L’habituelle programmation Afrique de l’incontournable rendez-vous annuel que sont les Etats généraux du cinéma documentaire à Lussas (Ardêche, France, 16-22 août) a cette année cédé la place aux films « maison », coproduits dans le cadre d’Africadoc, qui allie résidences d’écriture et formations : la collection Lumières d’Afrique. (1) Cherchant à s’apparenter à un label de qualité, elle révèle la lumineuse émergence d’une jeune génération de documentaristes africains bourrés de talent.
Cette année est en effet à marquer d’une pierre blanche : la qualité des productions présentées a été reconnue par tous et a grandement contribué à la démarginalisation de cette sélection souvent vécue comme un ghetto parallèle. Lussas offrait d’autres films dans d’autres sélections, notamment Les Ombres (Sombras) d’Oriol Canals que nous avions évoqué dans notre compte rendu de Cannes 2009, ainsi que Ceux de la colline de Berni Goldblat et La Pépinière du désert de Laurent Chevallier dont on trouvera les critiques par ailleurs.
La présence exceptionnelle du nouveau ministre de la Culture en début de festival a validé une démarche. Lui-même cinéaste, Frédéric Mitterrand a réalisé en Afrique le beau long métrage Lettre d’amour en Somalie (1981) mais aussi Tunis chante et danse (1995), avec d’autant plus d’implication qu’il est lui-même né en Tunisie. Aux micros de la presse réunie en catimini sous le soleil (cf. photos), il confirma que le travail de Lussas avec l’Afrique lui semblait important et à encourager.
Une réunion de travail le matin avec les responsables des Etats généraux avait lancé les tenants d’une réflexion sur le problème crucial du documentaire de création : sa diffusion. Alors que Lussas parie davantage sur les terrains d’avenir des festivals (en tant qu’ultimes lieux de résistance) et de la VOD que sur une diffusion télévisée rendue de plus en plus difficile par le désengagement des chaînes, l’exigence de formatage généralisée et la concurrence des séries, c’est paradoxalement ce créneau que le ministre semblait mettre en avant comme piste de travail, ayant sans doute en tête ses propres expériences, notamment de financements régionaux. L’avenir dira si sa volonté affichée de trouver de nouvelles pistes de financement et de lutter contre le formatage télévisuel débouchera sur des mesures concrètes.
Un ministre ne se déplace pas sans une horde d’accompagnants, du préfet local en habit d’apparat aux techniciens du ministère, en gros une vingtaine de personnes, et d’un déploiement policier attentif pour assurer sa protection. Cette visite du lundi, premier jour du festival, fit ainsi souffler un vent qui tranchait avec la quiétude concentrée et bucolique du village joyeusement investi chaque année. Mais le ministre, visiblement désireux de dé-officialiser autant que faire se peut sa visite, sut aussi établir le contact et accueillir les questions, poser pour des photos et jouer le jeu d’une spontanéité que l’équipe des Etats Généraux avait quand même dû préparer durant une bonne semaine
Une des fonctions essentielle du documentaire est de faire d’une peur un courage. Face à la dureté des conditions de vie, retrouver cet « espoir coûte que coûte » dont parle Abderrahmane Sissako. Autant dire que le constat ne suffit pas, qu’il peut être au contraire démobilisateur s’il n’est pas accompagné d’une ouverture. Les 10 documentaires de la collection Lumières d’Afrique #1 vont tous dans le sens d’une vision, chacun à leur manière. Nous avons déjà dit tout le bien que nous pensons de Yandé Codou, la griotte de Senghor d’Angèle Diabang Brener et de La Robe du temps de Malam Saguirou.
Ça vibre dans nos têtes de Kassim Sanogo est un film de rap, de communauté, de jeunes qui partagent une énergie et cherchent à la transmettre. « Malgré la chaleur, nous gardons le sourire », chante la Mifa de Bamako, cette « famille » qui a le virus du hip-hop ! Le film se fait volontiers clip, avec effets et accélérés, pour souligner des textes qui invitent à être fier d’être Africain. Dieudonné, l’animateur de l’émission Mali Rap à la radio, insiste sur le rôle critique des rappeurs qui « font sortir tout ce qui ne va pas dans la société ». Boutiques, réunions, répétitions, le film suit le quotidien du rappeur, y compris dans les petits boulots qu’il est obligé de faire puisque sans managers ni maison de disques qui négocieraient avec les festivals de la sous-région, ils ne peuvent vivre de leur art. Le long plan fixe du concert final rompt avec la volonté rythmique du film mais vibre des gestes et des mots.
