettre des émotions, je crois que c’est ça qui m’a amené à faire du cinéma.
Et là il y a une rencontre fondamentale, avec un autre Crétois…
Oui, que je connaissais bien avant le cinéma, c’est le réalisateur Cédric Khan. On vient du même patelin. Et on se retrouve par hasard à Paris, alors que j’avais tourné mon premier court-métrage. Je lui ai demandé s’il voulait bien faire le montage du court et il m’a dit : « pas de problème ». Lui m’a demandé si je voulais écrire avec lui et j’ai dit : « pas de problème ». Nous avons ainsi fonctionné à l’instinct. Sans être forcément toujours au courant de ce qu’on fait l’un ou l’autre, et des fois ça devient une évidence de travailler ensemble.
Donc les retrouvailles avec Cédric Khan se font après que tu aies déjà tourné L’Exposé ?
Oui, après le tournage.
Étant autodidacte et n’ayant pas fait d’école de cinéma, qu’est-ce qui te permet de te lancer dans un premier court-métrage ?
Dès que j’ai écrit L’Exposé, il était important pour moi de raconter cette histoire. Après, effectivement, pour faire le film sans aucune connaissance ni moyen, il fallait que je me débrouille seul. J’ai donc fait beaucoup de démarches et ça m’a pris plusieurs mois. Je voulais absolument faire ce film. Je me suis battu, et après j’ai fait mon casting à Crest, où je me suis entouré de non-comédiens pour la majorité. Ensuite j’ai tourné : je n’avais aucune connaissance cinématographique mais mon seul atout, c’est que je savais vraiment ce que je voulais, et ça s’est très bien passé.
L’Exposé est finalement un film qui a cartonné, avec plusieurs prix dans des festivals et qui a été aussi à Cannes. Pour un premier film, c’est plutôt satisfaisant !
Oui, c’était un peu un conte de fée pour dire la vérité. J’étais tellement content quand on a fini le film, rien que de le regarder et de me dire : « ça y est, le film existe », c’était énorme pour moi. Après, quand on nous sélectionne dans les festivals, on se demande ce qu’on va y faire. Ensuite, quand on se retrouve avec des prix, là on est vraiment mal et on se dit que c’est un peu trop quand même. Oui c’était vraiment un conte de fées assez magique, pour tout le monde.

– PROJECTION DE L’EXPOSÉ –

L’Exposé est un film d’une fraîcheur et une énergie extraordinaires dans sa manière d’aborder cette négociation entre deux mondes diamétralement opposés : l’école et la famille. Est-ce autobiographique, des souvenirs de famille ?
Oui c’est autobiographique et je tenais à raconter cette histoire car elle a une signification importante pour moi. J’avais envie de confronter ces deux mondes pour montrer qu’il n’y avait aucun lien entre les deux et que c’était problématique pour un enfant qui se cherche. Et c’était important pour moi de le dire, de dire que même si on termine sur une fin drôle ce n’est pas si simple de vivre la confrontation de ces deux mondes lorsqu’ils ne se parlent pas, qu’ils ne sont pas connectés : on a l’impression de vivre dans deux univers totalement différents alors qu’on est dans un même pays.
Ce qui me frappe, c’est qu’on a d’une part une trame plutôt consensuelle, c’est-à-dire plutôt happy end et gentillet, et qu’en même temps, beaucoup de choses se passent au sein de cette famille. La figure de l’immigré n’est pas lisse : ils vont voler les cerises, le gamin lorgne sous les portes des cabines pour voir les dessous des jeunes femmes, le grand frère veut partir au Canada. Ce n’est ni l’image idyllique de l’immigré ni politiquement correct. J’ai le sentiment qu’on retrouve cette opposition comme une permanence dans ta façon de penser une histoire.
Oui, ce qui m’intéressait, ce n’est pas tellement le début et la fin qui est un peu la blague mais ce qui se passe entre les deux, c’est là que j’ai essayé de dire un maximum de choses, autour de la famille, et du rôle du père. D’ailleurs dans cette scène du père dans sa chambre, j’ai filmé ce tapis représentant La Mecque et c’était assez étrange car des années plus tard, pour Le Grand voyage, je me suis retrouvé à filmer ce même tapis.
Avec un personnage qui s’appelle également Reda.
Oui, les deux films se connectent ainsi, et par le décor de ce même village du sud de la France.
Après L’Exposé, tu fais un certain nombre de courts-métrages, parmi lesquels un 30 mn, L’Inconnu, avec Catherine Deneuve. C’était dans le cadre d’un programme organisant une rencontre entre un jeune réalisateur et une actrice célèbre.
Effectivement. Il y avait aussi Miki Manojlovic qui jouait le rôle d’un SDF.
Il s’agit en fait de la confrontation entre deux personnes un peu paumées mais qui ont un problème de communication. C’est ce qu’on retrouve dans L’Exposé aussi, non ?
Oui, mais ce sont aussi deux solitudes qui vont essayer d’avoir un rapport humain. Ce qui m’intéressait, c’est cette solitude dans laquelle vivent les personnages. Aussi bien le SDF à la rue qui dort dans une voiture, que cette professeure qui est installée avec un métier et des amis mais qui vit dans la même solitude. C’est un thème qui me travaillait.
1992 L’Exposé, 1996 L’Inconnu, puis ensuite il y a en 1997 un film qui s’appelle Hakim ou Un été aux hirondelles, une production France 2, mais qui reste invisible et qui, je crois, n’a jamais été diffusé ?
C’était un téléfilm, dans une collection sur les religions, mais la collection s’est arrêtée en route et n’a pas été diffusée.
Peut-être que ça ne correspondait pas à la commande ?
Sûrement !
Vient ensuite un autre téléfilm qui a marqué, une production Arte, Petit Ben avec Samy Naceri, l’histoire d’un loubard, un écorché vif. Samy Naceri correspond totalement au rôle. Un gars qui parle beaucoup pour ne rien dire et qui ne cesse de se mythifier quand tout d’un coup arrive une fille qui lui laisse un bébé en lui disant que c’est le sien. Voilà ce voyou frimeur avec un bébé dans les bras. Le thème n’est pas nouveau au cinéma mais on sent qu’il t’intéresse et que tu aimes bien cette confrontation entre ces deux extrêmes qu’incarne Samy Naceri, à la fois déchiré et tendre.
