Luck Ambinintsoa Razanajaona, « cinéaste en voie de disparition »

Entretien de Karine Blanchon avec Luck Ambinintsoa Razanajaona

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Luck Ambinintsoa Razanajaona n’a pas encore trente ans mais est déjà un réalisateur accompli avec une participation au Talent Campus du Festival de Berlin en 2012, deux sélections au Festival de Clermont-Ferrand en 2013 et 2014, un Zébu d’Or fiction aux Rencontres du Film Court de Madagascar en 2014, un Tanit d’Argent aux Journées Cinématographiques de Carthage en 2014 et récemment le Poulain d’Argent au FESPACO. Rencontre avec ce jeune prodige du cinéma malgache.

– D’où vient votre passion pour le cinéma ?
Durant mon adolescence, les salles de cinéma de la capitale malgache avaient déjà pratiquement toutes fermé. Il ne restait que des vidéos-club diffusant des films en VHS où je me rendais plusieurs fois par semaine. Mon intérêt pour le cinéma est né en visionnant quelques classiques français et hollywoodiens, des films de Jean-Luc Godard à Ben Hur et King Kong. Par la suite, je me suis intéressé à d’autres arts comme la musique, le slam ou les arts plastiques. J’ai vraiment su que je voulais faire du cinéma lors d’un atelier de réalisation et de production cinématographique à Madagascar.

– Quelles sont vos influences cinématographiques ?
Lors de ma formation en cinéma à l’ESAV de Marrakech en compagnie de mon compatriote Ludovic Randriamantsoa, je visionnais quotidiennement trois films en plus de ceux analysés en cours. J’avais besoin de me forger une culture cinématographique. Ainsi, j’ai découvert les cinématographies du monde, notamment russe, japonaise ou iranienne. Grâce à Samba Félix Ndiaye que j’ai rencontré ensuite, j’ai pris conscience de mes lacunes en cinémas africains et j’ai donc visionné les œuvres de Sembène Ousmane ou de Djibril Diop Mambéty, mais aussi Quand les étoiles rencontrent la mer de Raymond Rajaonarivelo. Selon moi, chaque jeune cinéaste devrait avoir vu les films de nos pères africains avant de trouver sa propre voie.

– Votre prix au FESPACO est le deuxième pour Madagascar dans la catégorie court métrage, quarante-deux ans après le sacre de Benoît Ramampy dans ce même festival. Avez-vous l’impression d’être l’héritier de ce cinéma malgache engagé ?
Oui, en tant que membre de la nouvelle génération de cinéastes Malagasy, je me sens l’héritier de ce cinéma Malagasy engagé. Mon travail parle de lutte sociale, des droits de l’Homme, mais aussi d’une certaine notion de liberté, de rêve et d’espoir quand la machine étatique nous oppresse et nous oublie. Mais le cinéma engagé n’est pas le propre de l’Afrique. Il est l’œuvre de tout réalisateur qui pense qu’une révolution humaine et culturelle est nécessaire pour permettre à l’Homme de se libérer de l’oppression. J’ai une pensée particulière pour Jafar Panahi qui vient de gagner l’Ours d’Or à Berlin récemment. Au-delà de son talent et de son regard de cinéaste exigeant, ses films respirent l’engagement, l’espoir et la liberté. Je m’inscris dans cette lignée-là.

– Quel regard portez-vous sur les films produits aujourd’hui à Madagascar ?
Depuis les années 2000 avec l‘arrivée du numérique et la création de maisons de production locales, les films Malagasy se sont multipliés mais leur qualité reste très inégale. Beaucoup de longs métrages ne sont produits que pour engranger de l’argent et divertir la population sans se soucier de la qualité. Cette façon de travailler rapidement pour une distribution en VCD ressemble beaucoup à Nollywood. Avec la création des Rencontres du Film Court en 2005, on a vu apparaître des films de qualité réalisés avec un tout petit budget, voire sans aucun budget, destinés à ce festival. Toutefois, beaucoup abandonnent après le festival car être cinéaste à Madagascar n’apporte pas de stabilité financière. Les courts métrages d’animation forment un peu une exception car des réalisateurs comme Randriamahaly Sitraka, Herizo Ramilijaonina, CID, ou encore Ridah Andriantomanga sont devenus des références, et pas seulement à Madagascar.

