Les décalés magnifiques 

Figures de Noirs dans les films de Claire Denis

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A partir du milieu des années 80, le Noir prend une importance croissante dans la société française, en nombre mais aussi en image, à travers la publicité, le sport ou la musique. Dès lors, il commence tout doucement à trouver des premiers rôles dans quelques films français réalisés par des cinéastes blancs. Au milieu d’un ensemble dominé par les comédies (Black mic mac de Thomas Gilou, Les Keufs de Josiane Balasko, Romuald et Juliette de Coline Serreau, Vanille fraise de Gérard Oury, Métisse de Mathieu Kassovitz…) se distinguent trois films signés Claire Denis : Chocolat (1988), chronique coloniale située au Cameroun ; S’en fout la mort (1990), sombre drame se déroulant aux abords du marché de Rungis ; et J’ai pas sommeil (1994), libre variation autour d’un fait divers criminel à Paris.
La première chose qui frappe dans ces oeuvres est le soin que la cinéaste apporte à filmer les héros noirs, exclusivement masculins – ce qui fait souvent défaut aux comédies citées précédemment. La beauté des visages, majestueux et graves comme des masques, est exaltée par des cadrages serrés, et les corps sont valorisés jusque dans leur nudité (non sans une certaine ambiguïté d’ailleurs, mais Claire Denis a prouvé par la suite qu’elle traitait les corps blancs de la même manière). On voit souvent le torse sculptural du « boy » africain Protée dans Chocolat, tandis que dans J’ai pas sommeil, la caméra nous rend témoin du déshabillage du métis martiniquais Camille, avant de panoramiquer au plus près de sa peau jusqu’à ses fesses, sur lesquelles elle s’attarde en un pur moment de contemplation érotique.
C’est que l’homme noir, chez Claire Denis, est objet de désir, et en tant que tel, il attire inévitablement les regards, à commencer par ceux des autres personnages de la fiction : la petite France et sa mère Aimée concernant Protée, la jolie immigrée lituanienne Daïga concernant Camille… Mais ces femmes blanches qui braquent leur regard sur l’homme noir sont évidemment les doubles de Claire Denis. Par une sorte de mise en abîme, elles permettent à la réalisatrice d’inscrire son propre point de vue sur les Noirs, et ce d’autant plus que France est en partie un personnage autobiographique, Claire Denis ayant passé son enfance en Afrique. La caméra, donc l’instance énonciatrice, est du côté de ces femmes, « décrivant » leur regard, c’est-à-dire représentant à l’image ce qu’elles regardent. Ainsi la femme blanche devient, par délégation, porteuse du regard spectatoriel, ce qui favorise assurément l’identification.
Pendant ce temps, l’homme noir demeure dans la sphère de l’altérité, car son propre regard est rarement « décrit » par l’image. La caméra adopte par rapport à lui une position d’observation extérieure, et si elle s’applique à capter ses moindres gestes, elle ne livre pas la clé de ses agissements, et n’en élucide pas les motivations psychologiques. Cette absence du point de vue noir ne signifie absolument pas qu’il est considéré par Claire Denis comme négligeable. Nous y voyons au contraire un principe profondément éthique : la cinéaste semble s’interdire le droit de « rentrer dans la tête » du protagoniste, par crainte de le trahir, compte tenu de tout ce qui les sépare. En tant que femme blanche, elle estime difficile de se mettre à la place d’un homme noir.
Les films de Claire Denis maintiennent donc le personnage noir dans une forme d’opacité, préservant sa liberté en refusant de l’enfermer dans une signification déterminée à l’avance. Le Camille de J’ai pas sommeil en est le meilleur exemple, porté par l’interprétation très troublante de Richard Courcet. Inspiré de Thierry Paulin, ce jeune Antillais qui assassinait les vieilles dames dans le 18ème arrondissement, c’est un être fuyant, souvent vu à l’image de dos. Et à l’instar de son regard qui se dérobe sans cesse, le sens de ses meurtres nous échappe totalement. Il est à ce titre intéressant de voir comment le film dynamite le « politiquement correct » en représentant un protagoniste noir « mauvais », tout en n’établissant aucun rapport entre ses actes criminels et sa couleur de peau.