Plus abouti et largement applaudi, Boul Fallé, la voie de la lutte de Rama Thiaw porte bien son nom : une jeune cinéaste plonge dans le monde des lutteurs pour montrer qu’il a généré, Tyson s’associant au rappeur Didier Awadi, un mouvement de rupture pour le sopi, ce mot signifiant le changement sur lequel le président Wade a été élu en 2000 mais sans ensuite transformer l’essai. A la différence du reportage, le documentaire se fait mémoire, et ce faisant réécrit le passé : Rama Thiaw tenait à restaurer le rôle d’Awadi dans le mouvement Boul Fallé, ouvrant son film sur ses mises en garde auprès des étudiants de l’Université de Dakar contre la religion, le régionalisme et les politiciens. Les Sénégalais n’ont souvent retenu que l’apport de Tyson, le célèbre lutteur qui provoque en entrant dans les stades revêtu d’un drapeau américain sur la musique des Boul Fallé. De même que la Mifa de Bamako explore les instruments et rythmes traditionnels pour les intégrer à sa musique, Boul Fallé s’est approprié la lutte traditionnelle et l’a remise au goût du jour. Cette étonnante alliance du hip-hop et de la tradition fonde une présence au monde qui ne renie en rien le passé. C’est l’attitude de sa génération que voulait ainsi documenter Rama Thiaw, en en adoptant l’esthétique, les codes et la musique. Mais attention : à quoi bon adopter les codes esthétiques de la jeunesse si c’est pour faire du coca-cola ? Ça plaît aux jeunes quand ils y retrouvent leur rythme mais le danger est un mimétisme renforçant les codes dominés par le marché.
Ce n’est pourtant pas dans ce piège que tombe Rama. Elle ne voulait pas non plus faire un manifeste : si le temps est encore à la contestation, il faut savoir sur quoi l’appuyer en ces temps de défaite. Dès lors, elle se fait proche des corps, travaille les couleurs et les bruitages dans les combats pour échapper au naturalisme, mélange les musiques pour élargir les références en ajoutant au rap et au mbalax de la musique tzigane. L’influence est autant à chercher dans Le Temps des Gitans que dans La Cité de Dieu. Boul Fallé n’est ainsi pas un appel à la lutte mais une méditation mystique : qu’ont donc ces lutteurs dans la tête pour développer une telle énergie ? Le film épouse cette fascination tout en développant une trame dramatique autour d’un combat des chefs : deux écuries se font face à travers leurs champions. Nous ne saurons pas l’issue du combat, pour ne pas nous détourner de l’essentiel. Il est sans doute dans l’énergie de la lutte, dans ce « crois en toi » que cherchait à propager le mouvement Boul Fallé et que le film documente à travers les souvenirs de Pape Diop « Boston », le vieux lutteur de Pikine (à défaut de pouvoir le faire avec Tyson qui demandait 25 000 euros pour figurer dans le film et ne s’y trouve donc qu’en archives !). Evoquer ce passé ne peut que réveiller les manques du présent, et engager à « devancer son destin » en montrant « ce que Dieu t’a donné ».
Si pourtant le film s’épuise sur son projet, c’est qu’il a du mal à négocier ce rapport au temps. A quoi Rama Thiaw veut-elle nous faire croire en esthétisant son rapport à la virilité tout en effaçant la trace de sa propre présence ? Ces longues scènes de fascination en gros plan pour les jeux de muscles et de couleurs ont l’ambiguïté de la recherche du mythe. En quoi la puissance virile est-elle porteuse d’avenir ? Ou bien est-ce plutôt l’inscription dans la tradition ? Mais là encore, il ne suffit pas de l’évoquer.
