Comment dépasser un enfermement culturel dans lequel la critique, les institutions et parfois même le spectateur consignent les artistes ? Comment sortir des stéréotypes liés à son origine ou à sa culture natale ? Comment faire évoluer positivement la critique des arts extra-occidentaux ? Autant de questions auxquelles des artistes comme les Camerounais Pascale Marthine Tayou et Barthélemy Toguo, les Sud-coréennes Kimsooja et Sookyung Yee et l’Indien Sudodh Guptaont ont choisi de donner, à travers leurs uvres, des éléments de réponses et de réflexion.
» L’exotisme ne surgira pas. »
Victor Segalen, Essai sur l’Exotisme
Il n’est aujourd’hui plus possible d’envisager le monde et l’art contemporain à travers des cultures autonomes et distinctes, au contraire le transnationalisme est la clé pour appréhender un monde en mouvement perpétuel où les échanges sont constants et permanents. Des échanges de toutes sortes et de toutes formes que nous retrouvons dans de nombreuses pratiques artistiques. Il est donc ici question d’artistes qui pour s’extraire de ce marasme souvent caricatural utilisent volontairement des signes de leurs cultures originelles respectives afin de les inscrire et de les transposer avec intelligence aux problématiques actuelles. Ces dernières sont en lien avec le mouvement globalisant aspirant dangereusement et lentement les spécificités culturelles, le particulier et l’insoupçonnable. Un mouvement dont les traits négatifs peuvent être effacés en fonction de la compréhension qui en est faite par les artistes, peut s’avérer salvateur et créateur de nouvelles formes. De même, la globalisation peut engloutir les singularités ou bien être un moteur formidable dans le domaine culturel.
Comment préserver une identité culturelle unique tout en s’impliquant activement dans la spirale globale ? Pour y réfléchir nous avons souhaité éclairer une partie de la scène artistique interculturelle active depuis les années 1990/2000, née avec l’essor des théories postmodernes et des expositions dédiées aux arts extra-occidentaux qui ont trop longtemps été laissés de côté. Des bottari, des sacs plastiques, des aquarelles, des sculptures en bois, de la porcelaine brisée ou des casseroles, voici les signes retenus par Kimsooja, Pascale Marthine Tayou, Barthélemy Toguo, Sookyung Yee et Sudodh Gupta. Les trois premiers sont des artistes dits diasporiques, en exil. Ils transportent avec eux une double culture ou même une multiculture qu’ils mettent à profit dans leurs pratiques artistiques. La situation complexe qu’est celle de l’artiste en transit l’amène à réfléchir le monde au-delà des frontières et des cultures nationales. Il est le garant d’une interculturalité devenue aujourd’hui incontournable sur la scène artistique contemporaine. Plus avant la naissance de l’art interculturel, nous pouvons penser aux peintures de Jean-Michel Basquiat qui, dès le début de sa carrière, a entremêlé l’art urbain, mural et la peinture vaudou haïtienne. Il a puisé dans ses origines haïtiennes pour exprimer ses préoccupations en tant que jeune artiste Noir exerçant aux États-Unis dans les années 1970. En affichant une spécificité culturelle, Basquiat prônait une unicité tout en l’activant dans la mouvance du street art né dans les rues de New York à la même époque. Les peintures syncrétiques de Basquiat ont fait de lui un artiste interculturel à la fois extrêmement moderne mais aussi profondément marqué par le malaise de l’époque. Si Jean-Michel Basquiat s’est servi d’une partie de sa culture, les artistes contemporains que nous qualifions, pour reprendre le terme de Victor Segalen, d’exotes, transportent et transposent leurs spécificités culturelles afin de les transcender. Des exotes sur lesquels Segalen écrit : » celui-là qui, voyageur-né, dans les mondes aux diversités merveilleuses, sent toute la saveur du divers « . (1) Des artistes en exil appartenant aux diasporas culturelles, qui dispersent leurs arts au fil des continents et se réclament de » l’esthétique du divers » développée par Victor Segalen. Le concept même de l’esthétique du divers, éloigné de celui de l’enracinement culturel, est au cur des réflexions menées par les artistes interculturels. Les idées de Segalen sur l’exotisme, l’altérité, la différence et le voyage, développées au début du XXème siècle, sont extrêmement actuelles et nécessaires à la compréhension des bouleversements connus par le monde de l’art depuis les années 1980-1990. Les artistes exotes tendent tous vers la diversité du monde puisqu’elle leur apporte sans cesse un enrichissement.
