« A travers le voguing et la musique baroque, c’est le monde qu’on renverse ! »

Entretien de Marine Durand avec Frédéric Nauczyciel

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Des bals de voguing de Baltimore aux bals baroques de la cour du Roi Soleil ; de la tradition égyptienne du Baladi, aux fanfares de rue en uniforme… Rien a priori ne prédestinait ces mouvements et expressions artistiques à se rencontrer et à dialoguer sur une même scène. Et pourtant, avec la pièce chorégraphique et visuelle Singulis et Simul – traduisez « soi-même et ensemble » le plasticien Frédéric Nauczyciel et ses douze performeur.eu.s.es – Marquis Revlon, Kory Revlon, Dale Blackheart, Ivy Balenciaga, Riya Stack, Vinii Revlon, Matyouz Ladurée, Alexandre Paulikevitch, Blaise Cardon Mienville, Missy, Keiona, Yumi Rigout –  signent un syncrétisme osé, encore jamais présenté au théâtre sous cette forme. S’inspirant de la culture ballroom née dans les années 20 dans les communautés transgenres noires américaines aux Etats-Unis pendant la Harlem Renaissance, Singulis et Simul détourne les codes associés au genre, à la race, aux classes et autres normes de beauté pour s’en affranchir et questionner l’Art.   Africultures était à la Première le 22 avril à la Maison de la Culture du 93 en France et a rencontré Frédéric Nauczyciel.Interview.

Singulis-et-Simul ©Laurent-Philippe

Africultures. Frédéric Nauczyciel votre parcours artistique est dense et entrelacé. Vous travaillez au croisement de l’image (photographie, vidéo), du mouvement (danse, performance) et de la musique. En 2011, vous découvrez les ghettos noirs de Baltimore et la culture ball. Vous montez ensuite le Studio HMU avec plusieurs vogueurs/euses. Comment est né ce spectacle et depuis combien de temps y travaillez-vous ?

Frédéric Nauczyciel. Ce spectacle a d’abord été une commande de l’Orchestre Symphonique de Cincinnati en 2020, qui voulait rénover la forme du concert. Je suis donc parti de mon film A Baroque Ball [shade] (2013) qui réunissait 15 jeunes danseurs/euses de la scène voguing parisienne sur une interprétation baroque d’un concerto de Bach. J’y ai associé Dale Blackheart, célèbre vogueur américain ainsi que le légendaire Marquis Revlon, Kory Revlon et le chanteur Abdu Ali de Baltimore, et nous avons imaginé un concert immersif filmé où le public partageait le plateau avec les performeurs. Ce dispositif reprenait les temps forts d’une scène de bal avec d’abord une grande marche pour ouvrir le show ; un Legend Star Statement pour présenter les figures les plus connues ; des Battles et enfin un Grand Prize. En le mettant en parallèle avec un bal de cour sur un répertoire baroque, créé par Sylvain Cartigny, je voulais montrer comment une culture dite minoritaire s’approprie une culture majoritaire et dominante. En 2020 je suis rentré à Paris en plein confinement et nous avons commencé à réfléchir – dans une logique d’économie de moyen et sanitaire – à une version frontale du spectacle, au théâtre.  Cela m’a conduit à m’interroger sur la relation au public, l’art savant versus l’art amateur et sur les formes d’expériences collectives. C’est comme ça qu’est né ce spectacle : d’une commande mais aussi de la synthèse de dix ans de travail autour des recherches du Studio HMU sur les liens possibles entre la danse baroque et le voguing.

« Mon travail n’est pas de donner à voir du voguing mais plutôt d’interroger le public sur sa capacité d’analyse. Est-il capable d’envisager l’altérité autrement qu’à travers le prisme de l’exotisme ? »

Les Ballroom étant à l’origine des espaces underground, des safe places au sein de la communauté LGBTQ + noire américaine, le fait de les donner à voir au grand public, en France, et qui plus est en banlieue parisienne, dit-il quelque chose ?

Non, en France ou ailleurs, je ne porte aucun message et la scène voguing est d’ailleurs très présente en Île-de-France depuis plusieurs années. En revanche je dirais que cela comporte deux risques : celui de donner à voir de l’exotisme ou d’offrir une sorte de divertissement. Or, en gardant tout au long du spectacle un dispositif de création visuelle – qui intègre une caméra, des prises en direct, des capsules filmés et projetées – cela démultiplie les points de vue et permet de mettre en distance le regard du spectateur. La scène de danse au sol avec Riya Stacks, par exemple, réactive quelque chose de très sexualisé inspiré du strip-tease mais – grâce à un jeu de caméra en miroir et sa projection au plafond – elle questionne le spectateur sur sa position de voyeur. Mon travail n’est pas de donner à voir du voguing mais plutôt d’interroger le public sur sa capacité d’analyse. Est-il capable d’envisager l’altérité autrement qu’à travers le prisme de l’exotisme ?  Quant à la banlieue, n’oublions pas qu’elles sont des berceaux de culture queer éminemment créatifs… Pour voir un vrai Ball, il faut vouloir s’y rendre en personne !

Je n’ai jamais vu autant de marches dans un spectacle de danse ! (Rires). En termes scénographiques vous aimez jouer avec les lignes, les intersections et autres mouvements appelant à la déambulation… Marcher est-il une façon de se penser et d’être en relation avec son corps ?

