Plus de 14 ans après les faits, la polémique fait toujours rage autour du génocide rwandais. Événement rarissime à la mesure du traumatisme engendré par ce qui constitue le dernier génocide du 20ème siècle, il a inspiré beaucoup d’uvres littéraires et cinématographiques. Au cinéma : 100 days (GB), Un dimanche à Kigali (Canada), Gardiens de la mémoire du Rwandais Éric Kabera, quelques jours en avril de l’haïtien Raoul Peck, deux films hollywoodiens, Shooting dogs et Hotel Rwanda et, enfin, un téléfilm français, Opération Turquoise. En littérature, deux tentatives retiennent l’attention. Le premier est le projet Rwanda, écrire par devoir de mémoire (1998) qui a permis la publication de titres émouvants de Boris Boubacar Diop, Tierno Monenembo ou Véronique Tadjo. Le second est constitué par le travail extraordinaire de Jean Hatzfeld, auteur de plusieurs ouvrages de témoignages : Dans le nu de la vie, Une saison de machettes et La stratégie des antilopes.
Dans le domaine de la bande dessinée, le bilan est plus contrasté. les bédéistes n’ont pas complètement investi ce sujet et les uvres produites sont rares et fragmentaires. La tâche est, certes, difficile. Comment dessiner un tel évènement ? Comment rendre compte de l’indicible par l’image ? Difficile obstacle qui n’est pas toujours contourné
Si les BD pour adultes et adolescents regorgent de tueries, massacres et autres actes sanguinaires, traiter d’un génocide reste un exercice éminemment délicat. Les génocides cambodgiens et arméniens n’ont donné lieu qu’à une faible production d’albums, en langue française tout du moins. Quant au génocide juif, il a fallu attendre 1987 pour qu’une uvre majeure naisse, avec la sortie des tomes de Maus de l’Américain Art Spiegelman, restés, depuis, inégalés, même si d’autres auteurs de talent ont abordé le sujet.
Le génocide rwandais est d’une toute autre nature que ces trois génocides Tout d’abord parce qu’il s’agit du premier cas où les victimes principales d’un génocide (les tutsis) finissent par remporter la victoire militaire. L’APR est au pouvoir à Kigali, depuis 1994. Autre différence, il s’agit d’un « génocide de voisinage » et, après la guerre, bourreaux et survivants sont revenus vivre dans les maisons qu’ils occupaient avant le génocide.
Les bédéistes qui ont retracé les trois grands génocides du 20ème siècle que sont la Shoah, le génocide cambodgien et le génocide arménien, l’ont fait sur la base de témoignages et de documents mais très peu ont vécu les évènements concernés. Dans le cas de l’Arménie ou de la Shoah, les témoins directs sont rares. À ceci se rajoute le délai de plusieurs décennies entre la sortie des albums et l’époque de ces drames. Dans le cas du Rwanda, il reste énormément de survivants de cette période, en particulier chez les dessinateurs locaux. Les Européens, Jean Philippe Stassen en premier lieu, ont pu se rendre sur place et mener une véritable enquête de terrain. Les uvres qui en sont issus, relèvent donc à la fois du récit et du travail mémoriel.
Le besoin de rendre compte de ce qu’il a vécu a motivé le travail de Rupert Bazambanza. Né en 1975, il a émigré du Rwanda à Montréal en 1997. Il travaille aujourd’hui en tant qu’illustrateur infographiste. Sa bande dessinée Sourire malgré tout a été encensée par la critique. Elle raconte l’histoire véridique d’amis, les Rwanga, une famille Tutsi avec laquelle Rupert vivait, depuis les préparatifs du génocide jusqu’à la période postérieure. La seule survivante en est la mère, Rose qui vit actuellement au Rwanda. Au-delà du devoir de mémoire, Bazambanza a fait de son ouvrage un véritable outil pédagogique qui vise à expliquer la genèse et les rouages de ce massacre. L’auteur apparaît lui-même sporadiquement dans sa BD : « L’enfer existe. Il est ici-bas sur terre. Il se nomme haine et discrimination raciale. Je l’ai vu de mes propres yeux
» Deux ans après, son discours est tout aussi implacable : « Une grande partie de mon livre est sur le génocide sauf que je ne montre pas beaucoup les massacres. Je montre plus les moments difficiles que nous avons passés pendant les 3 mois du génocide. Une autre partie de ma BD comprend l’avant génocide et sa préparation. Je montre comment nous avons grandi dans un système qui a abouti à un génocide. J’y condamne également l’abandon de la communauté internationale qui n’a pas voulu intervenir. (1) » Depuis, Bazambanza donne régulièrement des conférences à travers le Canada et prépare un autre ouvrage.
