Professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand à Johannesburg, Achille Mbembe compte parmi les plus éminents intellectuels au rayonnement international. Son essai paru en 2000, De la postcolonie, est devenu une référence. Il vient de publier aux éditions de La Découverte un nouvel ouvrage Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée (cf note de lecture en encadré). Dans cet entretien avec Ayoko Mensah et Norbert Ouendji, il s’explique au sujet de sa démarche et revient sur sa lecture de l’Afrique en devenir.
A.M. Dans votre dernier ouvrage Sortir de la grande nuit, vous dressez un bilan très sombre de la situation de l’Afrique. Cinq tendances lourdes vous semblent caractériser la situation des pays et des peuples africains aujourd’hui. Quelles sont-elles ?
La première est l’absence d’une pensée de la démocratie qui servirait de base à une véritable alternative au modèle prédateur en vigueur à peu près partout.
La deuxième est le recul de toute perspective de révolution sociale radicale sur le continent.
La troisième est la sénilité croissante des pouvoirs nègres – une situation qui, toutes proportions gardées, rappelle des développements similaires au XIXe siècle lorsque, faute de pouvoir s’adapter à la pression externe, les communautés politiques existantes s’autodétruisirent dans d’interminables guerres de succession.
La quatrième est l’enkystement de pans entiers de la société et l’irrépressible désir, chez des centaines de millions, de vivre partout ailleurs dans le monde sauf chez eux – la volonté générale de défection et de désertion.
La cinquième est l’émergence d’une sorte de lumpen-radicalisme – en vérité une culture du racket, de la prédation, de l’émeute sanglante et du coup d’État sans lendemain et qui, à l’occasion, tourne facilement à la guerre de pillage. Cette sorte de lumpen-radicalisme participe de la violence sans projet politique alternatif. Cette violence n’est pas seulement portée par les « cadets sociaux » dont « l’enfant-soldat » et le « sans-travail » des bidonvilles constituent les tragiques symboles. Elle est aussi mobilisée, lorsqu’il le faut, par les forces sociales qui, étant parvenues à coloniser l’appareil d’État, en ont fait un instrument d’enrichissement personnel ou, simplement, une ressource privée ou encore une source d’accaparements en tous genres.
Ces brusques observations ne signifient toutefois pas qu’il n’existe aucune saine aspiration à la liberté et au bien-être en Afrique. Ce désir peine cependant à trouver un langage, des pratiques effectives, et surtout une traduction dans des institutions nouvelles, une pensée et une culture politique neuve où la lutte pour le pouvoir n’est plus un jeu à somme nulle.
A.M. Peut-on considérer les pays africains comme indépendants ? Les accords inégaux « de coopération et de défense » signés dans les années 1960 entre la France et ses anciennes colonies ne servent qu’à contractualiser le rapport colonial, écrivez-vous
Les pays africains sont formellement indépendants et ils n’échapperont pas à leurs responsabilités propres. Ceci dit, la donne internationale est faite de rapports de force et d’échanges inégaux. Le dire ne signifie pas que l’on adhère au Tout impérialiste. Cette réserve faite, l’impérialisme existe, et les rapports officiels franco-africains sont des rapports serviles. Vis-à-vis de Paris, les pouvoirs nègres se comportent à la manière de domestiques éblouis de se retrouver dans l’intimité du maître, même si ce dernier ne cesse de les violer et de les accabler de mépris.
A.M. Vous appelez de vos vux une « nouvelle pensée de la démocratie » sur le continent. En quoi consisterait-elle ?
Pour que la démocratie puisse s’enraciner en Afrique, il faudrait qu’elle soit portée par des forces sociales et culturelles organisées ; des institutions et des réseaux sortis tout droit du génie, de la créativité et surtout des luttes des gens eux-mêmes et de leurs traditions propres de solidarité.
Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi une Idée dont elle serait la métaphore vivante. Ainsi, en réarticulant par exemple le politique et le pouvoir autour de la critique des formes de mort, ou plus précisément de l’impératif de nourrir les « réserves de vie », on pourrait ouvrir la voie à une nouvelle pensée de la démocratie dans un continent où le pouvoir de tuer reste plus ou moins illimité, et où la pauvreté, la maladie et les aléas de tous genres rendent l’existence si incertaine et si précaire.