A l’inverse, Waliden, enfant d’autrui d’Awa Traoré et Le Collier et la perle de Mamadou Sellou Diallo partent d’une expérience personnelle et choisissent l’implication. Les walide sont les enfants adoptés. « Je n’avais pas droit à la parole » : Awa Traoré fut elle-même enfant des rues pour échapper aux maltraitances, mais son film ne choisit ni le pathos ni la dénonciation. Elle préfère, elle aussi, comprendre la tradition d’une pratique qu’elle n’a pas vécue comme reluisante. Pour cela, elle retourne dans son village pour s’entretenir avec le griot qui a conseillé sa famille. Celui-ci insiste sur le maintien des liens que permet cette pratique et rappelle les fondamentaux d’amour et de bonne éducation. Tandis que l’enquête à Bamako témoigne des maltraitances et des souffrances accumulées, le vieux sage réplique : « Nous voyons les difficultés mais on n’a pas le droit de dire d’arrêter. Il y a quand même des cas qui marchent ». « Je comprends que tu restes le gardien de la tradition mais elles sont mises à mal ! », répond la réalisatrice dont le film prend nettement le parti d’un abandon de cette pratique. « En brisant mon silence, je libère la parole », ajoutera-t-elle en commentaire.
Ce dialogue empreint de respect est souligné par des plans tout en douceur sur les gens, les cours, le village ou même le centre d’accueil des enfants des rues de Bamako. Cette qualité des couleurs et du cadre renforce le point de vue : il ne s’agit pas de révolutionner mais d’évoluer. Le documentaire est intervention, non parce qu’il montre une réalité (que chacun connaît mais qui reste ici cachée, personne n’acceptant un tournage sur ce sujet) mais par sa façon de l’évoquer, et donc de s’adresser au spectateur. C’est parce que la réalité résiste qu’elle prend valeur d’exemple : comme le dit Jacques Rancière dans La Fable cinématographique, « le réel n’est pas un effet à produire mais un donné à comprendre ».
Awa Traoré s’implique, en parlant d’elle à la première personne dans son bref commentaire qui est tout le contraire de cette voix anonyme qu’affectionnent les documentaires formatés. Elle le fait aussi en se montrant comme interlocutrice à l’écran et en conservant ses questions. Elle instaure ainsi un partage émotionnel avec le spectateur. Cependant, sans cacher la douleur passée, elle n’en fait pas un pathos, si bien qu’une distance est là qui nous laisse le recul nécessaire pour une interrogation, voire un jugement critique. Il est clair qu’elle pourrait aller plus loin dans sa démarche pour donner davantage de poids à son film, mais la base est là, déjà convaincante.
Cette connexion entre l’état du monde et l’intimité d’un regard, Mamadou Sellou Diallo la réussit brillamment dans Le Collier et la perle. « Regarder, ça s’apprend », disait Emmanuelle Riva à son amant dans Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. Et c’est bien d’un apprentissage qu’il s’agit : pour pouvoir rédiger cette lettre d’un père à sa fille, Sellou se devait d’interroger sa propre vision. Constatant, journaux à l’appui, la violence faite aux femmes, il ne peut s’empêcher d’avoir peur pour sa fille et voudrait la préparer à l’épreuve. Comment faire pour déjouer cette logique de mort si ce n’est de partir de l’essentiel : l’enfantement, le mystère de la vie. Mais voilà, c’est un gros morceau pour le cinéma. Pour y parvenir, il ménage des rencontres. Filmant de très près la peau tendue à l’extrême du ventre de sa femme en fin de grossesse, excluant longtemps tout plan large pour privilégier cette proximité, il ménage une interférence directe : nous regardons sans discrétion cette caresse de la caméra. Nos yeux, le ventre : il n’en faut pas plus pour toucher le mystère mais aussi pour déplorer la maltraitance. Cette violence est d’autant plus présente qu’elle est hors champ : anachronisme et scandale. Et le mystère est d’autant plus présent que la souffrance est aussi dans l’enfantement, que sa femme se plaint d’avoir mal.
Sellou alterne son échange avec son épouse, ses mots du quotidien pleins de douceur et d’écoute, avec sa voix off méditative, volontiers lyrique, qui adopte la même tonalité et structure ainsi le récit sans s’en détacher. Les massages en tous sens après l’accouchement, de la mère et de l’enfant, destinés à rendre ou forger leur féminité, participent eux aussi de cette translation poétique : à travers la grâce infinie de la femme, le tragique de la condition féminine. Le gros plan sur les vergetures et la cicatrice de la césarienne ménage de même un espace de rencontre, à la manière d’une peinture impressionniste, dans une relation purement optique où la lumière importe autant que le sujet. Des ombres floues sur le mur renforcent ce sentiment de l’instant saisi dans son mouvement : ce n’est pas une essence que cherche à capter Sellou, mais une vision du temps. Le cinéma lui permet de transposer ce présent, non dans une éternité idéale mais dans une perception qui englobe le passé et le futur.