Au Rwanda, peu d’ouvrages pour la jeunesse ont été consacrés au génocide. Outre deux brochures des éditions Bakamé, il existe quelques livres réalisés grâce aux subventions de Handicap international et deux BD (en kinyarwanda). Gira Amahoro (Que tu aies la paix ! salutation utilisée par les Rwandais en guise de bonjour), éditée en 2 000 par Ibarwa, est une collection de cinq courtes bandes dessinées de quelques pages chacune, pour un total de 32 pages. Les auteurs sont des élèves d’écoles primaires et secondaires qui ont remporté un concours de dessins sur le thème du génocide. Les enfants y manifestent leur désir de vivre en paix dans leur pays.
Chez le même éditeur, en 2004, est sorti Akabando k’iminsi (La suite des jours) de Jean Marie Vianney Bigirabagabo. Elle ne traite pas du génocide proprement dit, mais plutôt des conséquences postérieures. L’histoire développe des relations entre voisins qui, après s’être opposés durant la guerre, doivent réapprendre à vivre ensemble. Ibarwa est une association d’auteurs du Rwanda qui cherche à promouvoir la créativité littéraire et artistique dans le pays. On peut trouver d’autres planches de bandes dessinées où est évoquée l’image de kadogos (enfants – soldats) en particulier au sein du plus vieux magazine pour enfants d’Afrique, Hobe ou sous un jour « fort sympathique et humoristique » à la dernière page de la revue du Ministère de la défense, Ingabo. Mais les allusions au génocide n’y sont pas explicites. Ces titres et ces revues paraissent dans le cadre du programme politique d’unité et de réconciliation. Ce sont donc des textes à thèse qui veulent mettre en place un discours moralisateur répondant au devoir de mémoire et à la nécessité de la repentance. En 2000, Charles Rukundo (scénario) et Jean Claude Ngumire (2) (dessinateur) créent une BD – feuilleton pour la revue Huguka. Ce feuilleton a été publié en album l’année suivante, avec l’appui de la Coopération belge, sous le titre Umwana nk’undi (Enfant comme un autre). L’album raconte l’histoire de Rudomoro et de sa sur Makobwa, deux enfants dont les parents ont été assassinés. Rudomoro abandonne l’école, devient enfant des rues et délinquant. Makobwa quant à elle, malgré des velléités à rester dans le droit chemin finit par se prostituer.