Au fond, une telle pensée devrait être un mélange d’utopie et de pragmatisme. Elle devrait être, de nécessité, une pensée de ce qui vient, de l’émergence et du soulèvement. Mais ce soulèvement devrait aller bien au-delà de l’héritage des combats anticolonialiste et anti-impérialiste dont les limites, dans le contexte de la mondialisation et au regard de ce qui s’est passé depuis les indépendances, sont désormais flagrantes.
A.M. Selon vous, deux facteurs décisifs constituent des freins à une démocratisation du continent. D’une part, une certaine économie politique et, d’autre part, « un certain imaginaire du pouvoir, de la culture et de la vie ». Expliquez-nous.
Je parle de l’économie politique de l’extraction et de la prédation. Elle prédate la colonisation même si celle-ci en a accentué les aspects les plus pervers. La brutalité des contraintes économiques dont les pays africains ont fait l’expérience au cours du dernier quart du XXe siècle – et qui se poursuit sous la férule du néolibéralisme – a contribué à la fabrication d’une multitude de « gens sans-part » dont l’apparition sur la scène publique s’effectue de plus en plus sur le mode de la tuerie lors de bouffées xénophobes ou à l’occasion de luttes ethniques, surtout au lendemain d’élections truquées, dans le contexte des protestations contre la vie chère, ou encore dans le cadre des luttes pour les ressources de base.
À mon avis, ce sont des gens qui n’ont strictement rien à perdre, qui de surcroît sont totalement livrés à l’abandon – condition de laquelle ils ne peuvent souvent échapper que par la migration, la criminalité et toutes sortes d’illégalismes. C’est une classe de « superflus » dont l’État (là où il existe), voire le marché lui-même, ne savent que faire. Ce sont des gens que l’on ne peut guère vendre en esclavage comme aux débuts du capitalisme moderne, ni réduire aux travaux forcés comme à l’époque coloniale et sous l’apartheid. Du point de vue du capitalisme tel qu’il fonctionne dans ces régions du monde, ils sont complètement inutiles – de la viande humaine ployant sous la loi du gaspillage, de la violence et de la maladie, livrée à l’évangélisme nord-américain, aux croisés de l’Islam et à toutes sortes de phénomènes de sorcellerie et d’illumination.
À cette donnée fondamentale, l’on doit ajouter l’événement qu’aura été la grande diffraction sociale commencée au milieu des années 80. Cette diffraction de la société a conduit à peu près partout à une informalisation des rapports sociaux et économiques, à une fragmentation sans précédent du champ des règles et des normes, et à un processus de dés-institutionalisation qui n’a pas épargné l’État lui-même.
Cette diffraction a également provoqué un grand mouvement de défection de la part de nombreux acteurs sociaux, ouvrant dès lors la voie à de nouvelles formes de la lutte sociale – une lutte sans pitié pour la survie centrée autour de l’accès aux ressources. Aujourd’hui, le bidonville est devenu le lieu névralgique de ces nouvelles formes d’affrontements souvent sans tête apparente. Il s’agit d’affrontements de type moléculaire et cellulaire qui combinent des éléments de la lutte des classes, de la lutte des races, de la lutte ethnique, des millénarismes religieux et des luttes en sorcellerie.
Pour le reste, la faiblesse des oppositions est connue. Pouvoir et opposition opèrent en fonction d’un temps court marqué par l’improvisation, les arrangements ponctuels et informels, les compromis et compromissions diverses, les impératifs de conquête immédiate du pouvoir ou la nécessité de le conserver à tout prix. Les alliances se nouent et se dénouent constamment. Mais surtout, l’imaginaire du pouvoir ne s’est guère transformé. La politique reste colonisée par l’imaginaire de la guerre civile permanente et des luttes en sorcellerie.
A.M. Ce cinquantenaire de la décolonisation n’est pas seulement une affaire africaine, dites-vous. En effet, la France, en faisant de 2010 « l’Année de l’Afrique » entend également célébrer cet anniversaire. Comment jugez-vous cette initiative ?
Une certaine France milite pour une provincialisation mentale, intellectuelle et politique de ce vieux pays. Une France recroquevillée sur elle-même ne peut que desservir les intérêts objectifs des Africains. Il nous faut donc militer pour une déclosion de ce pays.