Oui, j’aime bien manier ce chaud et froid et j’aimais bien l’attitude animale face à un enfant qui est tout l’inverse et l’idée de montrer qu’un enfant peut éduquer un adulte. Ce processus d’humanisation du personnage m’intéressait beaucoup, puisque cela va le mener vers son propre père. Donc recréer un lien. J’ai eu beaucoup de plaisir à tourner ce film. La chance, C’était Pierre Chevalier à Arte qui m’a permis de tourner en toute liberté. Il y avait Samy Naceri, Philippine Leroy Beaulieu et Francis Renaud et Caroline Dousset. Il y a quelques acteurs comme ça avec qui on a fait un travail et aussi un bébé qui avait un rôle très important !
J’ai lu quelque part que c’était des jumeaux et qu’il y avait un troisième bébé pour faire les plans de dos, donc trois bébés pour le rôle !
Oui, parce que sur un tournage, on a droit à une heure de tournage avec un bébé par jour. Des jumeaux, ça permettait d’avoir deux heures, et un troisième bébé pour les plans larges et de dos pour ne pas perdre de temps de tournage. Si bien qu’on avait carrément une halte-garderie sur le tournage et les bébés criaient dans tous les sens !
Quel âge avaient-ils ?
Huit mois, et je ne voulais pas qu’il ne soit qu’un décor, je voulais vraiment que ce soit un être humain puisqu’il est là pour jouer son rôle, donc il rit, il joue, il regarde. C’était délicat mais ça s’est très bien passé. Toutefois, ce n’était pas simple et parfois nous étions tous derrière la caméra à faire des grimaces, pour obtenir un sourire, un regard ou l’émotion voulue ! Vraiment de très bons moments !
On a l’impression que ce qui t’intéresse dans Petit Ben, c’est là encore, comme dans L’Exposé et les autres films, une ambivalence, cette opposition à l’intérieur d’un personnage, un parcours intérieur contradictoire qui ne sera pas un parcours héroïque. Nous en parlions hier soir lors du débat qui a suivi la projection des Hommes libres, il ne s’agit pas de héros ou de parcours initiatique, mais d’ambivalence. Si bien que le film ne se termine pas brillamment pour le personnage joué par Naceri qui reste paumé jusque dans son geste ultime.
Oui, il finit en prison mais après il y a cet épilogue où l’on voit son père venir le chercher à sa sortie de prison et ce long silence entre eux dans la voiture. Puis, quand il arrive chez lui, une pierre est lancée sur la voiture et il attrape l’enfant qui a jeté la pierre, et c’est son fils. J’aimais bien que tout cela rebondisse, je n’aime pas les personnages tout noirs ou tout blancs, car nous sommes tous un peu des deux. Je préfère montrer les nuances de chacun et rappeler que c’est à nous de lutter par rapport à nos propres ambivalences. C’est ce que j’aime raconter et c’est ce qui m’intéresse.
Voilà donc un personnage qui se réintègre dans son milieu et retrouve une homogénéité interne et une identité.
Exactement, il a été sauvé par son fils, c’est exactement ce que je voulais exprimer à la fin. C’est drôle car ce film m’a été inspiré par une photo en fait. J’ai vu une photo qui m’a frappé…
Tu disais cela aussi pour Les Hommes libres. Tu pars toujours d’une photo finalement !
Oui, je pars beaucoup des photos car les photos racontent une quantité de choses. C’est une photo vraie d’un jeune homme torse nu, en sang, avec un bébé dans les bras, sur l’autoroute. Et j’ai trouvé cette image très forte, il avait un couteau dans la main et il était entouré par des policiers. Cette photo m’avait touché et c’est en partant d’elle que j’ai raconté cette histoire.
Pierre Chevalier a marqué son époque et fait confiance à de grands réalisateurs à leurs débuts, je pense par exemple à Abderrahmane Sissako. Il permettait aux réalisateurs de partir d’une ébauche de scénario. Est-ce que c’était aussi comme ça pour toi, sans que tu n’arrives avec un traitement précis du scénario ?
Oui. C’est ce qui était beau avec Pierre Chevalier : il travaillait avant tout avec les réalisateurs et leur faisait confiance. Bien sûr le scénario a son importance mais Pierre Chevalier sait que la magie d’un film ne s’arrête pas à la lecture d’un scénario, mais aussi à tout ce qui peut de passer d’imprévus et ce qui peut en découler. Il a réussi à rattraper des films qui n’allaient pas se faire. C’est un grand Monsieur et en tout cas. D’ailleurs L’Inconnu c’était aussi avec Pierre Chevalier, puis Petit Ben, puis Le Grand Voyage, c’est une collaboration qui a été loin et qui aurait pu continuer si cela avait été possible. Il s’intéresse vraiment aux gens et les suit dans leurs parcours. J’ai eu aussi cette relation avec Humbert Balsan, qui fonctionnait exactement de la même façon, humainement.
Oui, c’est le propre des vrais producteurs. Même si Chevalier n’était pas producteur.
Oui, mais c’est un producteur dans sa façon de travailler. Il est producteur à sa manière.
Comment s’est passé le travail avec Samy Naceri, car c’est quand même un sacré personnage et l’actualité nous dit qu’il est dans la vie comme il est au cinéma ?
Et bien oui, c’est un écorché vif. À l’époque où j’ai tourné avec lui, il venait de faire Taxi 1, donc il était en pleine actualité et tout le monde lui demandait des autographes et le sollicitait. Je trouvais ça beau qu’il accepte de jouer ce film-là, un téléfilm pour Arte une histoire plus intérieure qu’un film d’action, même s’il y a un peu d’action, c’était quand même un film plus sur l’humain. Et je trouvais ça intéressant qu’il accepte. Il correspondait complètement au personnage car je voulais quelqu’un d’animal, un écorché vif un peu sauvage, quelqu’un qui n’ait plus rien d’humain pratiquement, et c’est vrai qu’il avait cette force-là et qu’il dégage ça. C’est quelqu’un de très généreux mais qui pouvait être maladroit des fois. Mais qui avait une générosité et une sincérité qu’il a toujours. Je trouvais qu’il avait un truc des grands acteurs. J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec lui et même s’il y a eu des hauts et des bas, c’est quelqu’un qui s’investissait totalement, qui aimait le cinéma et qui faisait tout pour apprendre le texte. Et il connaissait son texte par cœur. Même s’il avait l’air d’être « barré », et bien il arrivait et il avait son texte. Et c’était très intéressant parce que j’avais réellement le personnage de Ben devant moi, ce n’était plus Samy. J’avais un vrai Ben devant moi et moi aussi je jouais avec ça. Voilà, il était ravi d’avoir fait ce film et au-delà du film, je crois qu’il a aussi appris dans le rapport avec l’enfant qui était intéressant.
