La pensée politique, sociale et morale dans la chanson congolaise de variétés

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Pour Abel Kouvouama, la chanson congolaise de variétés éduque et moralise la société. C’est un lieu de production du politique. En effet, « la chanson et la musique congolaises de variétés théâtralisent la fête, l’amour, le travail, la haine, la jalousie et la mort au quotidien » souligne-t-il.

L’objet de cet article consiste à appréhender, dans le texte écrit et chanté dans l’univers musical du Congo-Brazzaville et du Congo-Kinshasa, les formes de production du politique. J’entends par politique l’espace des possibles et d’expérimentation par les agents sociaux des conduites collectives et individuelles, dans les domaines publiques et privés. La chanson congolaise de variétés associée à la musique est née au cours des années 1920 en milieu urbain, de part et d’autre du fleuve Congo. Elle concerne des populations qui, outre leur expérience commune du fait colonial, utilisent deux langues nationales véhiculaires communes, le lingala et le kituba. Sylvain Bemba (1) et surtout Charles Didier Gondola (2) ont retracé de manière détaillée les principales étapes de son développement. L’irruption de la « musique moderne » à Brazzaville se fait dans un contexte socio-historique précis. En effet, le développement de l’urbanisation des cités africaines associée au rééquilibrage du nombre de femmes et d’hommes autour de l’unité familiale a contribué à l’émergence de cette sociabilité citadine. L’introduction d’instruments de musique étrangers à la tradition s’est réalisée par les relations entre les élites autochtones de l’administration coloniale et les fonctionnaires originaires des Antilles et d’Afrique de l’Ouest (notamment en provenance de la Sierra-Leone, du Libéria et du Nigeria).

Ainsi, la chanson et la musique congolaises de variétés théâtralisent la fête, l’amour, le travail, la haine, la jalousie et la mort au quotidien. Elles éduquent et moralisent la société ; elles ritualisent la complainte, la critique politique dont les référents imaginaires renvoient à des personnages asexués qui déstabilisent l’ordre social, qui transgressent quotidiennement les valeurs sociales communément admises. Bien qu’urbaines en l’état actuel, la chanson et la musique congolaises contemporaines sont d’origine populaire ; elles s’inspirent aussi bien du folklore des peuples que des métissages musicaux ; elles intéressent toutes les catégories et classes sociales des sociétés brazzavilloise et kinoise, en suggérant, derrière le merveilleux et l’amour, le non-dit, la critique des comportements sociaux et des travers politiques liés à la corruption, à l’ethnocentrisme ; le tout en rapport paradoxal avec le vécu au quotidien des acteurs sociaux, d’où parfois son caractère « subversif » en tant que mode de contestation politique et d’expression populaire des dominés. La chanson congolaise de variétés se présente comme des paroles soutenues par une musique instrumentale ; des paroles tantôt en langues nationales congolaises, tantôt en français ou parfois dans les deux langues. La chanson utilise un vocabulaire courant que l’auditoire peut facilement mémoriser par des écoutes répétées. La musique est tonale et repose souvent sur une alternance entre des couplets et un refrain.

L’analyse de quelques textes de chansons retenues ici permet de confronter les énoncés théoriques aux écrits.