Prenons un premier exemple avec le travail de l’artiste sud-coréenne Kimsooja, qui dans les années 1990, fut invitée en résidence artistique aux PS1 à New York. Durant ce séjour, l’artiste, qui travaillait jusque-là avec des morceaux de tissus qu’elle assemblait, eut un déclic qui changea radicalement sa pratique. Sur le sol Américain elle vit avec d’un nouvel il ses bottari, des ballots en tissus traditionnels coréens. Le bottari est l’équivalent d’une valise, il sert à transporter des affaires privées d’un point à un autre. Il est de coutume d’utiliser un couvre-lit de fabrication artisanale et traditionnelle pour envelopper les objets à transporter. Un couvre-lit tissé, cousu et brodé par les femmes d’une famille et augmenté au fil des générations. Il s’agit donc d’un témoin de l’histoire intime d’une famille, un témoin précieux. Kimsooja, en reprenant au sein de sa pratique artistique, une coutume sud-coréenne ancrée dans le quotidien, porte une spécificité culturelle qui pourtant traduit un concept universel : l’exil. Elle a réalisé une performance en 1997, Cities on the Move : 2727 Kilometers Bottari Truck, durant laquelle Kimsooja réalise 2727 kilomètres assise sur le sommet d’une montagne de bottari entassés à l’arrière d’une camionnette. (2) L’artiste transporte dans les bottari des vêtements qu’elle a collectés dans différents villages coréens. Elle a ensuite sillonné différents endroits ayant trait à son enfance, procédant à un pèlerinage intime de son histoire personnelle, à la recherche d’une récollection d’elle-même. Elle retisse ses souvenirs pour reconstruire sa mémoire, assise sur les balluchons de tissus.
De la même manière, l’artiste camerounais Barthélemy Toguo, dans une uvre comme Road to Exile (2008), dispose des ballots de tissus et de plastique sur une barque en bois. Cette dernière symbolise les boat people, les jeunes Africains prêts à risquer leurs vies pour traverser la Méditerranée afin de rejoindre les côtes Européennes synonymes d’eldorado fantasmé. Les idées de mouvement, de transport, de voyage, d’échange et même de perdition sont placées au cur de leurs travaux. Lorsque Barthélemy Toguo choisi de produire des aquarelles géantes sur cartons, représentant des motifs africains tout en disposant au sol de ses expositions, des cartons d’exportation de bananes, il s’inscrit pleinement dans une réflexion sur la mondialisation et plus particulièrement sur le marché Africain mis en rapport avec l’Occident. La circulation des êtres humains et des marchandises jouent d’ailleurs un rôle important dans son travail. Jan-Erik Lundström décrit Toguo comme un » porte-parole du droit des minorités, chroniqueur des périls inhérents au franchissement des frontières, observateur attentif du pouvoir et des absurdités du quotidien, conteur de la diaspora traduisant les cultures et renommant les identités noires / africaines. » (3) Lorsque Toguo sculpte dans le bois des tampons de grands formats, comme ceux utilisé par les douaniers dans les aéroports, il joue avec le stéréotype de l’artiste africain sculptant le bois mais aussi avec les difficultés rencontrées par différentes populations à circuler d’un continent à l’autre. Les travaux de Kimsooja et de Barthélemy Toguo portent une réflexion sur la notion de frontière et de leur traversée. Actuellement, la frontière est dans certains cas invisible ou bien pour d’autres extrêmement marquée. Les artistes exotes traversent les frontières culturelles, leurs travaux sont caractérisés par une grande liberté. Une liberté quant à leurs sujets et leurs objets. Leurs objets, produits à partir de signes culturels spécifiques, ne les enferment pas dans un système culturel unique ou bien dans une attente particulière de la part des institutions et de la critique. S’inscrire dans l’esthétique du divers comme le font les artistes interculturels présente un risque et des interrogations quant à la perte progressive d’une identité propre. Les artistes souhaitant annihiler les spécificités culturelles qui leur sont propres, ne sont-ils pas amenés à se perdre également ?