Et oui parce que l’enfant s’appelle « Petit Ben » et c’est le titre du film. Il y a un passage marrant dans le film, au moment où tu le montres avec l’enfant dans les bras, en train de regarder une émission à la télévision où on voit une guenon, donc vraiment le côté animal, et elle est en train de materner aussi. Et il est fasciné par cette scène. Donc il y a un jeu de miroir entre les deux, un clin d’œil.
Oui c’est un clin d’œil, mais je voulais vraiment toucher sa part animale aussi. À ce moment du film, il venait de revendre l’enfant et il se retrouvait seul chez lui, à boire et se saouler pour ne plus penser à ça, quand tout d’un coup il tombe sur ce documentaire animalier où il voit que même un animal protège son fils. Et ça le renvoie à lui-même et à ce qu’il a fait. Et c’est après cette scène qu’il retourne chercher son fils. J’aimais cette idée que ce soit l’animal qui le ramène à cet instinct protecteur.
Donc, un SDF et une femme paumée, l’école et la famille, Petit Ben avec lui-même : à travers ces duos, on est dans une volonté de négocier… de raccorder les extrêmes, quelque part. C’est ce qui t’intéresse dans tous ces films ?
Oui, de casser les murs, d’essayer de créer des liens. C’est vrai que ça m’intéresse beaucoup de travailler là-dessus, parce que c’est quelque chose qui me travaille. C’est quelque chose d’humain aussi et qui nous travaille tous je crois. Mais c’est vrai que pour ma part, ça m’obsède un peu !
Il y a quelque de très fort dans Petit Ben, qui est du domaine de la filiation. Ça va revenir très fortement bien sûr dans Le Grand Voyage, où on a vraiment la relation d’un père et d’un fils. C’est un thème qui te préoccupe aussi beaucoup ?
C’est un thème universel, la filiation et aussi la transmission qui me travaille beaucoup, plus que la filiation. Les deux vont ensemble. Dans la transmission, c’est encore une fois l’incommunicabilité, la difficulté de communiquer. C’est vrai que c’est quelque chose qui me poursuit, malgré moi parce que je ne me rends même pas compte quand je le fais. Mais c’est vrai, là je t’écoute et je me dis que tu as raison, oui ! Mais c’est vrai que je ne l’analyse pas au départ et je m’aperçois que c’est toujours lié au problème d’incommunicabilité. Je ne suis pas le seul, je crois que tout le monde, au quotidien et de différentes façons, se pose cette question. Moi je le fais à travers le cinéma mais il y a aussi différentes façons, pour faire ce travail de casser les murs et de briser tout ce qui peut nous opposer, nous séparer et nous faire peur l’un de l’autre.
Donc Le Grand Voyage va porter énormément sur la question de la langue. Comment on s’exprime, comment on arrive à communiquer. Le père s’accroche à sa langue et s’obstine à parler systématiquement à son fils en arabe dialectal. Le fils lui répond en français, sachant qu’il le comprend parfaitement. On est tout le temps avec ces personnages qui s’accrochent à leur manière de vivre, à leur culture et à langue et qui au départ ne communiquent pas. Tout le film va porter sur cette question de la communication.
C’est beaucoup sur la langue, sur le rapport entre ces deux personnages qui parlent des langues différentes, sur cette traversée de pays qui à chaque fois parlent des langues nouvelles qu’on ne connaît pas, et finalement on est sur le silence. Pour moi tout ce parcours finalement, c’était pour arriver vers le langage le plus pur, qui est le silence. Je trouve que le silence est cinématographiquement le langage le plus parlant. J’avais envie de raconter une histoire où, peu à peu, je vais vers ce silence et que tout spectateur puisse capter ça, que ce ne soit pas un truc pour une catégorie de spectateurs mais pour tout le monde, et qu’ils puissent à un moment comprendre à la force du silence. Dans Le Grand Voyage, à un moment donné, ils ne se parlent plus mais c’est là qu’ils se disent le plus de choses, et j’aime ça. Ça me touche beaucoup quand ça passe par des regards, par des détails et que les choses sont dites sans les dire, j’aime beaucoup ça et quand c’est possible et qu’on y arrive, c’est une sensation magnifique. Tous les langages m’intéressaient. Dans le film, on y traverse une dizaine de pays, et je voulais que dans chaque pays on entende la vraie langue, qu’on ne fasse pas semblant. C’était nécessaire pour moi, à la limite ça ne changeait rien mais c’était important pour moi, c’était une question de crédibilité et j’ai un respect total pour les langues.
Le choix des acteurs dans tes films semble suivre beaucoup l’intensité du regard. Il y a bien sûr Tahar Rahim dans Les Hommes libres et nous y reviendrons plus tard. Et dans Le Grand Voyage, il y a Mohamed Majd, qui a une présence mais aussi un regard très fort.
Oui et c’est un grand acteur. Et on a fait ce travail d’intérioriser les choses et tout de suite le mode de communication devient différent et passe par des petits détails, par des regards, des silences. C’est quelque chose qui me parle beaucoup et quand ça marche au cinéma, j’aime et je trouve ça magique. Mais ce n’est pas facile à faire.