L’artiste-musicien du Congo-Brazzaville, Antoine Mundanda, critique le système colonial qui fait arrêter, bastonner et emprisonner arbitrairement par ses gardes chiourmes des personnes innocentes. C’est ce qu’exprime, dans la langue véhiculaire, le lingala, sa chanson intitulée « nzela ya ndolo » : le chemin de « ndolo » (entendez par ndolo, le lieu de la prison), dont je livre ici un extrait en lingala suivi de la traduction en français :
Texte en lingala :
Tango na komi na Ndolo
Na kangi bwatu na ngai ndekeluka
Na komi na zando
Na komi koteka biloko na ngai
Biloko na ngai esili
Natangi mbongo na ngai
Na baloli miso ba sengi
Ngai buku ya Bula Matari
Nalingi koloba mbata eleki
Nalingi kokima
Babeti ngai matalaki na mokongo
Solo baninga mibali
Todzali na poso ya mabe
Nazali kobalola mpimpa nionso
Naleli mama o ngabele kambo a e
Traduction en français
Vous connaissez Maluku
Maluku est un village batéké
En quittant Maluku
J’ai utilisé ma pirogue
J’ai cherché une voie moins accidentée
En fournissant des efforts
J’ai pris la direction de la Sabena
J’ai gagné par la suite le port de Ndolo
Arrivé à Ndolo
J’ai amarré ma pirogue appelée « ndekeluka » (littéralement : oiseau migrateur)
Je me suis rendu aussitôt
Au marché pour vendre des produits
La vente terminée
J’ai fait les comptes
En me retournant
On m’a demandé la carte d’identité de Bula-Matari (nom donné à Stanley Pool)
J’ai voulu parler et j’ai reçu une gifle
J’ai voulu m’enfuir
J’ai reçu des coups de matraque dans le dos
En vérité mes frères
Nous avons une peau maudite
J’ai pansé mes blessures
Tout en me tortillant de douleur toute la nuit
Je me suis alors souvenu des conseils de maman
Ces vexations urbaines vécues par le héros en pleine « situation coloniale » (Balandier, 1955) sont tout à fait révélatrices de la violence et de l’impunité en cours dans la société coloniale en tant qu’elles sont fondatrices de l’ordre colonial ; autrement dit, tous les signes de la violence, dans le texte défini par l’imaginaire, à savoir la gifle, les coups de matraque, les blessures, révèlent et expriment les paradoxes de la ville coloniale des années 50 dans les sociétés urbaines d’Afrique centrale.
A partir de 1960, les thèmes des chansons populaires s’orientent surtout vers la célébration de la liberté et de l’indépendance retrouvées ; ils appellent également à la réalisation de l’unité du Congo-Brazzaville et du Congo-Kinshasa. Ainsi, l’unité des villes, Brazzaville et Kinshasa, est chantée par Franklin Boukaka à l’image de l’unité politique du grand Congo revendiquée par Patrice Lumumba. Telle est la portée de cette chanson de l’artiste-musicien Franklin Boukaka du Congo-Brazzaville, « Pont sur le Congo » dont voici un extrait :
Texte en lingala
Bandeko na ngai
Congo lelo Congo monene
Lelo oyo to moni na miso
Na ndenge mboka Congo ebongi
Bandeko na ngai
Boyamba lelo losako na ngai
Po na unité o ya Congo
To landa mibeko mia Lumumba
Pe Kinshasa na Brazza toyokana
Traduction en français
Mes chers compatriotes
Le Congo d’aujourd’hui est grand
Cela se fait voir
Par le niveau de développement atteint
Je vous félicite mes chers compatriotes
Pour l’unité du Congo
Suivons en cela les conseils de Lumumba
Que l’entente règne entre Kinshasa et Brazzaville.
A partir des années 1989, avec la multiplication des mouvements sociaux de contestation des pouvoirs et de revendications de la démocratie, les productions des artistes-musiciens sur la démocratie se sont aussi multipliées et diversifiées sur les deux rives du Congo. Sur le mode chanté, elles font une critique ouverte de la classe politique dont l’absence d’éthique, le non-respect du bien public et la corruption conduisent à une crise globale de la société. Dans un tel contexte, l’artiste-musicien congolais se fait le porte-parole des revendications populaires ; tel est le sens des mots de la révolte chantés par Tabu Ley (alias Rochereau) du Congo-Kinshasa dans la chanson « Démocratie » dont un extrait est donné à lire :

La cloche sonne
Voici venu le temps
Ô mon Dieu j’ai pleuré
Vraiment nous sommes au bout
Trop de malheurs dans le pays
Les amis nous voilà au terme de la vie
Le pays manque de dirigeants
Le peuple ne sait auprès de qui pleurer
Ô mon Dieu

Dans le texte chanté, la vie quotidienne difficile, la vie misérable de la population et la mauvaise gouvernance politique sont soulignées à travers l’évocation de la cloche qui signale l’avènement souhaité et imaginé d’une autre temporalité politique faite de justice et de liberté avec de nouveaux dirigeants politiques. En somme, l’avènement du « grand soir » qui passe par l’invention démocratique.