Ceci dit, les Africains doivent ouvrir les yeux et regarder le monde de demain – d’ores et déjà entrain de naître. Par rapport à la dynamique de ce monde qui vient, la France et l’Europe sont, à plusieurs égards, de jolis musées. On peut visiter les musées. Mais on ne peut pas habiter les musées ou se laisser entièrement habiter par eux.
A.M. Pour clore enfin le chapitre de la décolonisation qui est toujours en cours, vous plaidez pour la mise en place d’un « New Deal » continental en faveur de la démocratie et du progrès économique en Afrique. Comment ce New Deal pourrait-il se distinguer des programmes d’aide au développement qui ont majoritairement échoué en Afrique ?
Il n’y a jamais eu d’ « aide au développement ». C’est par abus de langage que l’on parle « d’aide au développement ».
Ce à quoi il faudrait arriver, c’est à une sorte de mutualisation des intérêts. Ces intérêts touchent toutes sortes de questions – économiques, militaires, sécuritaires, écologiques et environnementales.
Cette mutualisation des intérêts doit d’abord se faire sur le plan continental. Elle doit être ensuite collectivement négociée par les États africains et par les puissances internationales – un « New Deal » en faveur de la démocratie et du progrès économique qui viendrait compléter et clore une fois pour toutes le chapitre de la décolonisation.
Ce « New Deal » serait assorti d’une prime économique pour la reconstruction du continent. Mais il comporterait également un volet juridique et pénal, des mécanismes de sanction, voire de mise au ban, dont la mise en oeuvre serait nécessairement multilatérale, et dont l’inspiration pourrait être trouvée dans les transformations récentes du droit international.
Ceci impliquerait qu’à l’occasion, des régimes coupables de crimes contre leurs peuples pourraient légitimement être déposés par la force et les auteurs de ces crimes poursuivis devant la justice pénale internationale. La notion de « crimes contre l’humanité » devrait elle-même faire l’objet d’une interprétation étendue qui inclue non seulement les massacres et les violations aggravées des droits humains, mais aussi des faits graves de corruption et de pillage des ressources naturelles d’un pays. Il va de soi que des acteurs privés locaux ou internationaux pourraient également être visés par de telles dispositions.
C’est à ce niveau de profondeur historique et stratégique qu’il importe désormais d’envisager la question de la démocratisation et du progrès économique en Afrique.
La démocratisation de l’Afrique est d’abord une question africaine, certes. Elle passe, certes, par la constitution, par le bas, de forces sociales capables de la faire naître, de la porter et de la défendre. Mais la démocratisation de l’Afrique est également une affaire de sécurité internationale.
A.M. Vous dites qu’il faudrait parvenir, dans les cinquante prochaines années, à « internationaliser » la question de la démocratisation de l’Afrique. Les artistes ont-ils un rôle à jouer à cet égard ?
Pour le demi-siècle qui vient, une partie du rôle des intellectuels, des gens de culture et de la société civile africaine sera justement d’aider à rouvrir le futur et à réinventer une nouvelle société civile.
Il nous faut en effet aller au-delà de la conception traditionnelle de la société civile, celle qui est étroitement dérivée de l’histoire des démocraties capitalistes. D’une part, il faut tenir compte du facteur objectif qu’est la multiplicité sociale – multiplicité des identités, des allégeances, des autorités et des normes – et, à partir d’elle, imaginer de nouvelles formes de la lutte sociale.
D’autre part, la nécessité de création d’une plus-value intellectuelle n’a jamais été aussi pressante. Cette plus-value doit être réinvestie dans un projet de transformation radicale du continent. La création de cette plus-value ne sera pas uniquement l’oeuvre de l’État. Elle est, à mes yeux, la nouvelle tache des sociétés civiles africaines, des artistes, des philosophes et écrivains. Il s’agira, dans le domaine artistique notamment, de mettre l’accent sur trois choses en particulier. Premièrement sur le mouvement. Les cultures africaines sont des cultures en perpétuel mouvement. La nouvelle écriture africaine, dans la musique comme dans le roman ou les arts plastiques, sera une écriture qui prendra très au sérieux la circulation, le déplacement et le mouvement. Ce sera, dans sa forme comme dans son contenu, une écriture nomade, itinérante, caravanière, qui transgresse mille frontières et enjambe mille enclos. Ce sera une écriture de l’enjambement et de la déclosion.