Avec Le Grand Voyage, on se retrouve encore avec une histoire qui pourrait sembler mièvre parfois, c’est-à-dire une histoire où les personnages finissent par se retrouver, d’abord il y a du respect ensuite il y a de l’amour qui se déclare entre le père et le fils et tout ça pourrait être sentimental et mélo. Alors comment échappe-t-on à ça lorsqu’on s’appelle Ismaël Ferroukhi ? C’est la question que je me posais en voyant tes films, et dans Le Grand Voyage, j’ai l’impression que ça se manifeste par des sortes de déviations et notamment par ce personnage de cette femme en noir, que j’ai vu comme représentant la mort mais tout est ouvert. Il y a cette ouverture dans le récit justement. En tout cas, c’est un personnage menaçant par rapport à ce qui se passe entre eux, de même que Mustapha, dans une certaine mesure, menace aussi la relation qui est en train de se nouer. Quand tu écris le film, j’imagine que tout cela se pense, et qu’il y a ce fil directeur qui est plutôt sympathique et un peu sentimental mélo mais que tu sens qu’il faut justement aller beaucoup plus loin dans la démarche et casser ça par des pistes ouvertes où l’on ne saura jamais ce qu’il en est vraiment. Des pistes dans lesquelles tu instilles aussi des rêves, avec ces bergers qui passent et se retrouvent. C’est un peu comme dans L’Exposé, on a une série de déviances, de déviations qui s’accumulent et qui font que finalement l’ambivalence s’installe. Et c’est l’ambivalence, bien sûr, qui fait le bon film.
Le processus n’est pas vraiment celui-là, car je suis très instinctif à l’écriture. Quand j’écris, avant que ça ne devienne inintéressant, j’ai envie d’aller vers quelque chose qui devient plus intéressant. Par exemple : les personnages de la femme en noir et de Mustapha viennent perturber la relation du père et du fils, mais en réalité, une fois qu’ils disparaissent, on s’aperçoit qu’ils les ont poussés beaucoup plus loin, dans quelque chose de plus profond. En fait, sous l’air de perturber, ils viennent pousser cette relation vers quelque chose de plus intime et de plus pur. Et quand Mustapha s’en va, on se retrouve avec deux âmes qui ont envie de se dire les choses et qui n’arrivent toujours pas à se les dire mais qui arrivent à les faire passer. Donc le processus se fait naturellement, par instinct, et à un moment donné, quand ça me paraît trop, j’ai envie d’aller vers autre chose et les choses se créent comme ça. Même si la réflexion est présente, j’essaie de ne pas trop conceptualiser les choses pour ne pas perdre en sincérité. J’essaie de rester sur le contact direct, pour l’écriture.
C’est complexe le processus d’écriture. Est-ce que tu penses l’image ou est-ce que tu penses le récit en priorité ?
C’est les deux, mais surtout le récit, ces gens que je raconte. C’est l’humain qui m’intéresse beaucoup plus que les décors ou les images, d’ailleurs je ne sais pas faire de belles images. Ce qui m’intéresse d’abord c’est comment filmer ce qui ne se voit pas chez les gens, c’est ce qui me touche le plus. Et j’essaie de ne pas penser d’abord image, mais forcément elles sont là, elles vont avec. J’essaie de penser qu’est-ce que je veux dire et raconter et qu’est-ce que ça m’apporte de raconter cette histoire. Est-ce que ça me nourrit ? Des questions que tout le monde se pose, et j’avance avec ça. Puis dans une deuxième étape, les images s’éclaircissent et deviennent plus nettes. Je pars de quelque chose qui paraît flou mais qui est profond, à quelque chose de visuel qui devient plus net et qui ne perd pas de sa profondeur.
Finalement, il y a toujours un voyage intérieur.
Oui, toujours, c’est ce que je trouve fort, cinématographiquement.
Dans Le Grand Voyage, tout se passe sur une route et la question de la route elle-même y est importante. En plus du road movie, surtout cette question de comment un paysage va changer et évoluer, peut se retrouver à exprimer ce voyage intérieur.
Quand j’ai écrit la première mouture du scénario, je n’avais jamais été dans tous ces pays. Au départ, comme je voulais raconter la confrontation entre le père et le fils qui ont du mal à communiquer, je me suis dit qu’il fallait que je les enferme quelque part. Quand j’étais jeune, j’avais été très impressionné par mon père qui était parti à La Mecque en voiture, du sud de la France et avait traversé plein de pays. J’ai donc voulu enfermer mes personnages là-dedans. Ça a commencé comme ça. À travers ça, l’idée était de les enfermer et de raconter deux voyages, le voyage extérieur dans cette voiture qui va traverser plein de pays et ce voyage intérieur sur ce qu’ils ne se sont pas dits, ce qu’ils ont envie de se dire, cette haine et cet amour qu’ils ont entre eux, ce mélange de tout cela et comment l’exprimer. Je m’apercevais au fur et à mesure que le voyage extérieur permettait au voyage intérieur d’évoluer et vice versa. Cette dynamique entre les deux m’a permis de ne pas focaliser uniquement sur les personnages et de ne pas considérer le voyage extérieur juste comme un décor, mais comme une évolution intérieure des personnages. Et par exemple, il y avait des décors et des paysages magnifiques, comme en en Turquie ou en Bulgarie mais ça ne m’intéressait pas de les filmer. Je voulais filmer ce que ressentent mes personnages, donc je me tournais de l’autre côté de ces paysages. On me disait que j’étais fou de rater ça, mais non, car du coup ce que je filmais collait à mes personnages, sinon on n’aurait vu que les décors et les paysages. Je voulais que ce qu’on voit dans le décor reflète ce qui se passe à l’intérieur des personnages, que les décors soient en harmonie et non complètement décrochés. C’était délicat, mais ça m’a permis de ne pas tomber dans un film contemplatif où on ne filme que des décors et où je n’aurais fait que des cartes postales.
Quelque chose qui serait resté du domaine du religieux finalement. Dans le film il y a une sorte de correspondance permanente entre les décors qui sont très simples et cet itinéraire intérieur. On retrouve ça aussi dans les ellipses, on ne sait pas toujours très bien où on est, quelles frontières on vient de passer ou l’on va passer, on sait juste qu’on va à La Mecque. Tu ne voulais pas donner une géographie concrète, c’était plus plutôt une géographie intérieure.
Je ne voulais pas faire un documentaire sur comment aller à La Mecque, d’ailleurs il y a des moments dans le film où on se perd avec eux. Par exemple, juste avant qu’ils ne rencontrent la vieille femme en noir, je tenais à ce qu’on se demande où on est et ce qu’on fait là, et que les personnages se le demandent aussi. On est dans la même situation. D’ailleurs ça parle dans une langue qu’on ne connaît pas et eux aussi ne la connaissent pas et ils regardent cette carte et ne comprennent pas. J’aimais bien cette idée de no man’s land où l’on perd totalement nos repères. Et c’est à partir de ce moment où l’on casse les repères que la communication va commencer. Que chacun de Reda et du père ne soit plus dans ses repères, que tout se perde et qu’ils deviennent deux êtres un peu perdus et fragiles. Ça m’intéressait comme point de départ. J’avais besoin qu’on ne sache plus trop où on est. C’est un peu comme ça les voyages, on ne sait plus trop où on est puis on réalise qu’on a avancé. J’aime bien cette idée de ne pas bloquer sur le voyage mais de bloquer sur les gens.