– Justement, vous êtes un réalisateur issu des Rencontres du Film Court (RFC) qui fêtera ces dix ans mi-avril. Pensez-vous que ce festival soit un bon tremplin pour les réalisateurs malgaches ? Pourquoi ?
Tous les réalisateurs Malagasy émergeant sont « par défaut » des réalisateurs issus des RFC, car c’est la seule plateforme de diffusion de nos films pour le public Malagasy. Il faut louer les efforts de ce festival qui a gagné en expérience et en notoriété. Les RFC restent un grand tremplin pour les jeunes cinéastes Malagasy. Sa programmation et ses prestigieux invités en font une référence. Je regrette cependant que, malgré sa notoriété, les RFC ne s’engagent pas davantage pour lutter contre la situation sociale alarmante des cinéastes Malagasy et pour proposer des réformes pour rendre pérenne l’activité cinématographique à Madagascar. Chaque année, les RFC organisent une conférence-débat avec les institutions politiques sur la situation du cinéma à Madagascar mais cette situation n’évolue pas ! Tout acteur culturel et cinématographique qui est témoin d’une catastrophe culturelle majeure a le devoir de se battre pour l’empêcher sinon ce serait du « non-assistance à Cinéma en danger » !

– Votre film Madama Esthera a été financé par le concours « Haraka ! » de CFI. D’autres réalisateurs malgaches se tournent vers le financement participatif via des sites comme Touscoprod par exemple. Est-ce à dire que l‘Etat malgache, notamment Tiasary, n’aide pas suffisamment à la production de films à Madagascar ?
Tout d’abord, le financement participatif pour un film africain relève du parcours du combattant. Les contraintes sont énormes car il faut avoir un compte bancaire domicilié en Europe. En plus, pour réussir le crowdfunding, il faut une communication pointue et un réseau de soutiens. Comment pourrait-on réussir si on a du mal à se connecter à internet ou, pire, si on n’a pas de budget pour lancer l’appel à participation ? Madagascar possède un Office Malgache du Cinéma censé soutenir les cinéastes. Mais depuis son existence, aucune politique cinématographique majeure n’existe ! Parfois, on se voit accorder « une aide au déplacement » mais ces aides ne bénéficient pas à tout le monde et souvent cette somme couvre à peine l’assurance voyage. A l’instar de beaucoup de pays du continent africain, nous n’avons plus de salles de cinéma, aucun fonds d’aide à la production et aucun accompagnement à la distribution. Je pense qu’une réforme en profondeur est nécessaire pour que cet Office Malgache du Cinéma mérite vraiment son nom. Le cinéaste est une espèce en voie de disparition à Madagascar aujourd’hui, et seule une politique cinématographique solide pourrait sauver le Cinéma Malagasy.

– Selon vous, quelles mesures devraient être entreprises pour encourager la production de films à Madagascar mais aussi leur diffusion ?
Beaucoup de pays subissent aussi ce manque d’industrie cinématographique. La plupart du temps, cette absence de structures engendre soit une prolifération d’industries parallèles, sortes de blanchiment d‘argent, soit une lutte de « survie ». Les réalisateurs finiront par abandonner le cinéma pour se tourner vers la publicité afin de gagner une misère mais encore assez pour faire vivre leur famille. La première étape serait de faire du cinéma « une affaire nationale ». Ensuite, il faudrait reformer l’Office Malgache du Cinéma, avec une direction collégiale, composée à la fois de cinéastes qui connaissent la réalité du métier et de personnalités du monde culturel qui auraient à cœur de mener une politique cinématographique solide, avec une obligation de résultats. Il faudrait aussi garantir l’intégrité et la transparence pour qu’il y ait un vrai renouveau. Madagascar est un pays où « les hommes et femmes intègres existent » donc j’ai de l’espoir. Il faut que le gouvernement Malagasy prenne conscience de l’importance de la Culture et du Cinéma. Dans un second temps, il faudrait vraiment réfléchir à la création et au financement d’un fonds d’Aide à la Production Nationale à l’instar d’autres pays dont nous pourrions nous inspirer. Je crois que c’est le bon moment car des projets pertinents sont là alors pourquoi attendre ? Le financement de ce fond nécessiterait une concertation avec l’ensemble des pouvoirs politiques au sein d’une sorte de réunion gouvernementale pour le Cinéma et la Culture.
Il est enfin indispensable de proposer des formations de qualité localement et pour chaque métier du cinéma, y compris le métier de producteur. J’ai été formé au Maroc en tant que cinéaste mais je suis persuadé de la nécessité d’une formation locale afin que les futurs cinéastes soient confrontés directement aux problèmes locaux. Ils auront ainsi une base solide qu’ils pourraient, pourquoi pas, approfondir à l’étranger par la suite.
Evidemment, la condition sine qua none est la réouverture ou la construction des salles de cinéma, dans la capitale et dans les provinces, avec en plus la création d’une Maison du Cinéma, sorte de cinémathèque nationale où tous les Malagasy pourraient se documenter, regarder des anciens films Malagasy et africains et discuter avec des cinéastes. J’ai vraiment foi en ce projet de Maison de Cinéma. Je pense qu’un financement participatif, associant tous les Malagasy, de Madagascar et de la diaspora, pourrait être un moyen d’assurer sa construction, même si ce projet devrait s’inclure dans une politique culturelle générale et en concertation avec les cinéastes et techniciens Malagasy. J’en profite pour saluer l’effort louable de tous ceux qui font en sorte que le Ciné GUIMBI rouvre à Bobo Dioulasso. C’est un travail titanesque qui donne de l’espoir car finalement, avec de la bonne volonté et un effort collectif, on peut arriver à reconstruire et rouvrir une salle de cinéma en Afrique. A quand un ciné GUIMBI Malagasy ? J’espère que ce sera pour bientôt.