Deuxièmement, il faudra mettre l’accent sur ce qu’il nous faut bien appeler l’émergent, ce qui est en train de naître, qui n’a peut-être pas encore de nom fixe, dont les formes ne sont peut-être pas encore entièrement constituées, mais qui convoque le langage et l’imagination. Et troisièmement, il faudra mettre l’accent sur ce que l’on peut appeler les potentialités.
Pour le reste, le temps de l’Afrique viendra. Ce ne sera peut-être pas de notre vivant. Mais il viendra, et nous avons besoin d’une écriture qui en prépare l’avènement.
N.O. Vous sommez le continent de « sortir de la grande nuit ». Son état de somnolence actuelle vous préoccupe. Et tout au long de votre nouvel ouvrage, vous rejoignez Fanon lorsque vous invitez les Africains à « regarder ailleurs » qu’en Europe s’ils « veulent se mettre debout et marcher »…
C’est, simplement, qu’une nouvelle scène du monde se dessine sous nos yeux. L’Europe n’en est plus le centre de gravité même si elle reste un acteur important de la vie internationale. Rongée par le narcissisme et la blessure du rang perdu, elle tourne désormais en rond sur elle-même, et les Africains perdraient leur temps à vouloir l’ériger en modèle ou à entretenir avec elle des querelles d’un autre âge.
Par contre, c’est en elle-même que l’Afrique doit redécouvrir les ressources de sa régénération, son centre, sa ligne médiane. Ceci n’est pas l’équivalent d’un retour à je ne sais quelles coutumes anciennes. L’Afrique doit se reconstituer en tant que force propre. C’est en devenant sa force propre qu’elle négociera avantageusement avec elle-même et avec le monde – condition pour créer quelque chose d’éminemment neuf, qui fasse signe à l’humanité dans son ensemble.
N.O. La Chine aura-t-elle désormais son mot à dire ? Je le relève parce que vous soulignez que l’un des faits majeurs du demi-siècle à venir sera la présence, en Afrique, de l’empire du milieu, dont de nombreux investissements sont déjà bien visibles dans plusieurs pays du continent.
Pour que le projet sino-africain devienne un facteur positif de leur histoire, il faudra que les Africains lui donnent chair et esprit. Pour le moment, ce projet se situe dans une logique de troc, purement extractive, et dont la conséquence est de renforcer les assises matérielles des potentats locaux et des classes sociales qui les soutiennent.
N.O. Vous développez assez bien cette logique dans votre livre. On comprend que les potentats locaux dont vous parlez sont inertes face au grand sommeil africain que vous décrivez et dénoncez. Mais ce qui interpelle aussi le lecteur, c’est le rapport que vous établissez entre cette situation et la colonisation.
Elle n’a pas aidé. De tous les points de vue, l’héritage légué par la colonisation était médiocre. Les pouvoirs postcoloniaux n’ont cependant guère fait mieux, eux dont la petitesse d’esprit rappelle à bien des égards celle des maîtres coloniaux.
N.O. À ce propos, vous n’êtes pas très tendre vis-à-vis de la France. Vous estimez que cette ancienne puissance coloniale « décolonisa sans s’auto-décoloniser ».
La colonisation française a pris fin et, vaille que vaille, un transfert de pouvoir a eu lieu. Ceci n’est cependant pas la même chose que la « décolonisation » si, du moins, l’on entend par « décolonisation » un projet radical de recommencement. D’autre part, la colonisation ayant été une forme primitive de la domination de race, on ne peut pas prétendre avoir décolonisé si, par ailleurs, l’on n’a pas démantelé, chez soi, l’armature psychique et les structures matérielles et institutionnelles qui alimentaient le racisme.