Depuis 2002, Ngumire vit aux Pays bas avec sa famille et travaille comme illustrateur – graphiste indépendant. Il essaie de mener à bien un projet autobiographique sur le génocide, « Nyamijos 1994
et le monde nous abandonna« . Les raisons évoquées rappellent celles de son compatriote Bazambanza
« 15 ans ça parait long mais c’est aussi très court pour oublier. Quand je dessine quelques scènes des fois je me dis que ça s’est passé hier. Comme si le temps s’est arrêté. L’ouvrage parle de mes jours passés durant le génocide dans le quartier populaire Nyamirambo où la Minuar, la communauté internationale, l’Occident etc. nous ont laissés à la barbarie humaine bien planifiée. J’avais peu d’espoir d’y survivre, mais par miracle j’en suis sorti vivant. Beaucoup de mes voisins, amis, familles, n’ont pas eu cette chance. L’idée de faire une BD sur cette période m’est venue lorsque j’étais dans le camp de déplacés de Ndera (après que le FPR nous ait retiré des griffes des miliciens Interahamwe.) C’est là que j’ai commencé quelques esquisses. Puis, lorsque je suis arrivé en Hollande, j’ai continué sans savoir en fait à qui raconter l’histoire, sauf à moi-même. (3) »
Des bédéistes européens se sont penchés sur la question du Rwanda. Le premier est Jean Philippe Stassen qui lui a consacré une trilogie : Deogratias (2000), Pawa (2002), Les enfants (2004). La première, Déogratias, raconte l’histoire du génocide à travers la démence d’un jeune garçon, Déogratias, que l’on découvre avant et après le génocide. Il déambule à travers les rues de Butare, le regard fou, toujours en quête d’urwaga (bière de banane). Parfois il se prend pour un chien et se souvient
. Avec son « regard engagé (4) », Stassen signe « le » livre de référence sur le génocide rwandais, sans indignation, ni morale, juste comme un témoignage non caricatural. Rendant compte de la complexité du drame, sans montrer d’images du génocide (seulement deux vignettes évoquent les massacres), il pointe les diverses responsabilités, sans manichéisme et insiste sur la souffrance énorme engendrée par les évènements, soulignant « parce que les auteurs du génocide ne sont pas des monstres mais des gens comme vous et moi, il faut les juger et les condamner (5) ». Mais sur un sujet aussi sensible, son uvre ne fait évidemment pas l’unanimité. Dans un article de 2001, le scénariste réunionnais Appollo écrit : « Stassen n’explique rien et ne montre rien de ce processus meurtrier
Car Stassen est plein de bons sentiments : mais peut on parler d’un génocide avec des bons sentiments ? Peut-on rendre compte de l’horreur avec gentillesse ? (6)«
Deux ans après Deogratias, Stassen signe Pawa (Pouvoir), objet éditorial hybride, alliant le texte simple, le texte illustré et la bande dessinée. En une dizaine de chapitres, l’auteur y analyse la situation politique et humaine de la région des grands lacs. Il y montre que les discours scientifiques racistes enseignés par les Européens se révélèrent décisifs dans l’opposition tutsie – hutu, même si « Tous les blancs avaient été évacués dès le 9 avril. Il n’y en avait plus un seul quand le génocide a été perpétré. (7) »
Avec sa troisième uvre, le très sobre Les enfants, Stassen replonge dans la fiction. Dans un pays d’Afrique, que l’on peut supposer être le Rwanda, des enfants tissent des paniers en osier dans l’atelier d’une ONG alors que dehors le bruit des combats se rapproche. Lentement, les enfants rejoindront la violence qui les entoure, face à l’absence d’espoir. Avec ce troisième opus, le dessinateur termine l’évocation d’un « thème qui est un peu trop banalisé aujourd’hui, c’est vrai mais c’est un sujet très important pour moi. Le travail de mémoire est important, il faut réfléchir au meilleur moyen de réaliser ce travail. (8) »
En 2001, les auteurs congolais (RDC) Willy Inongo (scénario) et Senga Kibwanga (dessin) publient Couple modèle couple maudit aux éditions chrétienne Coccinelle BD (Belgique). L’histoire se déroule autour du destin authentique d’un couple « mixte » hutu – tutsi Virginie et Richard, obligé de fuir le Rwanda avec leurs trois enfants lors du déclenchement du génocide et leur impossibilité de rester dans les camps de réfugiés ou de retourner au pays du fait de leur mixité. Les auteurs montrent le racisme et la haine dans les deux groupes sociaux du pays : chez les génocidaires hutus, bien sûr, mais aussi parmi les soldats tutsis du FPR. Dessiné en noir et blanc, l’uvre montre très peu d’images de morts et de meurtres.