À la lecture des écrits de Victor Segalen ou d’Édouard Glissant, nous comprenons que la perdition identitaire est peu probable, au contraire celle-ci se voit enrichie et nourrie de nouveaux échanges, rencontres et territoires. La confrontation avec l’Autre dans un processus de création et de réflexion sur le monde en mouvement est un atout puisqu’elle est synonyme de partage et de complémentarité. Lorsque l’artiste sud-coréenne Sookyung Yee demande à un céramiste italien la réinterprétation d’un conte folklorique coréen, elle fait le choix d’entremêler deux civilisations : occidentale et orientale. Translated Vases (2007) est une installation composée de douze éléments en céramique, s’inspirant du style de la Dynastie Chosun. Une porcelaine qui au XVIème siècle a suscité la convoitise des Japonais qui après avoir envahi la Corée ont fait expatrier les meilleurs céramistes coréens. Les éléments en céramiques exposés par Sookyung Yee retracent une histoire spécifique, à travers un matériau spécifique, pourtant ils sont morcelés, recollés, recomposés. Douze éléments difformes. Les traces de fissures sont recouvertes d’une épaisse peinture dorée. Il n’est pas question d’objets précieux, mais d’une évocation historique et culturelle que l’artiste a choisi de partager avec un céramiste italien. Nous voyons donc une coopération interculturelle ayant pour résultat une installation exotique. Exotique au sens positif puisque l’installation est le reflet d’un partage, d’une fusion et d’un voyage avec l’Autre. Les pratiques interculturelles combattent fermement l’exotisme au sens traditionnel et stéréotypé. Un concept malheureusement encore trop présent dans la critique Occidentale. En aucun cas les artistes interculturels ne sont les représentants d’une culture spécifique ou d’une nation. Au contraire leurs pratiques artistiques sont rhizomiques au sens deleuzien et au sens donné dans les écrits d’Édouard Glissant. Ils sont avant tout les citoyens et les acteurs du Tout-Monde.
L’idée de l’identité comme racine unique donne la mesure au nom de laquelle ces communautés furent asservies par d’autres, et au nom de laquelle nombre d’entre elles menèrent leurs luttes de libération. Mais à la racine unique, qui tue alentour, n’oserons-nous pas proposer par élargissement la racine en rhizome, qui ouvre Relation ? Elle n’est pas déracinée : mais elle n’usurpe pas alentour. (4)
En mettant en avant la différence, l’altérité et la diversité dans leurs uvres, les artistes exotes consomment, dépassent et évacuent l’exotisme. Pascale Marthine Tayou, artiste Camerounais, se sert des clichés liés à l’art contemporain Africain sans cesse ramené non seulement aux formes primitives africaines mais aussi au fait de la récupération de matériaux. Il réalise des sculptures polymorphes composées d’un corps en bois harnaché de tissus, de plastiques, de tresses de cheveux et d’autres matériaux. Les déchets, du plus attrayants au plus repoussants, sont incorporés dans ses installations. Pas de hiérarchisation des matériaux. » Le rejet devient objet, comme le rejet idée. Les poubelles de la société comme les poubelles de la pensée. [
] Tout est vieux, tout est neuf. Tout a une forme, sa forme, qui parle, qui hurle, qui éclate aux yeux de celui qui ne sait plus voir. » (5) Les sculptures sont disposées sur des bûches de bois laissées volontairement à l’état brut. Tout comme Barthélemy Toguo, Pascale Marthine Tayou se moque de l’étiquette infligée à l’artiste Africain qui ne serait forcément qu’un sculpteur sur bois, s’inspirant des arts premiers ancestraux. Il mêle donc bois et récupération avec ironie tout en actualisant son propos. La récupération est ici prise au pied de la lettre au service d’une uvre poétique et engagée. Pascale Marthine Tayou a donc produit des installations géantes entièrement conçues à partir de sacs plastiques jetables et multicolores. L’artiste retourne le spécifique, ici la récupération comme stéréotype, pour le rendre universel. Le langage syncrétique employé par Tayou est transposable aux différents continents.