Donc de laisser la place à l’imprévisible comme partie intégrante de l’esthétique du film. Finalement se détacher de l’esthétisant pour arriver à une véritable esthétique, dans cette ouverture.
Oui et surtout de rester sincère car, je pense que l’esthétique, à moins de très bien la maîtriser, nous déconnecte d’une certaine sincérité. J’ai du mal avec les films trop esthétiques, je préfère les films où je sens qu’il y a quelqu’un qui dit quelque chose tout simplement.
Pas de héros et pas de belles images, c’est un programme en soi !
Ou alors des images belles malgré elles, c’est-à-dire quand je ne cherche pas forcément à faire une belle image mais que ce que je raconte rend l’image belle. Mais que ce ne soit pas le but premier, en tout cas pour moi qui aime raconter des histoires, ce serait tricher.
J’ai l’impression que dans le monde d’aujourd’hui, représenter l’imprévisible à l’écran, et aider le spectateur à se familiariser avec, n’est pas sans importance !
C’est important et difficile car ce n’est pas sain, on est tellement habitué avec la télé qui déverse des images continuellement qu’il n’est pas simple de gérer.
On est dans un monde qui devient de plus en plus anxiogène avec la crise qui se développe, et finalement l’un des rôles du cinéma pourrait devenir celui de nous aider à comprendre comment vivre avec l’imprévisible et en faire une force et ne pas en être victime. Ça pourrait être l’un des prolongements du film.
Bien sûr, ça correspond à une nécessité d’aujourd’hui, ça s’est fait malgré moi et c’est des choses de la vie qui m’y ont amené.
Voilà qui rebondit avec les films Tahrir liberation square et 18 jours au cœur de la révolution, que nous avons vu à ce festival. On y est confronté aussi à ça, avec des gens qui ne savent pas où iront leur lutte, qui sont dans le risque absolu pour leur vie, qui se prennent des pierres sur la tête en permanence etc., mais en même temps assument complètement cette imprévisibilité et c’est ça qui leur permet de triompher.
C’est très beau
Magnifique, c’est un grand enseignement. Je voudrais revenir sur Humbert Balsan, dont tu parlais tout à l’heure, qui est un personnage qui a marqué le cinéma, qui s’est malheureusement suicidé et qui fait un peu par son parcours une sorte de démonstration de la difficulté de faire du cinéma. Mia Hansen-Love a fait un très beau film, Le Père de nos enfants, librement inspiré de Balsan. Humbert Balsan qui a produit Youssef Chahine et Yousri Nasrallah et qui a fait partie de ces producteurs qu’on ne retrouve plus beaucoup, qui prennent des risques absolus, y compris sur leurs propres biens, jusqu’à faire faillite, être perclus de dettes et recherchés par les banques jusqu’à arriver à l’extrême. Tu disais tout à l’heure que ce rapport avec Balsan était très fort.
Je l’avais rencontré une première fois quand je venais juste d’écrire Le Grand Voyage, et il m’avait dit qu’il ne pouvait pas car il n’avait pas le temps. Donc j’ai continué à travailler mon scénario et à chercher des financements. Deux ans plus tard, je le recroise et cette fois il le lit, donc on se voit, on parle un peu et il me tape dans la main en me disant : « Yallah, on y va », ça s’est vraiment passé comme ça et j’ai trouvé ça super-beau. Il y avait quelque chose de naturel, et même si on n’avait pas beaucoup d’argent, il m’a dit « on y va ». Son vrai truc, c’est qu’il avait aimé le projet, il avait envie qu’on travaille ensemble et il avait un truc de grand producteur en tout cas. Par exemple, le film commence à Aix et j’avais besoin d’un studio, d’un vélo. Et bien il me filait son studio, parce qu’il avait une maison là-bas, pour le vélo il m’a dit : « attends, ma fille a un vélo, je te le file ». Il investissait tout ce qu’il pouvait parce que son but c’était de faire les choses et il me l’a dit : « il ne faut pas parler, il faut faire les films ». Quand il aimait un projet et qu’il trouvait que c’était important de le faire, il s’engageait à fond, même s’il n’avait pas les finances nécessaires, et il y allait. Bien sûr, une fois que le film était fait, tout le monde applaudissait et lui se retrouvait avec une accumulation de dettes, parce qu’il faisait des films qui étaient plus de l’ordre du patrimoine culturel que des films commerciaux et de consommation. D’ailleurs quand on regarde les films qu’il a produits, plus d’une soixantaine, c’est incroyable et impressionnant. Le cinéma arabe, notamment, a été sauvé par Humbert Balsan car c’était une époque où c’est lui qui les produisait essentiellement. Que ce soit au Liban, en Égypte avec Chahine et Nasrallah, Elia Suleiman, il en a produit beaucoup. Mais aussi partout dans le monde, avec Sandrine Veysset, James Ivory, il était vraiment ouvert sur toutes les cinématographies. Pour moi, ça a été une de mes plus belles rencontres cinématographiques et j’ai eu cette chance de travailler avec lui. Il laissait une totale liberté au réalisateur et le laissait assumer cette liberté et se débrouiller. Il nous laissait nous battre et disait : « faites votre guerre », mais il n’était jamais loin et en cas de coup dur ou de gros soucis, il s’impliquait et assurait tous les moyens possibles et inimaginables pour trouver la solution et avancer. Il savait nous mettre dans cette belle énergie et avoir envie de faire de notre mieux, conscients de la valeur et l’importance de ce qu’on faisait. Et tous les réalisateurs que j’ai rencontrés ont cette impression d’avoir rencontré un homme exceptionnel.
Le film de Mia Hansen-Love aborde sa relation avec sa femme et ses enfants et traite de cette problématique des créateurs totalement absorbés par le cinéma qui leur prend toute leur vie, et ça devient extrêmement difficile de préserver une vie familiale avec ses proches. Est-ce que cet événement dramatique de son suicide t’a fait repenser à cela ?