On lira dans notre entretien publié sur ce site combien Sellou, qui prépare un long métrage prolongeant cette ébauche épurée, La Gardienne des étoiles, place ce positionnement à la première personne comme une nouvelle fonction du cinéma en Afrique, en solidarité avec les autres documentaristes émergents de cette programmation.
Malgré l’absence des auteurs (le festival n’a pas les moyens de les inviter et ceux qui étaient là l’étaient parce qu’ils venaient terminer la postproduction de leur film : montage, mixage, étalonnage
), un vif débat suivi la présentation de Togo, autopsie d’une succession d’Augustin Talakaena, en collaboration avec le journaliste Luc Abaki Koumeabalo. Radicalement différent des autres films, ce montage d’archives retrace en voix over les événements tragiques qui ont fait suite au décès du président Eyadema du Togo le 5 février 2005, au pouvoir depuis 38 ans. La résidence d’écriture avait consisté à faire de ces éléments de reportages un documentaire susceptible d’interroger l’Histoire. Y est-elle parvenue ? A première vue, le film aurait tous les travers de sa forme : un commentaire impersonnel assuré forçant un semblant d’objectivité en dépit du tri des archives. En somme, un film chronologique et distancié qui semblerait chercher à faire croire qu’il n’est pas un point de vue mais une réalité objective. Et qui de surcroît se termine par un commentaire insistant sur l’importance des élections de 2010, comme s’il croyait à leur probité.
Pourtant, Togo, autopsie d’une succession échappe à cette critique d’un cinéma propagandiste par les contradictions qu’il introduit. D’une part, il alterne les archives avec des interviews avec des opposants ou la condamnation du « coup d’Etat constitutionnel » par Alpha Oumar Konaré, alors en charge de l’Union africaine. D’autre part, il introduit des éléments particulièrement dérangeants. Ce n’est pas seulement le rappel détaillé de l’exil forcé au Bénin du président de l’Assemblée nationale chargé par la Constitution d’assumer le pouvoir intérimaire et de la modification constitutionnelle entérinant la décision des militaires de le confier au fils du président. C’est aussi et surtout la vision des manifestations monstres qui ont suivi ces décisions. Dans un contexte de désinformation et de censure des images, le plan d’ensemble (ou le plan séquence, le panoramique, le travelling) est essentiel : il montre une foule de façon indéniable, et témoigne de l’ampleur d’un phénomène qui ne peut plus être décrié comme marginal. C’était le conseil de Hitchcock à Sydney Bernstein qui était chargé par l’armée britannique de préparer les prises de vues de la libération du camp de concentration de Bergen-Belsen au printemps 1945. (2)
Que le film se contente d’évoquer dans son commentaire les suites tragiques de ces manifestations sans en montrer la violence témoigne de ses limites, non en tant que documentaire de cinéma mais en tant que film réalisé dans un contexte où la parole est limitée. Ce choix participe aussi d’une volonté des cinéastes de ne pas renforcer la guerre entre les clans. Sous couvert d’une chronologie des événements, ils produisent un film foncièrement courageux, tel qu’il en existe peu : un rappel à vif des manipulations du pouvoir et des réactions populaires. Ses limites sont celles du possible pour ne pas les mettre en danger ainsi que leurs familles. A une question du cinéaste Laurent Chevallier sur la protection des réalisateurs, les cinéastes africains présents ont répondu qu’ils étaient assez grands pour mesurer et assumer les risques qu’ils prenaient. La récente mobilisation suite aux menaces reçues par le Congolais Guy Kabeya Muya et le succès de la pétition enjoignant les autorités à le protéger (cf. murmures 5136 et 5148) donnait la mesure non seulement du danger mais aussi de la solidarité possible.