Chez Claire Denis, les personnages noirs n’ont du reste nulle vocation à jouer un rôle de modèle dans quelque discours républicain bien-pensant – là où d’autres cinéastes (Josiane Balasko, Coline Serreau) les utilisent pour délivrer leur couplet sur l’intégration sociale (ne se rendant pas compte que leur conception de l’intégration, en prônant l’alignement sur le partenaire blanc, débouche sur la négation de la négritude). Le Noir de Claire Denis se situe à l’écart de la société française, non intégré mais s’assumant comme tel. Taciturne et renfrogné, il affiche dans son comportement une indépendance qui peut passer pour de la sauvagerie…
Ainsi le Jocelyn de S’en fout la mort, magistralement incarné par Alex Descas (tout comme Théo dans J’ai pas sommeil, auquel il ressemble beaucoup) ; son inadaptation vient de ce qu’il est, fondamentalement, un déraciné. Originaire de Martinique, il illustre la condition de l’exilé qui a le mal du pays, figure récurrente du cinéma de Claire Denis (sans doute marquée par son propre départ de l’Afrique). La nostalgie douloureuse du personnage se cristallise dans son lien très fort avec les coqs qu’il dresse pour des combats clandestins, et qui lui rappellent sa jeunesse aux Antilles : il fait corps avec eux, jusqu’à connaître leur destin tragique. La réalisatrice rend également palpable son sentiment de manque en plaçant le film dans un décor et une atmosphère qui sont l’antithèse exacte, le négatif de l’image que l’on se fait de la Martinique : « paysage » triste et bétonné de la banlieue parisienne, espaces clos et oppressants… Dans S’en fout la mort, les Antilles sont bien présentes, mais en creux, par défaut.
Le désarroi de Jocelyn est évidemment indissociable de son hostilité à la métropole, qui trouve sa source dans la période esclavagiste et coloniale. Alors que tant de films donnent des rapports entre Blancs et Noirs une vision commode en circonscrivant le racisme à des phénomènes ponctuels, Claire Denis n’occulte pas le poids d’un passé sensible qui continue de parasiter les relations interraciales à bien des niveaux. S’en fout la mort en offre l’illustration à travers le personnage d’Ardennes (étonnant Jean-Claude Brialy), qui engage Jocelyn pour entraîner les coqs. Ancien patron de boîte de nuit en Martinique, il a conservé vis-à-vis des Noirs une mentalité de colon, et la fausse amabilité « paternaliste » qu’il leur témoigne souvent (le scénario laisse même supposer qu’il pourrait être le père du héros) cache mal sa volonté de les exploiter.
Si Jocelyn est tellement méfiant à l’égard des Blancs, c’est donc bien qu’il voit resurgir dans cette aventure les relents d’une histoire nauséabonde (stigmatisée par la chanson de Bob Marley « Buffalo Soldier », qu’on entend à deux reprises). Est-il abusif de faire un parallèle entre le camion qui, au début du film, transporte les coqs dans des cages, et les bateaux « négriers » qui, entre le XVIème et le XIXème siècle, assuraient la traite des Noirs ? Ce n’est pas un hasard si, dans une scène ultérieure, Jocelyn tente de libérer les volatiles en ouvrant toutes les grilles… Face à l’oppresseur blanc, il va de plus réactiver les formes de résistance de ses ancêtres esclaves. Ayant arrêté de travailler, il essaie de prendre la fuite, tel les « nègres marrons » qui se réfugiaient dans les bois pour échapper à la servitude. Ramené sur les lieux du combat de coqs, il interrompt l’affrontement, insulte l’assistance en créole et la défie par des gestes paroxystiques. C’est alors qu’il est poignardé par le fils blanc d’Ardennes (comme dans l’épisode biblique d’Abel et Caïn).
Il est de toute manière probable qu’il y avait dans son ultime bravade un caractère suicidaire. Le suicide était le dernier moyen auquel avaient recours les esclaves pour se soustraire à l’emprise de leurs maîtres. Nous voyons donc en Jocelyn un personnage d’une grande force qui, du nom de son coq préféré, « s’en fout (de) la mort ». Or, comme l’écrit Hegel dans La Phénoménologie de l’esprit : « C’est seulement par le risque de sa vie qu’on conserve la liberté ».
