Alice Diop a grandi dans la Cité des 3 000 à Aulnay-sous-bois, en banlieue Nord de Paris, dans une famille sénégalaise. Elle a étudié les rapports entre cinéma et société avant de réaliser des documentaires. Avec La Tour du monde en 2006, elle revenait aux 3 000 pour en proposer un autre regard à travers le portrait de familles immigrées. La même année, elle cherchait dans Clichy pour l’exemple les raisons de la colère des banlieues de 2005. En 2007, avec Les Sénégalaises et la Sénégauloise, elle se confrontait aux femmes de sa famille d’origine à Dakar et à leur façon de gérer la séduction pour arriver à leurs fins. Et voilà qu’avec La Mort de Danton, ellemontre le courageux parcours et les doutes de Steve Tientcheu, un grand gaillard noir d’une cité de la Seine St Denis qui suit durant trois ans à Paris des cours de théâtre. Le film tourne dans les festivals et y remporte des prix, notamment le prestigieux prix des Bibliothécaires au Cinéma du Réel. C’est qu’il est tout à fait marquant et passionnant. Le parcours d’Alice Diop lui permet de poser un regard clair sur les préjugés auxquels est confronté Steve dans sa tentative d’échapper au devenir obligé d’un gars de banlieue.
Les va-et-vient en RER marquent le déplacement, la plongée en chaque sens dans un univers radicalement opposé. En allant au cours Simon, Steve change de planète. Il est isolé car il fait peur : sa corpulence, son appartenance à la « racaille » dénoncée dans les médias que trahit sa manière de parler
et sa peau noire qui fait qu’il n’accède qu’aux rôles dévolus aux hommes noirs. Impossible d’échapper aux stéréotypes : l’esclave, le chauffeur, le mafieux, le militant de la cause des Noirs
Même bienveillant envers lui, son professeur lui refuse ce qui lui aurait permis de se sentir égal aux autres, citoyen de la République en somme : jouer une scène qu’il adore, la mort de Danton. « Je ferme ma gueule car je pourrais être violent », confie Steve, mais il s’accroche et ne lâche pas la formation. La réalisatrice lui fera le cadeau en fin de film de la dire seul dans la rue, puisqu’il ne peut la jouer sur les planches. C’est un geste de revanche et de complicité. La constatation que dans cette France néocoloniale, rien ne sert d’attendre sa liberté, il faut la prendre. Mais cela passe par une conscience qui n’est pas donnée d’entrée, des ressentis sur lesquels il faut mettre des mots. La complicité d’Alice et Steve n’est pas que l’une dit à l’autre ce qu’il doit penser quand il déprime mais qu’elle se fait en quelque sorte thérapeute, miroir réactif car elle partage la même expérience d’être enfermée elle aussi dans des clichés (cf. notre entretien).
C’est ainsi en s’abstenant de juger ou de déterminer son sujet qu’elle permet à La Mort de Danton d’atteindre cette pertinence impliquante pour le spectateur qui réfléchira à deux fois avant d’appliquer les préjugés habituels sur les gars de banlieue. Mais sans idéalisation. C’est en ne gommant pas les contradictions de son personnage qu’elle accède à cette ouverture humaine : Steve a un passé de loubard qui le rattrape et ses modèles sont De Niro, Pacino, Gabin ou Ventura. Il rêve d’interpréter cette force face à l’adversité. La violence symbolique à laquelle le confronte le ghetto mental de son professeur, emblématique des préjugés d’une société tout entière, laisse en percevoir les raisons. Remarquable exemple de la complexité et des enjeux à l’uvre dans la relation interculturelle, La Mort de Danton devrait passer en prime time à la télévision.
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