Or justement, la France d’aujourd’hui – tout comme d’ailleurs une très grande partie de l’Europe – est prise dans la tourmente d’un formidable « désir d’Apartheid ». Le vieux pays des « droits de l’homme » est possédé par une trouble envie de provincialisation. Comment comprendre autrement ce rêve fou d’une communauté pure, composée de « gens de souche », repliée dans ses « traditions » et débarrassée de ses « étrangers » ? L’instrumentalisation éhontée de l’Islam, l’espèce de guerre sociale menée contre les jeunes Français non-blancs dans les banlieues, la sorte de culturalisme grossier que l’on utilise pour rendre compte des phénomènes objectifs de discrimination, la haine cultivée à l’encontre des immigrés, les déportations des plus faibles et des plus vulnérables, les projets de déchéance de la nationalité – tout cela montre bien que la France n’a plus grand-chose à apporter à l’Afrique et que celle-ci ferait bien de l’oublier. Par contre, l’extraordinaire densité du tissu humain né des rapports entre Français et Africains doit être cultivé si l’on doit réanimer des solidarités transversales et réarpenter, ensemble, les nouveaux chemins de l’humanité.
N.O. Selon vous, la décolonisation est donc un processus inachevé, au même titre que la démocratisation. Vous parlez même d’une décolonisation « fictive », donnant ainsi l’impression que les Africains ont encore beaucoup de chemin à parcourir pour contribuer positivement à ce que vous appelez « la déclosion du monde ».
J’entends par « décolonisation fictive » une décolonisation sans démocratisation ou encore, dans le cas de l’Afrique australe, sans « déracialisation ». C’est aussi la sorte de décolonisation où le maître vous remet la maison, mais garde par-devers sa ceinture le trousseau de clés.
Ceci dit, aujourd’hui il ne s’agit plus tant de lutter contre un occupant étranger que contre soi-même. Bien entendu, les structures de l’exploitation et de l’inégalité à l’échelle mondiale sont encore là. Mais leurs conséquences sont d’autant plus désastreuses que, sur le plan interne, l’Afrique est molle et gélatineuse. Ses forces sont éparpillées et ses énergies dissipées par la cruauté, le gaspillage et les désordres internes. Il lui faut donc constituer son centre propre si elle veut achever la décolonisation. Il lui faut accomplir ce travail dans un contexte particulier et risqué – celui de la fin de la globalisation et le début d’une balkanisation progressive de notre monde.
N.O. Dans bien des pays, les noms de certaines figures importantes ayant combattu pour « l’indépendance » continuent à être censurés des discours officiels. Pourquoi n’arrive-t-on pas à y faire une « place aux vaincus » comme on le voit en Afrique du Sud ?
Nous sommes gouvernés par une classe de prédateurs indigènes dont les comportements et les actions se situent en droite ligne des traditions de pouvoir qui prévalaient en Afrique au moment de la Traite des esclaves. Ceux qui nous gouvernent se comportent à l’égard de leurs pays comme des occupants étrangers. Ils traitent leurs pays comme des prises de guerre.
Ils ont une manière de se conduire dans la vie de tous les jours – une manière de parler, une manière d’accoutrement, de boire et de manger, de se montrer en public, d’éprouver des sensations, de jouir, de gaspiller nos maigres richesses, de se mettre en colère, de traiter leurs ennemis – qui démontre en tout point des qualités de la bête sauvage. La colonisation a encouragé en tous points cette tradition d’ensauvagement.
C’est cette tradition d’ensauvagement qui, historiquement, explique le rapport des États nègres à la mort en général, et surtout à la mort de ceux qui ont, par la lutte, représenté d’autres possibilités de vie ; la possibilité d’une émancipation radicale.
N.O. Le cas de Ruben Um Nyobè et de bien d’autres vous hante. Vous dites d’ailleurs que si vous vous êtes éloigné spirituellement du Cameroun, c’est en grande partie en raison de son refus de reconnaître l’existence du crâne d’un parent mort, ou plus largement, « le refus de sépulture et le bannissement des morts tombés lors des luttes pour l’indépendance et l’autodétermination ».
Il ne s’agit pas seulement du crâne de Um, mais aussi de tous ceux qui ont trouvé la mort au cours de la lutte – Pierre Yém Mback, Félix Moumié, Abel Kingué, Osendé Afana, Ernest Ouandié, la longue liste des gens sans nom et parfois sans sépulture. Il faut y ajouter ceux qui ont vécu sous le signe de l’exil et du bannissement, que notre pays n’a pas reconnu et qu’il a, à un moment, pourchassé – Ndeh Ntumaza, Abel Eyinga, Mongo Beti, Jean-Marc Éla et plusieurs autres.