C’est drôle car je travaille actuellement sur un projet de fanfare de rue intitulé The Marching Band Paris Project, je dirais donc que la marche m’obsède un peu, oui ! Je crois profondément que pour avoir une langue commune, il faut une expérience commune et donc faire une chose ensemble. Cela ne passe pas par la discussion mais par la pratique. La marche, la mise en mouvement est à mon sens une grande question pour l’Homme. Elle évoque la frontière, la liberté. Elle est d’autant plus actuelle de nos jours avec la question migratoire. Vous savez, ma famille a été déportée et lorsque j’étais enfant on me parlait souvent de la fameuse marche entre Auschwitz et Birkenau. Il s’avère que mon grand-père en est un survivant… Je me suis toujours demandé comment il avait réussi à marcher ce jour-là. Je crois que grâce à lui, j’ai compris que le corps était un lieu de résistance, de résilience et d’espoir.

Plus tard, mon cheminement intellectuel a été nourri pas des lectures phares comme celle de l’essai de l’historien Achille Mbembé Sortir de la grande nuit. Il y déploie notamment l’idée que marcher ensemble peut nous permettre d’aller vers un ailleurs et apprendre à mieux nous connaître. Dans cet essai, il abandonne aussi l’idée d’un afrocentrisme pour penser l’Africanité dans sa globalité, sa diaspora et sa mobilité. En travaillant entre Baltimore et Paris avec des personnalités issues de diverses expériences, je crois comme lui qu’on ne peut plus penser les choses de façon raciale mais dans un entre-deux.

Singulis-et-Simul-Kory-Relvon-Matyouz-Ladurée-et-Diva-Ivy-Balenciaga-©-Marc-Domage

A travers votre art – notamment visuel – estimez-vous travailler à une sorte d’archivage des identités LGBTQ+ américaines et françaises ?

Je parlerais plutôt d’expérience documentaire partagée car, en fait, je ne peux pas parler au nom d’une communauté. C’est pour cela que j’intègre de la fiction dans mes films ou dans mes performances… Elle est, je crois, la plus douée pour raconter une expérience singulière qui parlera à d’autres.

«On ne peut plus penser les choses de façon raciale mais dans un entre-deux »

Vous vous intéressez aux formes buissonnières de l’Art mais aussi aux lignes de partage et à la force du collectif… Qu’est-ce qui se joue à cet endroit-là selon vous ?

A Baltimore, par exemple, il existe une ligne de partage qui sépare le quartier noir, du quartier blanc. Cette ligne arbitraire ne figure pas sur Google Maps mais elle existe. Cependant, en traversant cette ligne, je reconfigure le territoire et – à ma façon – je la relativise. Ce qui se joue, c’est le non-respect des règles pour le bien collectif. Pour moi, si on invente un monde qui est sûr pour une personne qui n’est pas dans la norme ou qui se situe dans un entre-deux, alors il n’y a aucune raison pour que la majorité s’y sente mal. Créer des espaces où seule la majorité se sent « safe » au risque de mettre en inconfort les gens qui ne correspondent pas à cette norme est un contre-sens total !

Singulis-et-simul-Riya-Stacks-©-Marc-Domage

Dans un monde post-capitaliste, métisse, non binaire et parfaitement égalitaire le voguing aurait-il encore sa place ?

Dans mon travail, j’ai toujours proposé de faire comme si nous étions dans un monde post-racial, post-genré et équitable, comme si tout ceci était déjà résolu. A mon sens, cela permet de mettre plus de liberté, de légitimité et de créativité. Chacun apporte ce qu’il est sans se poser de question. Par exemple, Alexandre Paulikevitch, danseur engagé de Beyrouth, est venu avec tout le savoir de la danse traditionnelle Baladi. Nous ne l’avions pas prévu initialement mais la singularité de son récit faisait écho et sens dans le spectacle. Je suis allé vers le voguing car je pense que c’est l’endroit le plus créatif que j’ai jamais rencontré. Il existe certes une forme de conservatisme car cette danse joue sur les stéréotypes… Si le voguing venait à disparaître, je suis sûr qu’on trouverait d’autres formes de rituels ou de catharsis pour faire communauté… et si c’est le cas alors c’est là que j’irai ! Ce qui m’intéresse avant tout, ce sont les espaces possibles de croisement, les endroits émancipateurs, les entre-deux.

Un dernier mot sur la résidence du Studio House of HMU à Garges-lès-Gonnesse sous la Direction artistique de Vinii Revlon ?

Avec Vinii à Garges, nous essayons de créer des espaces de célébrations, des rituels, permettant de faire communauté et ou chacun pourrait se sentir bien… Des sortes de « trouées » où ils/elles trouveraient une capacité d’agir, où ils/elles seraient en position de répondant pour se célébrer eux/elles-mêmes. La chorégraphe Régine Chopinot et de nombreux invités ont accepté de rejoindre cette aventure. L’idée est de convier le public à partager ces espaces déracisés, dégenrés, intergénérationnels où tout est renversé, dans un entre-deux libérateur et festif !

Entretien de Marine Durand. Mai 2022. 

Singulis et Simul © Laurent Philippe

 

*Le titre de la pièce inverse la devise de la Comédie Française « Simul et Singulis », qui signifie : ensemble et soi-même.

Production : Le Grand Gardon Blanc / House of HMU Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre du programme New Settings et de la Direction Générale de la Création Artistique – ministère de la Culture.

  • 22 et 23 avril > MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis – Bobigny
  • du 12 au 14 mai > Maison des Arts de Créteil
  • 21 mai > Espace Lino Ventura – Garges-lès-Gonesse
  • 28 mai > Scène nationale d’Orléans
  • 9 et 10 juin > Théâtre National de Bretagne – Rennes
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