Rester infirme au milieu de la masse des regards exogènes et endogènes de l’internet, surfer » in ou out, on ou off « , construire sa propre civilisation d’ici et d’ailleurs, étendre sa pensée au-delà des frontières, créer de nouvelles intersections dans l’esprit, lorgner de nouvelles convenances pour faire avancer la vie novatrice des peuples. (6)
L’artiste indien, Sudodh Gupta, joue également sur les clichés et stéréotypes liés à la culture indienne en empilant frénétiquement des ustensiles de cuisine pour créer des installations aux formats souvent gigantesques. Les ustensiles de cuisine en fer galvanisé étant des représentants culturels et symboliques extraits du quotidien indien. Gupta intègre dans sa pratique divers objets de quotidien comme des couverts de table, des vélos, des seaux etc. Very Hungry God est une tête de mort géante et souriante réalisée à partir de casseroles, la tête de mort étant le sujet chéri des artistes occidentaux anciens et modernes. L’artiste indien s’inscrit dans l’héritage duchampien et des Nouveaux Réalistes, les objets de ses installations étant des ready-made qu’il assemble et transpose à sa guise. La spécificité culturelle de départ est rapidement balayée du fait non seulement de l’accumulation mais aussi de l’universalité des objets choisis et des sujets traités. Les artistes exotes sont de manière métaphorique les îlots de l’archipel culturel mondial et créole, des îlots connectés entre eux, formant un réseau artistique en renouvellement constant. Le concept de créolisation développé par Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant, Raphaël Confiant et bien d’autres, est placé au cur des pratiques artistiques ayant une conscience accrue du monde actuel. Un monde bouleversé. Au fil des pratiques interculturelles, nous assistons à une mutualisation culturelle au profit d’une identité-monde. Les cultures, influences et références se croisent et se créolisent, créant sans cesse de nouvelles formes et de nouvelles pensées. Voilà la force de l’art interculturel : la liberté et le pouvoir de créoliser sans limite les cultures.
1. Segalen, Victor. Essai sur l’Exotisme : Une Esthétique du Divers. Paris : Fata Morgana, 1978, p.29.
2. Kimsooja, en résidence au Mac Val en 2007, réitère la performance en sillonnant les rues de Vitry jusque Paris, en passant précisément devant les symboles de l’histoire de France et l’histoire des populations immigrées depuis les années 1950.
3. Lundstrom, Jan-Erik. » Le Trait d’union mis en scène : Thèses sur les théâtres de traduction de Barthélemy Toguo » in Barthélemy Toguo : The Sick Opera. Paris : Paris musées : Palais de Tokyo, 2004, p.25.
4. Glissant, Edouard. Traité du Tout-Monde (Poétique IV). Paris : Gallimard, 1997, p.18-21.
5. Pivin, Jean-Loup. » Pascale Marthine Tayou « , in Revue Noire, n°23, décembre 1996/ janvier-février 1997, p.23.
6. Tayou, Pascale Marthine. » Le Devenir des Hommes Rieurs » in Revue Noire, n°26 septembre/octobre/novembre 1997, p.82.///Article N° : 9422