Il ne faut pas, au milieu de tout ceci, oublier ceux qui, contre vents et marées, ont vécu debout, maîtres d’eux-mêmes, souvent à la marge ; ceux dont le modèle d’existence, au milieu du brouillard et de la fumée, continue de témoigner de ce que nous aurions pu devenir. Je pense par exemple à Fabien Eboussi Boulaga, cette figure singulière dont la pensée pèsera pour longtemps d’un poids propre dans la vie africaine de l’esprit.
N.O. Vous êtes donc parti pour la France, avez par la suite découvert les USA avant de déposer vos valises en Afrique du sud à la fin du XXe siècle. Votre regard sur chacun de ces trois pays est tantôt passionné, tantôt bouleversant. Quel héritage vous en avez eu en fin compte ? Et quel type de rapports entretenez-vous désormais avec le Cameroun ?
Je continue de vivre à cheval entre l’Afrique du Sud, les Etats-Unis et de temps à autre la France. J’aurai passé l’essentiel de ma vie à traverser le monde. Je me suis glissé dans chacun des lieux que j’ai habités non sans une réserve de distance et d’étonnement. C’est ce qui m’a permis d’assumer la cartographie instable et mouvante de ma vie. En marchant, j’ai rencontré d’autres gens, d’autres langues, d’autres sons et d’autres mondes. Né quelque part, je n’appartiens à aucun lieu en tant que tel. J’aurai passé l’essentiel de mes ans à embrasser la part morcelée de ma propre existence, à faire des détours et des rapprochements parfois improbables, à opérer dans les interstices dans le but de donner une expression commune à des choses que souvent nous dissocions. Le Cameroun, je le porte par-devers moi, dans une relation filiale avec les figures que nous évoquions à l’instant, persuadé qu’un jour, dans le futur, justice sera faite à leur nom et au texte qu’ils ont écrit.
N.O. Au regard de ce témoignage qui donne à votre livre une portée autobiographique, peut-on dire que vous êtes le symbole du citoyen afropolitain dont vous célébrez l’émergence dans la plupart de vos discours ?
Il m’est simplement arrivé de faire l’expérience de plusieurs lieux. Chacun de ces lieux est tissé dans l’étoffe même de ma vie. Chacun a laissé en moi des traces que je suis incapable d’effacer. Chacun aurait pu être, à lui tout seul, le midi et le crépuscule de mon existence. Mais en réalité, je n’ai pu me rapprocher de chacun d’eux que moyennant une prise de distance, l’érection d’une faille qu’il m’a ensuite fallu chaque fois essayer de franchir. Et c’est en marchant que j’ai appris à devenir, non pas « Nègre », mais simplement homme-dans-le-monde.
N.O. Vous parlez d’une Afrique qui est désormais « peuplée en majorité de passants potentiels ». Vous dites qu’ils sont tentés par l’aventure souvent difficile vers un ailleurs où ils rêvent de se « réinventer et de se ré-enraciner ». Comment réussir cette fuite forcenée alors que vous faites le procès d’une globalisation qui n’est plus, pour des millions de gens, « le temps infini de la circulation » ?
L’un des signes les plus dramatiques de la faillite des indépendances, c’est le fait que s’ils en avaient le choix, des centaines de millions d’Africains vivraient ailleurs et non pas chez eux. Ce désir généralisé de défection est une véritable catastrophe. Mais je fais également référence à des tendances lourdes de l’évolution sociale du Continent – bientôt plus d’un milliard d’habitants ; la montée d’une civilisation urbaine sans précédent dans l’histoire de la région ; un nouveau cycle de migrations internes ; la consolidation de nouvelles diasporas notamment aux Etats-Unis ; l’arrivée massive des Chinois dans les grandes métropoles continentales. La question est de savoir comment accompagner ces mutations structurelles. Il nous faut ré-imaginer des institutions en phase avec cette Afrique-en-mouvement, cette Afrique-en-circulation, cette culture fluide et très ouverte sur le monde et à la nouveauté ; cette constellation créole, et que j’appelle « afropolitaine ».
N.O. Revenons sur les causes de cet abandon du continent par ses dignes fils et filles. Vous pointez particulièrement du doigt la gestion calamiteuse des ressources disponibles par des rapaces au pouvoir. Ils s’en vont, en quelque sorte, parce qu’ils ne veulent plus vivre sous des « chefferies masquées ».