– Où est en votre projet de film de long métrage Le Chant des Tlous ?
Actuellement, les repérages et le casting des acteurs principaux du film ont déjà été faits. Mais « Le Chant des Tlous« est aussi un projet très complexe à financer. Malgré les connexions faites à Cannes et le « Prix Éclair »au Pavillon des Cinémas du Monde 2012, ce projet est toujours en cours de financement. Produire un premier film est un parcours du combattant et le système de coproduction Nord-Sud a aussi son lot d’obstacles et de contraintes. En mars 2014, à Louxor, j’ai eu une intéressante discussion avec Pedro Pimenta et Hailé Gerima sur ce sujet. Ils m’ont donné des conseils et encouragé à poursuivre ma quête de financement. Evidemment, un Fond National Malagasy pourrait être un bon début !

– Où peut-on voir vos films à Madagascar et en Europe ?
Je n’ai réalisé que deux courts métrages : Le Zebu de Dadilahy et Madama Esther. Ils sont diffusés dans les festivals et à l’occasion de projections organisées par la Diaspora Malagasy. Grâce à leurs sélections au Festival du Court Métrage de Clermont Ferrand, mes films ont eu une vie exceptionnelle ! Madama Esther est distribué par Gonella Production France depuis un an et a pu être acheté par la Cinémathèque Française et le CIRTEF en 2014. J’ai de la chance car les courts métrages sont en général peu diffusés. A Madagascar, nos films ne sont diffusés qu’une seule fois lors des RFC. La distribution reste un problème majeur en Afrique car rares sont les télévisions qui achètent les films. A Madagascar, vous devez acheter une plage horaire pour diffuser vos films, rien n’est gratuit ! Raison de plus pour réformer l’Office Malagasy du Cinéma pour que les télévisions publiques et privées contribuent au renouveau du cinéma national par l’achat et la diffusion des films.

– Au vu de votre incroyable palmarès, que peut-on encore vous souhaiter pour l’avenir ?
« Si j’étais pessimiste, je n’aurais pas fait du Cinéma »disait un de mes pères cinéastes africains. Je souhaite que notre cinéma national se développe et que les salles de cinéma ré-ouvrent avec des productions nationales et internationales pour satisfaire un public Malagasy exigeant et doté d’une culture cinématographique solide. Même si les anciens « partenaires » continuent à nous aider, je crois beaucoup aux coproductions Sud – Sud et à une Afrique unie, cinématographiquement et culturellement parlant. J’ai l’espoir que mon premier long métrage puisse être produit et vu prochainement. En ce moment, je tourne un court métrage intitulé Memories, entre science-fiction et film de sabre, alors je vous donne rendez-vous bientôt dans les salles ! Longue vie au Cinéma africain et Vive le Cinéma Malagasy !

///Article N° : 12880

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© Madama Esther
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