L’Africain

De Tiken Jah Fakoly

Evénement
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Voici enfin, trois ans après « Coup de Gueule », le retour discographique de ce chanteur-polémiste charismatique. Parmi d’autres moins médiatisés quoique tout aussi remarquables comme Ismaël Isaac, Tiken perpétue une sorte de tradition moderne qui a fait de la Côte d’Ivoire, depuis déjà un quart de siècle (« Brigadier Sabari » d’Alpha Blondy, 1982) la Seconde République du Reggae.
Ce disque est aussi dense et intense par ses paroles que les précédents. Il s’en distingue par une production plus sophistiquée et une élocution nettement plus pondérée, très au-delà des mots convenus comme « maturité » ou « sagesse ».
Il est d’ailleurs amusant de comparer le visuel de « L’Africain » à celui de « Françafrique », son fameux brûlot pamphlétaire et spectaculaire paru en 2002. Tiken Jah, avec un regard assez arrogant, y figurait en selle au premier plan d’une cavalerie de jeunes juchés sur des mobylettes. Le revoici assis, la mine un peu désabusée et les dreadlocks deux fois plus longs, entouré de dozos (chasseurs traditionnels) armés de leurs grigris et de leurs ancestrales pétoires.
Entre temps, hélas, il s’est passé pas mal de choses…
Réconcilier avec prudence
Moussa Doumbia dit Tiken Jah Fakoly est originaire d’Odienné – nord-ouest de la Côte d’Ivoire, à la frontière de la Guinée. Cette région et ses ressortissants (principalement des Dioula) ont été très éprouvés par le conflit qui a ensanglanté le pays ces dernières années. Tiken a été contraint de s’exiler au Mali il y a cinq ans pour échapper aux sinistres « escadrons de la mort » qui ont notamment assassiné en pleine rue son ami le comédien « H » Camara. A Bamako, Tiken a créé sa propre maison de disques Fakoly Productions et un studio qu’il a baptisé « H-Camara ». C’est là qu’a été enregistré l’essentiel de ce nouvel album – le huitième, et le cinquième publié sur le marché international – avant d’être un peu arrangé et « mondialisé » dans des studios londoniens et parisiens.
Il est important en écoutant « L’Africain » d’avoir en tête ce contexte tragique et aussi le vent d’espoir encore timide qui, au moment de sa sortie, souffle sur la Côte d’Ivoire, en plein effort de pacification et de réconciliation.
Cette situation explique sans doute à la fois le titre et le ton assez consensuels de cet album, qui apparaît nettement moins polémique que les précédents, comme
« Mangercratie », « Françafrique » ou « Coup de gueule ».
Ainsi que son aîné Alpha Blondy, Tiken Jah – qui soufflera l’an prochain ses quarante bougies – semble soucieux pour l’instant de ne pas souffler sur les braises, et on cherchera en vain ici le moindre discours vengeur contre les « ivoiritaires » et autres commanditaires ou inspirateurs des exactions qui ont visé depuis deux décennies, sans distinction, tous les ivoiriens du nord comme lui, insultés et traités d’ « allogènes » ou même d’envahisseurs.
Réconciliateur donc, mais avec prudence : Tiken n’envisage pas un retour précipité au bercail, et le conditionne à des élections sous contrôle international.
La première et la dernière chanson du disque se reflètent dans un même miroir. « L’Africain », s’inspirant de la triste expérience récente de la Côte d’Ivoire, dénonce toute différenciation « ethnique », nationale ou religieuse entre les Africains, qu’ils soient natifs du continent ou de ses innombrables diasporas. Tiken le fait habilement et simplement en célébrant (en 4mn) leurs richesses culturelles mais aussi naturelles (y compris « les gorilles du Congo »).
« Ma Côte d’Ivoire » – le possessif est en soi un manifeste – pourrait devenir un nouvel hymne national actualisant enfin la vétuste et houphouétiste « Abidjanaise » qui définissait la RCI comme « le pays de l’hospitalité »…
Quel Ivoirien d’aujourd’hui refuserait de chanter avec lui sur un rythme reggae :
« Ma Côte d’Ivoire, je ne veux plus te voir en larmes,
Ma Côte d’Ivoire, je ne veux plus te voir prendre les armes ! »
Cependant cet album n’est pas, loin s’en faut, qu’une contribution, d’ailleurs très émouvante et personnelle, à la nécessaire catharsis ivoiro-ivoirienne.
Il sort au moment où l’Europe et la France en particulier sont en train de commettre les mêmes erreurs fatales que la Côte d’Ivoire naguère : fermeture des frontières, chasse aux immigrants présumés clandestins par contrôle au faciès systématique, démagogie à tous les étages…
Le second morceau de « L’Africain » s’intitule « Ouvrez les frontières! » et c’est sûrement le principal puisqu’il fait l’objet d’un « simple » déjà disponible avant la sortie de l’album. Avec les deux suivants – « Où aller où ? » et « Africain à Paris », ironiquement et joliment écrit comme une lettre d’un immigré à sa mère – il forme une belle trilogie qui énumère efficacement et poétiquement tous les arguments qui s’opposent à cette absurde politique d’autisme et d’enfermement dans une illusoire et médiévale « forteresse européenne ». L’argument le plus légitime est évidemment celui de la non-réciprocité, de cette inégalité inhumaine et illégale qui restreint la liberté de circulation – pourtant garantie par la Déclaration universelle des droits de l’homme depuis 1948 :