Nous avons combattu le colonisateur
Gagné la bataille de la décolonisation
Nous avons l’indépendance du peuple
Pour que les gens vivent mieux
Nous avions perdu tout le temps
Pour des querelles entre dirigeants
Ils se disputent le pouvoir (et) laissent le peuple crever de faim
Le pays est détruit
Quelle honte aux yeux du monde
Un pays si riche
Un pays plein de richesses
Vraiment les dirigeants de ce pays
N’aiment pas le pays
La cloche sonne
Voici venu le temps.
Que le peuple attende chaque année
Seulement la même affaire :
Manger le matin
Manger à midi puis le soir
Que les enfants aillent à l’école
Chaque jour
Que les pères et les mères
Trouvent de l’emploi
Que les malades trouvent l’hôpital
Plein de médicaments
Là on se comprendra bien
La cloche sonne

Au temps de la souffrance doivent advenir le temps de la liberté, celui de la bonne formation scolaire, le temps de l’emploi et de la prise en compte de la santé de la population. L’artiste-musicien Tabu Ley se fait à la fois sujet et porte-parole de la parole démocratique et, à travers les autres artistes-musiciens et lui, ceux des forces sociales porteuses d’idées démocratiques. Autrement dit, Tabu Ley adopte ici une démarche critique qui consiste à faire de la chanson le médiat privilégié de la prise de conscience collective ; une « chanson prophétique, dira l’historien Isidore Ndaywell è Nziem, qui s’ouvre sur un son de cloche, marquant la fin d’une époque ou la fin des temps » (3). Par contre pour le sociologue Matondo Kubu Turé,  » Ce n’est pas la démocratie qui est évoquée dans les chansons, c’est la figure tragique, événementielle des dysfonctionnements sociaux survenus à un moment historique donné, que l’on nomme ainsi et qui redonne l’occasion aux artistes de la chanson d’actualiser les problèmes éternels de l’évolution des sociétés (…) Dans la chanson comme dans la vie courante au Congo et au Zaïre, le terme « démocratie » n’est pas encore réapproprié phonétiquement. Si l’indépendance s’est déphonétisée ou transphonétisée (en « Dipanda », la démocratie se dit toujours en langue française) » (4).
En fin de compte, réfléchir sur la chanson congolaise de variétés est une autre manière d’examiner, par-delà les rites festifs, les modes d’invention des sociabilités et du vivre-ensemble dans les mondes contemporains. Car l’histoire des mentalités, l’anthropologie des imaginaires, des représentations et l’anthropologie du quotidien y font sens ; cela, dans la manière d’appréhender non seulement le vécu des agents sociaux à travers les manières d’être et de vivre, mais également de percevoir les modes variées de construction des identités individuelles et collectives dans les domaines du politique, du culturel, du social et de l’économique.

1. Sylvain Bemba, « 50 ans de musique du Congo-Zaïre », Paris, Présence Africaine, 1984. Matondo Kubu Turé, Abel Kouvouama, « Le rôle de l’imaginaire dans la chanson congolo-zaïroise », in Cataractes n°1, revue littéraire, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Brazzaville, 1986. Abel Kouvouama, « Les chanteurs congolais de musique moderne », in A. Kouvouama, H. Maupeu, M. de Saint Martin et al, Figures croisées d’intellectuels. Trajectoires, modes d’action, productions, Karthala, Paris, 2007. Abel Kouvouama, Franco et Zao, « deux figures « d’intellectuels populaires » de la chanson congolaise de variétés », in H. Maupeu, Ch. Albert, A. Kouvouama, (dir.), Intellectuels populaires : un paradoxe créatif, Presses Universitaires de Pau, 2008.
2. Charles Didier Gondola, « Musique moderne et identités citadines le cas du Congo-Zaïre », Afrique contemporaine, 4ème trimestre 1993, n°168.
3. Isidore Ndaywell è Nziem, « La société zaïroise dans le miroir de son discours religieux (1990-1993) », Cahiers Africains, Année 1990, Volume 3, pp. 83-84.
4. Matondo Kubu Turé, Essai de topographie comparative de deux espaces de discours sur la démocratie, Faculté des lettres et sciences humaines de Brazzaville, Département de sociologie, document inédit, novembre 1996, pp. 10-11.
///Article N° : 9666

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