L’autre moitié du Soleil

De Chimamanda Ngozi Adichie

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Tout commence dans les années 1960, juste après l’indépendance du Nigeria : le Biafra est encore une province au sud-est du pays où habite majoritairement une population ibo plus instruite et fortement christianisée alors que le Nord est plutôt occupé par des Haoussas musulmans. C’est ainsi que l’auteur déploie en filigrane la topographie du pays. L’intelligentsia du pays s’enflamme pour une Afrique nouvelle, libérée de la tutelle de son colonisateur. Chez Olanna et Odenigbo (surnommé le Master), professeurs à l’université de Nsukka dans la province biafraise, et principaux protagonistes de ce roman, se succèdent les tenants d’une jeunesse instruite et pleine d’idéaux, sous les yeux fascinés d’Ugwu, leur jeune domestique tout juste arrivé de son village et qui prendra finalement la plume pour témoigner de ce qu’il a vécu.
Adichie multiplie les portraits incisifs d’une génération aux accents panafricains, et qui, pour la plupart, a été éduquée en Grande-Bretagne avant de rentrer au pays afin de participer activement à l’effort d’indépendance : le « grand et maigre professeur Ezeka, à la voix si rauque qu’il donnait l’impression de murmurer » (32), Okeoma, le poète, surnommé par Master, la « voix de (sa) génération » (33), Mlle Adebayo, une autre universitaire qui vit sur le campus… Il y a aussi Kainene, la sœur jumelle d’Olanna, une jeune femme d’affaire ambitieuse qui a repris la compagnie pétrolière de son père et qui la gère d’une main de fer tandis que Richard, son compagnon britannique, médiocre écrivain-journaliste en mal d’inspiration, veut à tout prix connaître le Nigeria de l’intérieur en apprenant l’ibo (malgré la tendresse qu’elle lui voue, l’auteur ne peut s’empêcher d’être ironique vis-à-vis de cet Européen parti, comme tant d’autres, en Afrique à la recherche d’aventures !). Tous sont avides de voir leur pays devenir une grande nation malgré la corruption naissante de la nouvelle élite nigériane que Kainene présente comme « un ramassis d’analphabètes qui ne lisaient jamais, mangeaient une nourriture qu’ils détestaient dans des restaurants libanais hors de prix. » (83)
Par des personnages tout en nuances qui évitent d’être manichéens (ils critiquent le modèle britannique tout en prenant plaisir à vivre à l’Occidentale, sans jamais questionner leur mode de vie), l’auteur explore la complexité d’une société rongée par des clivages ethniques hérités de l’ère coloniale. Quand Richard arrive au Nigeria, il évolue dans le milieu des expatriés britanniques qui lui expliquent que « les Haoussas du Nord étaient des gens pleins de dignité, que les Ibos étaient renfrognés et adoraient l’argent et les Yorubas plutôt sympas, même si c’étaient des lèche-bottes de première. » (74) Ces fixations identitaires iront en s’accentuant après le 1er coup d’État que connaît le pays et que la BBC présentera comme étant le fait des Ibos (154). Dès lors, le pays sombre dans le chaos de la machine génocidaire orchestrée, par la couronne d’Angleterre et ce à des fins économiques et politiques. « Les Britanniques devaient garder le Nigeria tel qu’il était : leur précieuse création, leur grand marché, leur épine dans le pied de la France. Pour se concilier le Nord, ils truquèrent les élections de la pré-Indépendance en faveur du Nord et écrivirent une nouvelle constitution qui donnait au Nord le contrôle du gouvernement central. » (188) L’engrenage génocidaire dont Adichie expose avec une lucidité étonnante tous les rouages s’avère hélas extrêmement familier au regard de ce qui s’est passé au Rwanda en 1994.
En 1967, le Nigeria sombre dans la guerre. Une guerre atrocement meurtrière qui durera trois ans et dont les protagonistes sont les principaux témoins. Face aux massacres génocidaires qui suivent le coup d’État et qui touchent principalement les Ibos dans le Nord du pays (on parle alors de 30 000 morts), le Biafra décide de faire sécession et devient indépendant. Mais c’est sans compter l’ancienne métropole britannique qui refuse de voir se tarir la manne pétrolifère que représente cette petite province extrêmement riche. Les scènes de pillage, de tueries collectives, de bombardements et de viols racontent avec un réalisme saisissant le quotidien en temps de guerre. La vie sous les raids aériens rend la normalité du début presque irréelle, voire insignifiante et pourtant tous les personnages continuent de s’accrocher au peu qu’il leur reste, dans un ultime réflexe de survie, malgré l’horreur, malgré la pauvreté, malgré le kwashiorkor qui décime les enfants les uns après les autres, à cause du blocus alimentaire dont est victime le Biafra. En effet, la bataille médiatique incessante organisée par la Direction Générale de la Propagande biafraise arrive encore à galvaniser les soldats et les foules et leur faire croire que la guerre sera bientôt finie. Tous, tels Ugwu, en sont intimement convaincus. « Cette guerre ne durerait que le temps qu’il faudrait à l’armée biafraise pour gazer une bonne fois pour toutes les Nigérians » (216). Cette guerre durera pourtant près de 3 ans et fera plus d’un million de morts dans le tout le pays.
Dans ce deuxième opus, Chimamanda Ngozi Adichie continue sa fresque romanesque sur le Nigeria, véritable protagoniste d’une histoire commencée il y a quelques années avec L’Hibiscus pourpre. Une fois encore, elle arrive à entremêler avec brio les soubresauts d’une histoire politique complexe et les parcours individuels d’une riche famille ibo, meurtrie par l’espoir d’une indépendance avortée. Le titre du roman est d’ailleurs une allusion à cette moitié de soleil jaune, cousue sur les manches des militaires de l’armée biafraise, et qui s’étalait aussi sur le drapeau de l’éphémère république.
Face à une guerre qui a été longtemps évoquée dans la littérature africaine par la cruauté d’enfants soldats enrôlés de force au service d’une cause patriotique qu’ils ne comprenaient pas (on pense notamment à Sozaboy de Saro Wiwa ou au très récent Bêtes sans patrie d’Iweala), Adichie veut créer du sens : elle recoud, à la manière d’Ugwu qui écrit « Le monde s’est tu pendant que nous mourions » (494), les fils d’une histoire souvent peu entendue pour comprendre ce qui s’est véritablement passé. D’où un récit parfois un peu empesé par la documentation historique et qui peut donner la sensation d’être très (trop ?) construit mais où prime, sans doute aucun, l’efficacité narrative des événements et la clarté des analyses. Adichie a l’art de raconter des histoires ! La langue est très fluide avec des expressions ibos et pidgin qui se mélangent naturellement à l’anglais et traduisent la poésie de la culture nigériane. La force et la beauté de son écriture résident dans sa capacité à incarner des personnages dont les fêlures et les rêves vous hantent, bien longtemps après avoir refermé le livre.

L’autre moitié du Soleil, de Chimamanda Ngozi Adichie, Ed. Gallimard, Paris, sept. 2008///Article N° : 8430

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