L’Africaine de Roland Fichet et Sacrilèges de Kouam Tawa

Histoires de désir

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Après la formidable aventure des  » Récits de naissance  » qui pendant plus de dix ans a fait découvrir des textes dramatiques contemporains du monde entier, Roland Fichet, qui dirige le théâtre de Folle Pensée à Saint-Brieuc, a décidé de se lancer dans un projet artiste en Afrique.

Il a inauguré cette toute nouvelle aventure africaine par une résidence en été 2002 à Yaoundé, et par la création en novembre d’un diptyque qui a été joué à La Passerelle à Saint-Brieuc dans une distribution franco-africaine. Il s’agit de deux pièces sur le désir qu’Annie Lucas a mises en scène mais s’est aussi amusée à mettre en regard : l’une de Roland Fichet, L’Africaine, l’autre d’un jeune auteur camerounais, Kouam Tawa, Sacrilèges – deux textes très différents au plan dramaturgique comme au plan géographique. L’une traite de la Bretagne profonde, l’autre d’un village en Afrique, l’une travaille sur la déconstruction de la parole, l’autre convoque tous les artifices narratifs de l’oralité, et pourtant le travail esthétique de la mise en scène tisse les deux textes et fait ressortir leur universalité.
L’Africaine est une pièce sur la pulsion attractive et animale des corps. Anna, une jeune femme noire qui vient de perdre son mari vétérinaire dans un accident de voiture, est l’objet du désir sans bornes de Monsieur le Maire, qui la poursuit de ses assiduités et l’assaille d’un désir physique, charnel, désir obscur, abîme d’interrogation en dehors de toute inhibition morale. Anna aura beau porter atteinte à la séduction esthétique de son apparence en se défigurant, le désir du Maire est d’un autre ordre. Le texte de Fichet n’évoque jamais la négrité de la jeune femme, la couleur de sa peau, mais elle est toute entière réifiée dans le désir irraisonné qu’elle inspire. Aucun discours sur la peau, le corps, le noir, Fichet tente au contraire de nous laisser entrevoir l’abîme, l’obscure pulsion du désir qui réside dans l’attraction irrésistible et irraisonnée de l’autre, la différence absolue. Le texte est un enchevêtrement de paroles vainement enfouies qui affleurent subrepticement et qui laissent par intermittence apparaître la lueur du désir.
Or le travail d’Annie Lucas est un travail sur le corps qui rencontre ici un écheveau de paroles à dénouer pour mieux en retendre les fils sur l’arc de la mise en scène. Annie Lucas est justement de ces metteurs en scène qui ont une langue, un vocabulaire, une syntaxe scénique qui traduisent littéralement le texte dramatique et lui impriment sa dynamique, une dynamique qui s’appuie sur une présence des corps dans l’espace, une gestuelle, une corporéité. Elle travaille un phrasé des corps qui inscrit la parole et l’expression de l’âme dans l’espace. Le geste récurrent n’est pas une stigmatisation ou une caricature, mais un vrai déploiement dans l’espace du non-dit qui se donne à voir. Les acteurs libèrent leurs paroles d’un geste dans l’espace, tandis que le corps de l’Africaine est systématiquement  » emboîté  » : dans la boîte théâtrale de la cabine d’essayage, dans le lit d’hôpital qui se transforme en écrin de mousse où son corps vient s’encastrer comme un objet d’art, sur le balcon enfin, à la fête de mariage, qui se transforme presque en présentoir, en rampe de lancement où elle accomplira le geste inouï qui la fait entrer dans la légende : elle dévoile son entière nudité devant l’assemblée (et les spectateurs…).
Il faut aussi rendre ici hommage à la langue de Roland Fichet qui renvoie à la vie et s’autorise tous les pieds de nez, à son humour aussi qui désamorce les situations les plus tendues, les prend à contre-pied et les éclaire en biais.
Sacrilèges de Kouam Tawa raconte un jugement de village, dans un tribunal traditionnel, un texte très discursif, dont Annie Lucas a cassé la dramaturgie de l’oralité en diffractant les personnages, en faisant là encore éclater la parole en une gestuelle qui anime l’espace, comme celle de ces femmes siamoises que juge le grand jury et qui renvoie à la complexité de l’âme humaine, à sa dualité, à ses multiples facettes. Ce parti pris est simple mais d’une grande efficacité esthétique et ramène la pièce de Kouam Tawa dans la sphère du corporel, créant ainsi un lien fort entre les deux pièces, car les délits qui sont jugés, vol de chèvre, adultère, jalousie entre co-épouses, sont tous traversés par cette même aimantation du désir qui renverse toutes les lois, mais qui est avant tout à la source de tous les contes, qu’ils soient africains ou bretons, contemporains ou ancestraux.

Mise en scène : Annie Lucas
Scénographie : Ronan Ménard et Yannick Noblet
Lumières : Olivier Oudiou
Costumes : Jeanne Corbel
Effets spéciaux : Anne Binois
Production : théâtre de Folle Pensée, La passerelle, Africéa à Yaoundé et l’AFAA.
Avec : Florisse Adjanohoum, Martin Ambara, Fatou Ba, Nadine Berland, Wakeu Fogaing, Jeanne François, Dovie Kendo, Monique Lucas, Laurent Meininger, France Ngo Mbock, Kocou Yemadjé. ///Article N° : 2863

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Les images de l'article
"Sacrilèges", de Kouam Tawa © Jean Henry





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