Bien sûr, on rêve de films politiques comme le travail de Mehran Tamadon sur l’Iran, Bassidji, qui a marqué cette édition des Etats Généraux : en donnant la parole aux défenseurs de la République islamique sous prétexte d’essayer de comprendre pourquoi le pays est coupé en deux, il en démonte la rhétorique scientiste et suffisante, leur dogmatisme et leur intolérance. De même, en 2001, Eric Deroo avait réalisé Eyadema, président, tirailleur, général où il appliquait la maxime énoncée par Jean-Louis Comolli lorsqu’on lui demandait comment filmer Le Pen : « dans toute sa gloire ! ». Autant ridicule qu’inquiétant à l’écran, Eyadema était montré tel qu’en lui-même mais appréciait tant le film qu’il en faisait annoncer les diffusions sur le site officiel du Togo !
Ni Mehran Tamadon ni Eric Deroo (ni Thierry Michel dont l’assistant Guy Kabeya sur son film Katanga Business est menacé) ne vivent dans le pays où ils tournent. Ce n’est pas le cas des auteurs de Togo, autopsie d’une succession. Toutes proportions gardées et conscient de ses limites ou de ses compromis, leur film, qui prend la forme d’un grand reportage, a la force documentaire d’un point de vue. Si celui-ci peut nous échapper, il est clair sur place, car chacun sait en décoder les non-dits. Ce n’est pas l’obscénité du réel qui fait le documentaire mais justement les béances qu’il ouvre, cet inachevé qui manifeste le manque. L’image d’une foule manifestante est une preuve, celle des assassinats le serait moins, soumise à la crédulité naturelle du spectateur conscient des manipulations possibles (cf. la célèbre affaire du charnier de Timisoara supposé accuser le régime Ceaucescu alors qu’il ne s’agissait que des cadavres autopsiés d’une morgue ordinaire). Le savoir ne réside pas dans le fait de voir mais de faire voir.
Mais dès lors, le documentaire autorise-t-il la mise en scène ? C’est plutôt la « mise en situation » qui marquait dans deux autres films de la sélection. Le paysan un peu acariâtre qui tance vertement sa femme et ses ouvriers dans Pour le meilleur et pour l’oignon ! de Sani Elhadj Magori (Niger) pourrait être un véritable personnage de fiction. On a l’impression d’un début de film dialogué que des acteurs joueraient selon un scénario, tant son aplomb devant la caméra est étonnant. Il est cependant tel qu’en lui-même et ne joue pas particulièrement, même si les situations sont éventuellement rejouées plutôt que directement captées. Replacés dans leur rôle, les protagonistes l’interprètent comme dans la vie ! On retrouve cet étonnement dans La Tumultueuse vie d’un déflaté de Camille Plagnet qui suit les traces de « Grand Z », lequel conduisit la locomotive du Ouaga-Abidjan durant vingt ans avant d’être licencié (déflaté) lors de la privatisation et du rachat par une entreprise du groupe français Bolloré. Ici, c’est dans les scènes où Grand Z va kokoter (cette forme de mendicité bien développée qui consiste à rendre visite à ses amis à leur travail pour leur demander un petit soutien sous prétexte de vouloir leur vendre quelque chose) que cette « mise en situation » fonctionne encore étonnamment : on se croirait dans le « réel » d’une fiction, et ces scènes sont d’un extraordinaire humour.
Ces incursions d’apparence fictionnelle sont paradoxalement les plus documentaires : elles consistent à saisir sur le vif des personnages en situation. Cela nous renseigne sur l’étonnant rapport au réel du documentaire. Sani n’a voulu ni commentaire ni interview pour légender les images : les situations parlent d’elles-mêmes. Et la cruauté n’est absente d’aucun des deux films : non seulement celle des situations (la baisse du cours de l’oignon, la nécessité de mendier pour Grand Z), mais aussi celle de cette autoreprésentation qui dévoile le caractère acariâtre du paysan ou les facilités de Grand Z. C’est que ces gens oscillent entre personne et personnage, entre réalité et représentation, et que nous devenons complices ou arbitres de ce jeu dans notre recherche de vérité. Cette ambivalence, en introduisant la subjectivité voire le mensonge, ouvre la voie au désir, à tout ce qui fait l’épaisseur de l’humain. Lorsque Sani fait rejouer des scènes ou que Grand Z se met en scène, l’écran ne nous offre plus la « vérité » du réel mais une vérité en devenir, issue d’une interférence entre le réel et le film, qui est au cur du cinéma. C’est en ce sens que ces documentaires sont « de création » : ils témoignent de la volonté d’une créativité liée, celle du cinéaste et du sujet confondus, l’un mettant en situation et l’autre interprétant son rôle. Personne n’est le même devant une caméra, de même que dans le réel, toute nouvelle rencontre change la vie. C’est là que s’articulent la présentation et la représentation. « Je est un autre », disait Rimbaud : le jeu est permanent. L’art du documentaire sera non de faire croire au réel mais d’en révéler la portée, et donc d’en élargir le temps. « Le cinéma c’est ça, le présent n’y existe jamais sauf dans les mauvais films », disait Godard. Les bons films, donc, ne séparent pas le présent de l’avant et de l’après de l’action. C’est ce que souligne Deleuze quand il parle du cinéma direct : »non pas atteindre un réel tel qu’il existerait indépendamment de l’image, mais atteindre à un avant et un après tels qu’ils coexistent avec l’image, tels qu’ils sont inséparables de l’image » (3).