« Nous sommes des milliers
A vouloir comme vous
Venir sans rendez-vous,
Nous voulons voyager
Et aussi travailler,
Mais nous on n’vous a pas
Refusé le visa. »
Après ce qui ressemble à une complainte très amère, Tiken retrouve ses accents de dénonciateur dans « Soldier » – contre la guerre en Irak – « Non à l’excision », « Viens voir » – contre tous les clichés fallacieux et négatifs que les médias extérieurs distillent sur l’Afrique – ou « Promesses bla-bla » – contre les discours vains et vides des politiciens…
C’est là sans doute que le discours de cette nouvelle icône de la jeunesse africaine se heurte à ses propres limites. Certes on ne peut refuser à un artiste aussi rayonnant que Tiken Jah – ou qu’Alpha Blondy, qu’il semble rejoindre sur ce plan – un certain droit à l’irresponsabilité politique.
Mais la chanson suivante, « Gauche droite » se résume presque à ce refrain :
« Gauche, droite, c’est la même chose,
Gauche, droite, y a-t’il autre chose,
Gauche, droite, pour changer les choses ? »
Même en replaçant ce discours dans un contexte africain, ivoirien, où il est vrai que ce genre de distinction n’a jamais suffi jusqu’ici à légitimer une démocratie, il est quand même très difficile d’oublier qu’on a entendu les mêmes mots ailleurs, dans d’autres bouches qui n’ont vraiment pas bonne haleine !
De même on a le droit d’exprimer de fortes réserves – les mêmes que suscitaient d’ailleurs certains titres d’un précédent album, « Cours d’histoire » – à propos de la chanson « Foly » qui est musicalement le morceau le plus original, et qui énumère les héros auxquels, selon Tiken, les Africains se doivent de rendre hommage (« Ayawolou fô », « merci, salut à eux », en dioula).
Est-il vraiment légitime d’honorer pareillement des libérateurs comme Patrice Lumumba ou Nelson Mandela et des esclavagistes notoires tels que Béhanzin ou Samory Touré ?…un utopiste visionnaire comme Marcus Garvey et un despote totalement indifférent à la misère de son peuple comme le Négus ?…un pacifiste comme Martin Luther King et un tyran aussi sanguinaire que Sékou Touré ? etc.
Certains Africains ont donc la mémoire courte, comme on le dit des Français ?
Au moment où paraît cet album, sort à grand tapage un livre signé par un certain Villepin en hommage à Napoléon, ce type très sympa qui a rétabli l’esclavage que la Révolution française venait d’abolir. Tiken Jah, s’il eut été français, aurait-il hésité à chanter « Ka Napoléon Fô » ? On peut se le demander. Personnellement, il me semble assez étrange, au nom de leurs titres de résistants anticolonialistes (Pol Pot aussi le fut !) de chanter les louanges des tyrans en oubliant les souffrances de leurs victimes.
Entre énergie brute et flux musical uniforme
Musicalement « L’Africain » est agréable à écouter, dansant mais « plan-plan ».
Tout y est très bien harmonisé mais il manque vraiment un petit brin de folie.
Les amoureux du reggae n’y retrouveront pas la magie de « Françafrique » – enregistré à Kingston avec le tandem rythmique Sly & Robbie et quelques magiques apparitions de U-Roy. Quant à la référence aux racines africaines, elle se résume aux brèves interventions du koraïste Toumani Diabaté et à quelques bribes de luth ou de vièle, vite shuntées comme d’habitude par les géniaux post-producteurs londoniens, toujours trop pressés. Il sont sans doute coupables aussi de quelques graves fautes de goût, comme ce sample incongru de Geoffrey Oryema sur l’admirable chanson « Non à l’excision » ou cette parodie de Sting qui désamorce totalement les paroles pourtant très fortes d’ « Africain à Paris ».
Les parties de guitare sont toujours séduisantes, la rythmique irréprochable, mais l’ensemble manque trop souvent de relief, d’audace et de créativité musicale. Bref, il y a un décalage manifeste, entre d’une part l’énergie brute de Tiken Jah, et la puissance indiscutable de son discours, et d’autre part ce flux musical assez uniforme, un peu désuet, parfois tiède voire insipide (comme dans « Promesses bla bla ») qui ne souffre pas la comparaison avec les sommets de la production jamaïcaine. Tiken n’est pas Toots, ni Burning Spear, ni Jimmy Cliff…
« L’Africain » est un bon album de reggae à l’ancienne, très bien fichu mais assez banal, avec de timides touches africaines, qui a du coûter dix fois plus cher que les derniers chefs d’œuvre produits à Kingston.
Tiken Jah Fakoly a une immense personnalité, un remarquable talent d’auteur-compositeur et une vraie « grande gueule » qui le pousseront sûrement un jour à s’imposer comme un musicien original, pour le plus grand bonheur de tous les « Africains » de partout, dont il est déjà l’un des plus éloquent porte-parole.
En attendant, ne boudez surtout pas cet album sans grande prétention musicale, mais très riche par ses textes dont certains (comme « Ouvrez les frontières » et « Où aller où ?) sont à apprendre par cœur, immédiatement et obligatoirement.

L’Africain, de Tiken Jah Fakoly (sortie mondiale le 24 septembre chez Barclay / Universal)
Tournée française (28 dates prévues) du 10/10 au 23/11 (voir agenda).
Le 01/12 au Stade Modibo Keita de Bamako et le 02/12 à Kayes.///Article N° : 6917

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