On trouve une problématique similaire dans Chocolat, dont l’action se passe en Afrique dans les derniers temps de la colonisation. Celle-ci y est dénoncée sous son versant le plus immoral, en tant qu’elle bafoue l’autochtone dans sa nature d’être humain et mène tout droit à l’animalisation. Parallèlement, le film décrit la complicité qui lie la petite France à son domestique Protée (l’excellent Isaach de Bankolé), et montre que même dans ce cadre, l’écart ne disparaît jamais totalement, et que les relations entre les deux protagonistes demeurent sous-tendues par des questions de rapports de force. Ces derniers s’expriment dans leurs jeux communs, où France fait parfois fonctionner à plein son appartenance à la classe des maîtres. Mais d’autres fois, c’est Protée qui commande. Un tel retournement évoque bien entendu la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, avec Protée à la place de l’esclave (par deux fois, il prend d’ailleurs la pose de la statue de Michel-Ange) qui devient le maître du maître. Sauf qu’ici, le vecteur de sa libération n’est pas le travail, mais le pouvoir de fascination qu’il exerce sur France.
Etant donné que cette fascination se transforme en attirance physique chez Aimée, le processus dialectique ne manque pas de se reproduire entre la femme blanche et le serviteur noir. En effet, Protée la domine par le regard, et, à la fin du film, alors qu’elle s’était risquée à le toucher, il la repousse, malgré son propre désir pour elle. Ainsi la liaison interraciale est rendue impossible par le contexte colonial (tout comme celle entre Jocelyn et la femme d’Ardennes dans S’en fout la mort).
Claire Denis se démarque une fois de plus de la tendance générale lorsqu’elle traite ce thème du couple mixte – motif récurrent des films ayant un ou une Noir(e) pour protagoniste, où il est souvent mis au service d’une idéologie simpliste voire douteuse (facteur de promotion sociale pour la femme de ménage de Romuald et Juliette, mais au prix de son annexion par le monde blanc, c’est-à-dire de sa domestication morale). Dans J’ai pas sommeil, la réalisatrice met en scène deux liaisons interraciales dont elle ne cache pas les difficultés (violence entre les partenaires) et qu’elle situe résolument en marge de la société. Le couple homosexuel, Camille et Raphaël, vit à l’hôtel, et gagne son argent non pas en travaillant, mais en tuant. Quant au couple hétérosexuel formé par Mona (Béatrice Dalle) et Théo, il n’est pas vraiment « installé » non plus, ni professionnellement, ni spatialement, puisque Mona ne cesse de s’enfuir de l’appartement de Théo au rythme de leurs fréquentes disputes.
Pourtant, le film nous montre un moment où, à l’inverse, l’harmonie est parfaite au sein de ce couple. Il s’agit de la scène durant laquelle Mona rejoint Théo sur le toit de l’immeuble, en pleine nuit, et s’appuie tendrement contre son épaule… Union surprenante, mais foncièrement belle, entre une femme blanche caractérielle et un homme noir renfermé, presque raciste, le couple Mona/Théo est à l’image du film tout entier, oeuvre du métissage qui orchestre la rencontre d’éléments apparemment hétérogènes, non dans le but de les diluer, mais dans l’espoir qu’ils s’enrichissent mutuellement, et que de leur combinaison naissent des effets inouïs. Le résultat est magnifique. 

Cet article reprend quelques éléments d’un mémoire de DEA intitulé « Représentations de Noirs dans le cinéma français contemporain ». Vous pouvez vous le procurer en faisant parvenir la somme de 90 FF à : Frédéric Darot, 36 rue Marcel Sembat, 94240 L’Haÿ-les-Roses.
Frédéric Darot est également l’auteur d’un mémoire sur Marcel Pagnol. Comme réalisateur, il a signé des documentaires musicaux et un court-métrage (La Mort dans les blés – 1998).///Article N° : 1323

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