Ces interférences entre réel et fiction et entre objectif et subjectif construisent ce rapport au temps qui fonde la vision du film. D’où l’intérêt d’une dimension dramatique, d’un récit dans le documentaire. Une autre incursion fictionnelle est ainsi le suspens ! Si Pour le meilleur et pour l’oignon ! évoque par son titre un mariage, c’est bien qu’il s’agit pour le paysan de marier son fils. Le prix de l’oignon détermine sa richesse et donc sa capacité à organiser le mariage que les beaux-parents réclament à grands cris. Contre l’avis des acheteurs et étant allé se renseigner auprès de son organisation professionnelle, il décide d’attendre que le cours remonte pour récolter, mais nous verrons le prix descendre inexorablement. Une telle trame alliant l’intime à l’économique donne une remarquable force au récit, lequel respecte sur le fil le découpage prévu avant le tournage. Il faut dire que Sani Elhadj Magori savait parfaitement ce qu’il voulait tourner : il est agronome et a grandi dans ce village de Galmi dont l’oignon est apprécié dans toute l’Afrique de l’Ouest. C’est en filmant sa famille qu’il arrive à obtenir la confiance des personnages, sachant que les villageois ayant vu le film veulent maintenant tous être dans le prochain, tant ils y retrouvent leur vécu !
La trame de La Tumultueuse vie d’un déflaté était elle aussi précise mais différemment : ici, elle part d’un texte. Camille Plagnet travaillait au CCF de Bobo Dioulasso et « Grand Z » lui a demandé un jour d’imprimer une pièce de théâtre qu’il avait écrite. Il en découvre la teneur et la trouve passionnante. Camille, qui avait étudié le documentaire en faisant le master de Lussas, rêve de faire un film sur cet étonnant personnage qui bout de dire au monde la dérive d’un déflaté.
La question qui s’est posée en résidence fut de savoir comment faire un documentaire à partir d’un texte. C’est ainsi que Camille prend un acteur pour interpréter celui de Grand Z, et non des moindres : Amadou Bourou, très connu au Burkina. Le film oscillera entre cette insertion de mise en scène théâtrale et les images sur le vif de Grand Z. Au départ, Camille voulait évoquer la mémoire ouvrière de ces chemins de fer privatisés. Le refus de la direction de la communication de Bolloré qui exigeait pour cela le final cut, de couper ce qui ne lui plairait pas, obligea Camille à délaisser le projet de départ pour ne plus s’intéresser qu’au quotidien de Grand Z. Bien lui en a pris ! Ces albums souvenirs laissent souvent un arrière-goût de déjà-vu. La mémoire est bien plus vivante dans l’expression du personnage, par le dépassement du présent que permet sa poésie quotidienne, tant dans sa façon de proposer ses textes que dans son vécu et ses apartés. Cela permet au film de se concentrer sur un personnage édifiant s’il en est, à la fois d’une extrême dignité dans la misère et frôlant en permanence la folie face au rejet dont il est victime. La capacité de ce déflaté à poétiser son tumulte donne à tous ceux qui le rencontrent par ce film une belle dose d’énergie et d’espoir. A l’image de tant de personnages dans les créations africaines, son grain de folie porte à la fois la critique de l’ordre social et celle de toutes les fixations. Il porte la critique du monde.
