Le succès Appanah

Encore du chemin à Maurice

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En l’absence de statistiques nationales sur le marché du livre, il est difficile d’établir un constat définitif sur les ventes à Maurice. Selon un distributeur de la place, Le dernier frère[1] de Nathacha Appanah, sorti en 2007, bat les records de vente – toutes proportions gardées – avec 547 exemplaires écoulés en format poche.

En comparaison, Ève de ses décombres[2] d’Ananda Devi s’est écoulé à près de 405 exemplaires sur ce marché. Un roman acheté par nombre d’expatriés ou de voyageurs occidentaux de passage sur l’île. Cet engouement provient sans doute du fait que le livre raconte un épisode peu connu de la Shoah. S’y retrouvent, en effet, emmêlées l’histoire juive de David et celle de Raj, descendant d’engagé.

Premier roman d’Appanah sorti en 2003, Les rochers de Poudre d’or[3] arrive en seconde position, avec un écart impressionnant. Seulement 183 ventes au format poche chez ce distributeur à ce jour. Les autres romans de l’auteure se sont vendus à moins de 50 exemplaires dans le même réseau. Comment expliquer que ce roman sur l’engagisme – un volet crucial de l’histoire mauricienne – ait suscité aussi peu d’intérêt. Le fait qu’il ait eu bonne presse à sa sortie montre aussi le décalage existant entre les recensions journalistiques et les attentes du lecteur à Maurice. Mais peut-être que la tendance serait autre, si les libraires diffusaient la version anglaise de ces ouvrages.

Sans donner de chiffres, d’autres libraires indiquent que les titres les plus vendus sont Les rochers de Poudre d’or, La noce d’Anna et Le dernier frère[4]. En bibliothèque, ces trois titres sont particulièrement demandés. Nos interlocuteurs sont, par ailleurs, satisfaits des ventes de Tropique de la violence, son dernier texte, sorti en septembre 2016. Succès d’autant plus amplifié, selon eux, par sa nomination au Goncourt, au Fémina et au Médicis. Des trois, le roman n’a remporté que le Femina des lycéens, mais a reçu sept autres prix littéraires, et connu un bel écho dans la presse française, ainsi qu’à Maurice.

© Noor Adam Essack

Malgré ce succès grandissant à Maurice, en France et ailleurs[5], les romans d’Appanah sont loin d’être étudiés à Maurice. Son cas n’est cependant pas isolé, le même constat pouvant être dressé pour les ouvrages d’auteurs comme Patel, Devi, Collen, de Souza, Pyamootoo ou de Robillard. Récemment, Shenaz Patel s’étonnait dans une conférence à l’Institut français de Maurice que son œuvre soit davantage étudiée dans les universités étrangères, américaines, britanniques et francophones qu’à Maurice. Édités à l’étranger, les livres des auteurs mauriciens sont en effet diffusés à Maurice, par la seule volonté des libraires et à la demande d’un lectorat francophone, mais suscitent peu l’intérêt des institutions éducatives du pays.

Objet de recherche…

L’ancien directeur du Mauritius Examination Syndicate, qui organise les examens de fin d’études secondaires, explique qu’il faut une pugnacité certaine à ceux qui parviennent à inscrire un ouvrage mauricien au programme des épreuves de lettres françaises ou anglaises. « Il a été impossible de faire admettre des écrits de Malcolm de Chazal, jugés trop complexes. Tout juste avons-nous réussi à introduire dans le passé, le premier roman de Marie-Thérèse Humbert, À l’autre bout de moi. » On comprend alors pourquoi les écrivains cités ne sont pas étudiés dans les collèges mauriciens. Certains romans contemporains en français le sont dans les deux lycées français du pays. Parmi eux : Le dernier frère et Les Rochers de Poudre d’or de Nathacha Appanah.

Maître de conférence en Humanities French à l’Université de Maurice, Kumari Issur constate que l’accueil réservé aux romans de Nathacha Appanah par les étudiants reste enthousiaste. Aussi nous annonce-t-elle qu’elle va inscrire l’étude de Tropique de la violence[6] au programme du prochain BA french, pour sa dimension indianocéanique et pour les thèmes d’étude qu’il permet de soulever, tels que la question postcoloniale, la relation à la France. Elle-même a abordé un thème, il y a quelques années, qu’elle retrouve chez Appanah : « Altermondialisme : imaginaire mauricien et solidarités transnationales ». Mais elle estime que « peu d’enseignants s’aventurent au secondaire dans l’étude de ces textes qui demandent trop de nuances critiques. » Elle nous explique surtout que la littérature contemporaine mauricienne constitue à la fois un choc salutaire, une sorte de révélation pour les étudiants mauriciens fraîchement diplômés.

© Noor Adam Essack

Difficile d’admettre que ces ouvrages puissent être étudiés dans des établissements français, et très peu dans des collèges mauriciens. L’inscription de certaines œuvres contemporaines dans le programme scolaire accroît leur rayonnement. Surtout, elle contribue à la reconstruction de l’imaginaire commun, si précieuse pour la stabilité d’une société trop souvent morcelée. Même si l’auteure essaie de se situer loin de ce débat. Peu après la sortie des Rochers de Poudre d’or, Appanah expliquait dans une interview accordée à L’Express, qu’elle revendiquait par exemple le droit « d’écrire sans discours », ne se souciant pas de développer des théories ou de philosopher. Sa principale préoccupation se situe au niveau du processus de création de ses personnages, et des possibilités qu’offre le roman dans la manière de tordre le réel. Ce qui réduirait énormément le champ d’étude. Ces propos en rejoignent d’autres, où elle affichait la volonté de se départir des étiquettes. D’où la réaction du critique mauricien Vèle Putchay, qui contestait la posture de la romancière, considérant qu’elle rejetait les appartenances culturelles et les questions identitaires que son œuvre permettait pourtant de soulever.

[1] Editions de L’Olivier, Paris, 2007.
[2] Gallimard, 2006.
[3] Gallimard/ Continents Noirs, 2002.
[4] La noce d’Anna est paru en 2005 chez Gallimard/ Continents Noirs.
[5] Elle est traduite dans 16 langues.
[6] Gallimard, 2016.

Cet article a été écrit dans le cadre d’un réseau de journalistes culturels de la région indianocéane, fondé à Tana en juin 2017, suite à un atelier sur les médias et la critique, organisé par l’OIF et animé par une équipe d’Africultures. Dominique Bellier, membres de ce réseau, travaille pour le journal Le Mauricien.

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