Les gens font aussi des choix personnels et tous ne sont pas liés à la situation politique désastreuse de nos États. Je parle de la nouvelle phase des migrations de masse, celles qui sont liées à la survie économique ou celles qui sont l’effet des situations de guerre et de conflits. Elles affectent des millions de gens dont certains se déplacent de camps en camps. Mais il y a aussi un processus de déplacement des frontières, que celles-ci soient physiques, culturelles ou cultuelles. De ce point de vue, il n’y a qu’à observer la sorte de réalignement mental à l’uvre dans les églises pentecôtistes qui se développent partout sur le continent sur un mode quasi-capillaire.
Ce basculement de la géographie, de l’imaginaire et des formes de mobilité est un facteur clé des recompositions en cours. Accompagner de manière créative ces recompositions exige que soient abolies les frontières héritées de la colonisation ; que soient ouverts de grands espaces de circulation sans lesquels il n’y aura guère de grands pôles régionaux de croissance économique et de créativité intellectuelle, culturelle et artistique. Nous avons besoin d’ouvrir, en Afrique, de vastes espaces de libre-circulation. Cet effort doit aller de pair avec la réforme des règles concernant la nationalité. Que l’on accorde, par exemple, la citoyenneté aux gens d’origine africaine qui le souhaiteraient, vieilles et jeunes diasporas confondues. Que l’on institue, à l’échelle continentale, un « droit de retour » pour ceux et celles qui souhaitent appartenir au continent.
N.O. Ce discours rappelle le projet des Etats-Unis d’Afrique dont rêvaient Marcus Garvey et plus tard Kwame Nkrumah. Aujourd’hui, des leaders comme Kadhafi tentent de faire prospérer cette idée au sein de l’Union africaine, qui est officiellement consciente de la nécessité de la concrétiser. Au-delà des discours, peut-on être optimiste par rapport à cette cause avec la génération des chefs d’Etat actuels ?
C’est un vaste horizon d’avenir et un nouvel imaginaire du futur qu’il s’agit d’ouvrir. Cet imaginaire doit être à la mesure des défis posés par le tumulte du présent. Les discours sur la globalisation cachent mal le fait qu’une grande « partition » du monde est en cours. Le processus de balkanisation du monde se traduit par la montée des peurs, le retour des murs, les tentatives de réduction du politique aux pulsions les plus primaires, la mise calculée de la raison au sommeil, le retour preux et gaillard de logiques racialistes que l’on croyait périmées.
L’Afrique ne peut guère faire face à un monde plus féroce que jamais avec une poussière de micro-États sans nom, sans voix ni poids propre. Elle doit absolument faire réseaux si elle veut se constituer en force autonome, capable d’embrasser le monde et d’agir à hauteur de celui-ci. Cette idée d’une « nationalité africaine », d’une « cité africaine » nous vient de loin. Elle est inséparable de l’émergence de l’Afrique à la modernité. Elle comporte des dimensions politiques, philosophiques, esthétiques et économiques. Pour la réactiver positivement dans les conditions contemporaines, il faut la remettre entre les mains des sociétés civiles africaines et en faire un grand mouvement culturel.
N.O. D’après votre dialectique, la plupart de nos dirigeants sont prêts à tout pour « rester au pouvoir à vie ». Vous établissez même un rapport entre les pratiques sexuelles de certains et cette gestion du pouvoir en postcolonie, où une « machine à jouir » en est marche. Comment fonctionne exactement une telle mécanique ? Par ailleurs, quels sont les pays où cela s’exprime le plus ?
Ce n’est pas qu’une affaire de dirigeants. C’est tout le rapport entre l’État et la société qu’il faut remettre en question. Chaque société a les dirigeants qu’elle mérite.
Ceci dit, la culture autoritaire postcoloniale – dont je disais qu’elle puise certains de ses ressorts dans l’ethos de la Traite des esclaves – est une culture phallocratique. La phallocratie, c’est le gouvernement du père ou du vieillard. Elle fonctionne sur la base de la croyance selon laquelle c’est dans le phallus que quelque chose se passe. C’est dans et par le phallus qu’il y a événement. En fait, le phallus, voilà l’événement ! Et le pouvoir, c’est l’effort que déploie le phallus sur lui-même pour devenir figure et structure. Non pas une structure de production, mais un conglomérat de sujets voués à la consommation sans but, au gaspillage le plus frénétique, à la dépense sans réserve, bref, à la vénalité et à la corruption.