Jeroen Janssen a encadré plusieurs stages de BD au Rwanda du début des années 90 jusqu’à la fin de l’année 2007 (9). L’Afrique a énormément marqué son uvre puisqu’il lui consacre plusieurs albums, en particulier Bakame (2003 – du nom d’un lièvre, héros des fables traditionnelles) et De grote toveraar (2007) (10). Concernant le génocide, Jeroen a publié en 1997 un album, Muzungu Sluipend gif (blanc, poison rampant) divisé en trois chapitres. Son témoignage est intéressant car il est l’un des rares dessinateurs européens à avoir vécu toute cette période et à avoir commencé à dessiner avant le déclenchement du génocide. « J’ai fait la première histoire au Rwanda, en 1993, avant le génocide. Les 2 et 3 je les ai faites en 1994-1996, après le génocide, en Belgique. (11) » Le début de l’album raconte les tensions sous-jacentes dans un village à travers des rumeurs d’empoisonnements. Edwin, jeune coopérant belge, est le témoin de ces évènements. Les allusions au conflit hutu – tutsi sont visibles dans la seconde histoire qui se termine au moment où l’avion du président rwandais est abattu. La troisième histoire se déroule en Belgique après le génocide
Là encore, le génocide est évoqué et constitue la colonne vertébrale de l’album, mais très peu d’images des massacres sont visibles. Edwin s’implique très peu dans tous ces conflits et reste un observateur neutre et passif. Janssen n’y donne que peu de clefs pour comprendre le conflit et les sources de cette haine entre les deux communautés.
En 2007, la petite BD pour enfants Maïsha au pays des milles collines, vendue au bénéfice de la Fondation Sonia Rolland évoque dans son chapitre 4 le mémorial Gisozi construit en hommage aux victimes du génocide, en parlant de cette tragédie de la façon la plus pédagogique et simple possible.
En 2005, puis 2008, sont sortis les deux tomes de Rwanda 94, fruit d’une collaboration entre le Congolais Par Masioni (dessin) et les Français Cécile Grenier et Ralph (scénario). L’action se situe durant le génocide. Le traitement réservé par les auteurs à cet évènement tranche avec les autres. Si les autres albums évoquent les massacres sans les montrer, il n’en est pas de même pour ces deux tomes ou les meurtres et tueries se succèdent n’épargnant pas le lecteur. Les auteurs mettent également directement en cause l’armée française en décrivant les militaires français comme des génocidaires
Sans doute l’ouvrage le plus tendancieux de l’ensemble
À travers toutes ses uvres, les auteurs de bande dessinée témoignent de leur volonté à vouloir rendre compte d’un évènement douloureux de l’histoire de l’humanité. Leurs albums montrent que la Bd ne se présente ni comme un discours d’historien ni comme un discours de pouvoir mais comme une forme privilégiée de l’expression artistique de la mémoire. Attention cependant à la simplification excessive quasi indissociable de toute uvre de l’esprit
. Comme le résume avec pertinence le scénariste réunionnais Appollo [ce]« n’est même plus de l’ordre de la bd, mais bien de la morale. Comment peut-on parler d’un génocide ? Le choix de la fiction ne s’avère peut-être pas le plus judicieux, parce qu’il entraîne nécessairement des partis pris esthétiques hors de propos, parce que la simplification n’est jamais loin, et qu’on ne peut accepter de lire un génocide comme un simple prétexte à la fiction. (12) »
1. Echange de courriels avec l’auteur de l’article, le 11 juillet 2008.
2. Son site est www.kezadesign.com
3. Échange de courriels avec l’auteur de l’article, le 28 juin 2008.
4. Jacques Tramson, La bande dessinée de fiction historique : deux visions documentées de l’Afrique in Notre librairie, N°145, juillet – septembre 2001, p.81.
5. Entretien avec Gilles Ciment in http://gciment.free.fr/cenbdentretienstassen.htm
6. http://du9.org/Deogratias
7. Entretien avec Gilles Ciment. Op. Cit.
8. Entretien avec J.P. Stassen. Cf. http://cdieluard.blogspot.com/2006/04/interview-de-jean-philippe-stassen_07.html
9. Il raconte son dernier voyage sous forme de carnet dans le numéro 9 de la revue Stripgids.
10. Son site est sur : http://users.pandora.be/jeroen.janssen/
11. Échange de courriels avec l’auteur de l’article, le 5 juin 2008.
12. http://du9.org/Deogratias///Article N° : 8265