Quand on m’a appelé le matin pour me l’annoncer, j’ai été très surpris et je n’ai pas compris. On venait de sortir Le Grand Voyage un mois auparavant, on venait de gagner le grand prix à Venise où l’on avait vécu des moments très forts et quelques jours superbes, avec Pierre Chevalier aussi. On avait envie de refaire des choses ensemble, et le jour où on me l’a annoncé, je n’ai pas compris. C’est très difficile de comprendre cet acte, et j’ignorais sa situation surtout que Humbert ne disait rien et ne se plaignait jamais, il n’aimait pas ça. Il ne parlait jamais de ses problèmes ou galères professionnelles, il faisait toujours comme si tout allait bien, alors qu’il traînait des gros problèmes mais, à part peut-être les télévisions qui le savaient, les gens comme nous ignoraient tout. Pour moi, ça a été un choc immense. Pour revenir sur la question de la place de sa vie privée dans son travail, il faut savoir qu’Humbert se réveillait et dormait au bureau. Ça m’est arrivé un jour d’arriver très tôt au bureau et il s’habillait puis attaquait direct le travail. En même temps avec une énergie et une joie de vivre qui fait que les gens qui l’ont connu ont tous eu ce sentiment d’incompréhension et de perdre quelqu’un d’exceptionnel. Il a aussi été le premier producteur français à tourner en Syrie, c’était courageux, quand même il fallait y aller à l’époque. Il aimait beaucoup le monde arabe et le connaissait bien et l’aimait beaucoup. Comme en Égypte où il était très proche de Youssef Chahine, d’Ismail Merchant. Avoir rencontré un producteur comme lui dans sa vie, surtout qu’il n’y en a pas des millions des comme lui, je crois que c’est génial. Pour ça, je crois que c’est ma bonne étoile qui me suit je l’avoue !
Ce n’était pas inutile d’insister comme ça sur l’importance du travail d’équipe d’un film et du travail avec les acteurs et un producteur. Sur Le Grand Voyage, il y a aussi Nicolas Cazale qui est un sacré personnage aussi. Il n’était pas très connu quand il a fait le film et il n’avait pas fait beaucoup de films encore.
Je crois qu’il avait fait un second rôle dans un film de Morel auparavant, mais là c’était le premier grand rôle qu’il faisait car il portait tout le film sur son dos. Ce qui est intéressant c’est qu’il n’est ni musulman ni arabe et qu’il jouait avec un acteur qui lui parle en arabe pendant tout le film, ça montre son talent et c’était magnifique. J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec ce duo d’acteurs, Nicolas Cazale et Mohamed Majd. D’un côté Nicolas, jeune acteur qui travaillait dans l’instinct, et de l’autre côté Mohamed avec plus de quarante ans de métier, c’était la fraîcheur contre l’expérience. L’idée était que les deux se nourrissent mutuellement, que Nicolas prenne de l’expérience de Mohamed et que Mohamed prenne de la fraîcheur de Nicolas pour casser ses habitudes et retrouver de la force. C’était magnifique de voir ces deux acteurs qui se renvoyaient la balle et se répondaient, en étant vraiment dans leurs personnages.
Dans Les Hommes libres, on retrouve un couple similaire, avec Tahar Rahim et Michael Lonsdale. En termes de casting, on a aussi le jeune premier qui s’affirme, qui a du talent et une fragilité aussi, et puis l’acteur avec tout son talent, sa solidité et son personnage construit à travers l’expérience.
Bizarrement oui, je n’avais pas fait le lien tout de suite. Encore une fois, c’était intéressant de les voir face-à-face, même dans le peu de scènes qu’ils ont ensemble. J’ai adoré avoir ces deux grands acteurs de deux générations totalement différentes qui se confrontaient, c’était beau. En plus, tous deux s’admiraient beaucoup.
Avec Le Grand Voyage, qui a reçu « le lion d’or du premier film », comment ressent-on les choses quand il y a une telle consécration ?
J’étais d’abord très content de présenter le film à Venise, devant une salle de 1 400 personnes. C’était surtout notre toute première projection avec Humbert, on n’en avait pas fait d’autres, d’ailleurs on tremblait tous les deux. L’accueil a été superbe et avec Humbert on a enfin soufflé et on a vécu des moments très émouvants. Après la projection, pour moi ma mission était accomplie, donc je rentre chez moi et j’oublie le festival, mais Humbert est resté pour présenter d’autres films qu’il avait produits, dont celui de Claire Denis. Quelques jours après, Humbert me téléphone et j’ai d’abord pensé à un petit prix et j’étais ravi, et il m’explique que c’est le grand prix. J’ai eu un moment d’incrédulité, puis c’était magique, comme l’émotion que j’avais eue pour L’Exposé lorsqu’il a reçu le prix à Cannes et Clermont, mais en plus grand. Là aussi, c’était un genre de conte de fées. J’étais heureux d’avoir fait le film et de l’avoir présenté, je n’en demandais pas plus, alors de recevoir ce prix à Venise, ça m’a touché en effet. De plus le prix m’a été remis par Youssef Chahine, que je ne connaissais pas mais que j’admirais beaucoup. C’est quelque chose qui m’est resté, avec Humbert on a vécu alors quelque chose de beau, les réactions des gens étaient magnifiques et ils étaient touchés par le travail.
Est-ce que ça met de la pression pour la suite ?
Il y a forcément de la pression, on se dit qu’il faut faire attention car les gens nous attendent. Finalement je me suis dit que je n’avais pas à faire plus attention qu’avant, que rien n’avait changé, juste continuer à essayer d’être juste et honnête, ensuite que ça marche ou pas, l’important reste de garder la conscience tranquille.
Autant pour Le Grand Voyage et Les hommes libres, que pour Petit Ben et Le Grand Voyage, il y a six à sept années d’intervalle entre deux films. Il y a donc à chaque fois un sacré travail.