C’est cela que j’appelle « la machine à jouir ». Ces « machines à jouir » sont à l’uvre dans des pays comme le Cameroun, les deux Congo, le Nigeria, l’Angola, le Gabon, les deux Guinées, le Tchad et le Kenya. La part de sénilité frappe, quant à elle, presque tous les pays africains
N.O. Vous montrez que le déficit de démocratie est l’un des dénominateurs communs des pays concernés. Dans la foulée, vous soutenez que, pour que la démocratie « s’enracine en Afrique, il faudrait qu’elle soit portée par des forces sociales et culturelles organisées ; des institutions et des réseaux sortis tout droit du génie, de la créativité et surtout des luttes quotidiennes des gens eux-mêmes et de leurs traditions propres de solidarité ». Il s’agit là, d’une remise en cause radicale des tentatives de lutte qui ont été menées depuis le début des années 1990.
Dans la plupart des cas, les luttes menées depuis 1990 n’ont manifestement pas entraîné une démocratisation radicale de la vie politique africaine. Dans les États francophones en particulier, l’on continue de truquer les élections comme au bon vieux temps de la colonisation. Les citoyens ne sont toujours pas à même de choisir librement leurs dirigeants. La seule forme d’alternance est l’alternance par la mort. Les successions, désormais, se font de père à fils.
Les expériences les plus avancées demeurent fragiles faute d’enracinement dans les institutions et les structures. Il y a un énorme décalage entre la façon de mener les luttes et les formes de la créativité sociale et culturelle en général, qu’il s’agisse des langages, des institutions, des manières de s’organiser ou des modes de légitimation. L’on a besoin d’une deuxième génération de luttes pour la démocratie en Afrique. Pour aboutir, cette deuxième génération des luttes devra nécessairement assurer le pont entre les formes d’un côté et la culture de l’autre.
N.O. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?
Il nous faut étudier très attentivement les multiples façons dont opèrent les logiques sociales et culturelles. Comment, dans la pratique de tous les jours, les gens font-ils communauté ? Comment s’organisent-ils pour pratiquer la solidarité ? De quels genres d’institutions se dotent-ils lorsqu’ils cherchent à réaliser des buts transcendantaux ? Dans quels langages parlent-ils des choses quotidiennes ou encore des fins dernières ? Comment chantent-ils ou prient-ils ? À travers quelles formes expressives cherchent-ils à communiquer la joie, la plainte ou les lamentations ? Comment articulent-ils le proche et le lointain ? À quelles formes de réappropriation soumettent-ils ce qui est nouveau ? Tout ceci constitue le capital culturel sans lequel il n’y a guère, ici, d’action efficace. Si l’on veut enraciner la démocratie en Afrique, il faut déployer ce capital culturel et ces gisements symboliques comme les ressources principales de la lutte. Il faut traduire l’idée même de la démocratie dans les langages des gens. Ce travail intellectuel, mais aussi tactique et organisationnel, n’est malheureusement pas fait.
N.O. Les partis d’opposition ont-ils aujourd’hui la légitimité et la crédibilité pour accompagner un tel projet ?
Les partis d’opposition sont loin d’avoir effectué le travail intellectuel dont je parlais il y a un instant. Il faut proposer un imaginaire qui parle aux gens dans les conditions concrètes de leur vie quotidienne. Ce retour aux situations quotidiennes doit aller de pair avec l’articulation d’un horizon d’espoir, une certaine proposition de futur. Mais davantage encore, il faut raviver la conscience de classe si l’on veut échapper aux rets de l’ethnisme. Ceci exige une énorme capacité de créativité et de traduction. Il est par exemple significatif que les églises pentecôtistes parviennent à redéfinir ainsi les contours de la communauté et de l’individu à partir d’idiomes dont pourraient s’inspirer les partis politiques d’opposition. Il est en effet possible de proposer de nouvelles visions de la communauté qui ne soient pas nécessairement biologiques, d’inventer de nouvelles formes de parentés qui transcendent le lignage ou la tribu. C’est cette sorte d’imaginaire qu’il faut savoir ouvrir.
En partenariat avec le site mediasfreres.org et le magazine Afriscope///Article N° : 9871