J’ai aussi fait un court-métrage, où je me suis fait plaisir, entre Le Grand Voyage et Les Hommes libres, un film en costumes et je n’avais jamais fait ça. Dans une collection de six courts-métrages sur l’enfance de grands réalisateurs, comme Hitchcock, Tati, etc. On devait raconter en quinze ou vingt minutes un épisode autobiographique de leur enfance à l’âge de dix ans, qui aurait pu déclencher ce qu’ils ont fait après dans le cinéma. J’ai fait le film sur Jean Renoir. Ça avait été diffusé à la télévision puis en salles au cinéma. Ça m’a permis de réellement découvrir Jean Renoir, de fouiller dans le détail sa vie et j’avais d’ailleurs imaginé que tout son entourage et son environnement l’ont influencé. Au-delà de l’influence très forte de la vie de campagne, les tableaux de son père et les personnages qui l’entouraient. Dans ce court-métrage j’ai imaginé sa rencontre avec un enfant un peu sauvage avec lequel il va se lier d’amitié et qui va poser problème.
Concernant Renoir, il y a ce film de Labarthe où il le montre en train de diriger ses acteurs. Renoir les installe autour d’une table et les force à enlever toute intonation dans leur jeu, de manière à pouvoir reconstruire complètement l’intonation de voix qu’il désire pour leur rôle. Par rapport à ce type de travail de direction d’acteurs, est-ce que tu utilises aussi une méthode un peu énergique dans ton travail avec tes acteurs, ou les laisses-tu plutôt libres de s’exprimer tel qu’ils le ressentent ?
J’essaie surtout de retrouver mon histoire. Dans le travail avec l’acteur, j’essaie de retrouver cette sensation que je voulais faire passer au départ, et non d’en inventer une nouvelle. Quitte à passer par autre chose, quitte à tout changer, mais retrouver cette sensation que j’ai voulu faire passer à ce moment-là, c’est là que se situe le travail. Mais il m’arrive avec certains acteurs non professionnels de passer par ce filtre pour nettoyer et recréer le personnage à partir d’autre chose qu’eux. C’est un travail différent selon les acteurs, je ne crois pas à une méthode qu’on applique à tout le monde. Il y en a qui n’ont besoin de rien, d’autres auxquels il faut juste parler, il y en a auxquels il faut parler sans cesse sinon ils paniquent, c’est selon la sensibilité de chacun, ça reste un travail de psychologie humaine aussi.
Sur le film Les Hommes libres, comment s’est passé le travail avec Tahar Rahim, est-ce que c’est un jeune acteur qu’il faut laisser s’approprier et sentir le rôle seul, ou bien faut-il être assez intervenant ?
C’est quelqu’un en qui on peut faire une totale confiance sur un rôle. Il a une grande envie de travail et dès qu’on s’est engagés sur le film, il me posait beaucoup de questions sur le personnage et il avait envie de se nourrir pour le rôle. C’est quelqu’un qui a beaucoup de talent. J’aimais bien qu’on remette en doute nos propres convictions, qu’on se bouscule, pour ne pas nous endormir. Se bousculer intelligemment bien sûr, pour pousser plus loin le travail et le jeu. D’ailleurs je pense qu’il y a beaucoup de choses invisibles, qu’on ne voit pas dans le film mais qu’on doit sentir malgré soi. Ce sont ces choses invisibles qui agissent, c’est de l’ordre des détails. Avec Tahar, on regardait des photos d’époque et on était tombé sur une photo des années quarante, d’un immigré et je lui ai dit que ça pouvait être le personnage de Younès. Et on a dit qu’on allait se créer ce personnage et on a scruté tous les détails. À cette époque, les hommes avaient des rides très marquées sur le visage parce qu’ils étaient pour la plupart campagnards d’origine et on a donc recréé ces rides à l’ancienne. C’est un petit détail mais qui apporte énormément à l’histoire et au passé du personnage qu’on ne raconte pas mais qu’on peut ressentir pour savoir de quel milieu il vient. Ces petits détails, dans le costume, la façon de marcher, l’attitude, etc. ne sont pas un truc de frime d’acteur mais de justesse. C’est cette nuance qu’il faut trouver pour faire la séparation entre ces trucs de frime et ce travail de justesse pour être proche de la réalité de ces gens.
On retrouve ce thème de l’ambivalence qui traverse tes films dans ce personnage joué part Tahar Rahim. Il porte cette ambivalence dans son jeu, c’est une chose qu’il a développée dans Le Prophète, dans sa manière de se positionner corporellement dans l’image. Le personnage de Younès, c’est un traître au départ, par rapport à ses valeurs, à sa famille à laquelle il envoie de l’argent gagné sur la misère des autres. C’est un homme indifférent qui est rattrapé par ce qui l’entoure et qui ne peut plus échapper à sa condition puisqu’il devient indic’ par la force des choses et qui se retrouve finalement dans ses contradictions. Quelque part, c’est un peu le personnage écorché vif de Petit Ben, mais moins à fleur de peau et beaucoup plus en intériorité et qui va évoluer pour devenir un personnage vertueux. Là encore, ça aurait pu être une histoire mièvre, du devenir d’un héros de la résistance. Mais, comme pour les autres films, l’intérêt est porté sur l’ambivalence et les contradictions de ce personnage, plus que sur l’épisode de la résistance sur laquelle il y a une grande ellipse.
Les Hommes libres développe le thème des « invisibles », essentiellement les Algériens et dont on ignore encore aujourd’hui la présence en France à l’époque, que l’on chiffre à 100 000 en 1939, et qui n’étaient plus que 50 000 à la fin de la guerre. Et puis le thème des « justes », à travers le personnage du recteur de la mosquée de Paris et de tous ceux qui l’entourent pour sauver des Juifs. « Les justes », au sens qu’ils font passer l’humain avant toutes autres considérations. Un thème bien sûr brûlant d’actualité à l’heure du conflit israélo-palestinien. Et c’est enfin le thème des « résistants », avec la participation des Algériens et des musulmans à la Résistance française. Dans l’armée française, cette participation a été gommée par le blanchiment systématique orchestré sur décision du Général De Gaulle à la fin de la guerre de quarante et qu’évoque le film Indigènes quand l’armée d’Afrique qui progresse depuis Marseille est écartée vers les Vosges, pour laisser une armée entièrement blanche libérer Paris et prendre l’Allemagne – une décision politique pour pouvoir continuer les colonisations. Ce sont trois thèmes historiques extrêmement importants, issu d’un travail de mémoire réalisé avec Benjamin Stora et Pascal Le Pautrémat, spécialiste de l’Islam en France.
Voilà qui est totalement différent du Grand Voyage.
C’est une approche totalement différente du cinéma, c’est un travail d’hommage et de mémoire pour rappeler ces faits historiques, qui m’ont moi-même beaucoup secoué quand j’en ai eu connaissance. Effectivement il y a plein de sujets sensibles et quand on parle de « résistants » on peut dire « résistants et indépendantistes » car c’est aussi le début des mouvements indépendantistes
C’est très fortement évoqué, avec le drapeau algérien dans le grenier à la fin du film.
Ce drapeau symbolise justement le début de ce mouvement. C’était donc une approche et un travail différents. Autant pour les comédiens que pour moi, car pour faire ce travail de mémoire il était capital qu’ils se mettent au service des personnages qu’ils interprétaient. Ce n’est pas comme un film dans lequel j’aurais pu laisser le comédien inventer pour créer un personnage très fort de héros. Tahar Rahim a beaucoup aimé cette idée de ne pas faire de héros, pourtant ce n’est pas évident pour un acteur. L’idée était de raconter ce parcours d’hommes ordinaires qui vont vivre des situations héroïques mais qui eux ne sont pas des héros. Justes des hommes ordinaires qui vont s’engager. J’essaie de comprendre les gens, même s’ils font des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord, j’essaie de comprendre leurs choix et de donner une chance à chaque personnage et de ne pas le condamner et prendre position avant même d’avoir raconté son histoire. Ne pas prendre position : si on veut rester honnête, on raconte l’histoire avec le plus de justesse possible et sa propre sensibilité, mais avec un respect de la réalité du personnage.
Il y a dans le film une volonté de donner une importance historique très forte au personnage de Salim. C’est un personnage qui a réellement existé et qui dans le film permet de personnaliser cette relation entre les Juifs et les Arabes. C’est un personnage d’homosexuel, donc un personnage transgressif et ambivalent, vers lequel Younès a une attirance très forte de l’ordre de l’amitié. Quel était le moteur de cette importance historique donnée à ce personnage ?
Ce personnage porte plusieurs choses. Il y a la musique qui est un élément que je tenais à traiter dans le film comme un personnage à part entière. Il y a aussi la vie même de Salim qui est romanesque et il faut savoir que ses chansons étaient écoutées lors des fêtes de mariages et les circoncisions dans les familles musulmanes. Il y a aussi l’importance qu’il avait pour le recteur de la mosquée de Paris, car ils avaient une vraie relation qui dépasse la simple protection. C’est-à-dire que pour sauver Salim, le recteur a été jusqu’à faire graver le nom de son père sur une tombe du cimetière musulman.
Il était très aimé par la communauté, c’était à la fois l’artiste, le personnage romanesque, très touchant sur plein de niveaux. C’est le personnage qui a chanté et vécu à la mosquée de Paris, qui a raconté son expérience et l’épisode de la tombe toute sa vie. C’était une évidence pour moi, qu’il serait l’un des personnages centraux du film, lui et le recteur Ben Gabrit sont les deux personnages forts du film. Et il portait aussi toute cette complexité en lui. Aussi, il n’était pas évident d’être homosexuel en 1942 dans ce milieu, c’est quelque chose qui fait partie de lui et que je voulais montrer pour lui rendre hommage dans toute sa dimension. Il portait cette multitude des choses qui m’intéressent dans le cinéma.
Il y a la musique aussi que j’ai essayé de faire dialoguer avec les scènes et non comme musique d’illustration. Cette musique qui est juste grâce au compositeur Armand Amar qui a fait un travail gigantesque, à la voix de Pinhas Cohen et à la trompette d’Ibrahim Maalouf. J’ai eu cette chance de travailler avec ces musiciens dont j’aimais déjà beaucoup le travail et avec lesquels je voulais travailler
Pinhas Cohen qui est lui-même juif marocain.
C’est d’ailleurs un peu le Salim d’aujourd’hui car ses chansons sont très populaires et écoutées dans les familles. On retrouve cette même dimension.
Est-ce que le personnage réel de Salim est aussi beau que le comédien Mahmoud Shalaby ?
Salim n’avait pas ses yeux mais je ne voulais pas une copie conforme, je voulais qu’on puisse dire : « c’est lui ».
Il n’est pas neutre aujourd’hui d’avoir dans le cinéma français actuel d’avoir un personnage homosexuel arabe. Le grand succès de Chouchou avec 4 millions d’entrées est l’apogée d’une série de films où l’on retrouve ce type de personnage. La féminité de l’homme arabe est une construction coloniale issue de représentations du Moyen-Âge et est reprise, de façon sans doute grandement inconsciente, par un grand nombre de réalisateurs. Chouchou, dont la publicité dit « Quand vous le verrez, vous allez l’aimer », est une figure symbolique de l’immigré que l’on aime et rejette à la fois, en tant que personnage déviant. Ce recours une fois de plus à l’ambivalence n’est-il pas là encore une façon de donner de l’épaisseur au film et de ne pas s’enfermer du programme politiquement correct des invisibles, justes et résistants ?
Ce qui m’intéressait était le personnage à cette époque et lui rendre hommage. Je n’ai pas pensé à ces ambiguïtés.
Tahar Chikhaoui : En pensant à l’ensemble de la carrière cinématographique d’Ismaël Ferroukhi, j’ai l’impression de la permanence d’un thème qui serait la France comme source d’incommunicabilité entre fils et pères, transposé avec Les Hommes libres à l’Histoire. Les problèmes dans la filiation sont liés au fait qu’ils vivent dans un endroit qui n’est pas le leur.
Le conflit des générations est universel. L’exil amplifie le fossé, ce que j’essaye de raconter dans Le Grand Voyage en se demandant comment se réconcilier. Je suis ce que je suis et mets en scène des personnages de culture arabe, mais j’essaye de dépasser cela pour toucher tous dans l’universel. Je ne voudrais pas faire un film fermé où les gens ne sont pas impliqués. Dans Le Grand Voyage, le spectateur fait partie du voyage, il est dans la voiture ! Ce qui me passionne, c’est de partir ainsi d’une situation simple et de l’amener à ce qu’elle touche tout le monde, tout en laissant à chacun sa lecture !

Un grand merci à Meriem Riveill pour son aide pour la transcription !///Article N° : 10594

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