« Ce que je vous propose de tenter d’approfondir, dit Jean-Marie Barbe dans sa présentation de la sélection Afrique dans le catalogue, c’est la place du réalisateur dans son film et le lien entre la forme du récit et la société africaine que chacun tente d’explorer. » De ce point de vue, Itchombi de Gentille Menguizani Assihest d’une grande clarté. Après avoir débuté son film par un conte introduisant le rite de la circoncision sur de belles images en plans larges, la réalisatrice pose des questions pour situer sa présence et s’attache au personnage qui lui fournit son propos : l’étudiant Déou voudrait se faire circoncire pour appartenir à la communauté mais demande pour cela qu’on nettoie les couteaux pour éviter les maladies, notamment le sida. Le commentaire de la réalisatrice se fera minimal. Regards caméra ou propos échangés, toutes les occasions sont bonnes pour montrer que les gens du village prennent conscience qu’un film est tourné. Cette accoutumance fera que durant le rassemblement de la circoncision, la caméra cède le pas au rituel et que, dans le feu de l’action, plus personne n’y fait attention : Gentille Assih n’est plus qu’un membre de la foule qui tente de voir de plus près. Elle doit jouer des coudes pour se frayer une image. Prise ainsi dans le tremblement d’un monde qui ne se préoccupe plus de son regard et existe indépendamment d’elle, sa caméra nous interpelle. Un va-et-vient s’opère entre elle qui filme et nous qui voyons sur le mode « regarde ce que je te montre, regarde ce que je fais pour te le montrer ».
Se situe-t-elle en cela sur les traces de Jean Rouch ou Johan van der Keuken, de Chris Marker ou d’Agnès Varda, eux qui échappèrent à la prétendue objectivité (qui masque toujours la propagande d’un discours) pour revendiquer à l’écran cette relation en établissant un dialogue plan par plan entre deux interlocuteurs : le réalisateur et le spectateur ? A la différence de ces grands documentaristes, la jeune Gentille Assih ne s’adresse pas frontalement au spectateur. Elle le fait surtout par la cruauté des images, qui le déstabilise au contraire d’une vérité à gober. Son commentaire en fin de film, qui indique que le fait de le tourner a contribué à ce qu’on lave dorénavant les couteaux pour éviter les maladies, montre que c’est au spectateur africain qu’elle s’adresse avant tout. Elle le fait sans dénoncer mais relaie délibérément le souci sanitaire des jeunes.
Le film atteint ainsi une double efficacité : faire évoluer une coutume particulière mais aussi rappeler que la tradition n’est qu’une série de modernités accumulées, qu’elle n’a rien de figé et qu’elle est le résultat des modifications que génèrent les conflits autour de sa propre fixation quand elle refuse d’évoluer. Le film prend ainsi valeur d’exemple et dépasse le cadre restreint de sa singularité.
Gentille Menguizani Assih se situe-t-elle ainsi dans la lignée des pionniers des cinémas d’Afrique, qui étaient persuadés avec leur époque que l’art pouvait transformer la société et trouvait ainsi sa légitimation politique ? Sans doute, mais différemment, car elle ne se situe pas comme quelqu’un qui sait, ce qui l’empêcherait de capter l’altérité et l’intangibilité de ce qu’elle filme. Nous soumettant à la cruauté et au grouillant chaos du rituel, ne nous épargnant ni le sang ni le sexe meurtri (les circoncis ont des corps adultes), suggérant en épousant le mouvement de la foule l’incertitude de la réussite des opérations et ayant même jeté un doute au départ avec une histoire de circoncision tranchant le sexe, elle fait résonner son propre désarroi face à ce monde violemment masculin pour mobiliser un spectateur interloqué. Décontenancé de voir un rituel plutôt banal et si largement répandu (la circoncision) prendre avec ces images crues une ampleur inattendue, qui n’est pas sans rappeler les Maîtres fous de Rouch, et soumis à la redondance des scènes sur une durée inaccoutumée (qui n’est aucunement la faute d’un montage trop peu serré mais bien le choix d’un auteur), le spectateur est forcé de prendre du recul et de s’interroger sur son rapport à la tradition et/ou sur sa relation à l’altérité. Confronté à l’étrangeté, il doit reconnaître à cet Autre une vie et une logique propre, irréductible à ce qu’il croit universel.
Voilà qui est paradoxalement rassurant car cela répond à la crise de confiance qui frappe aujourd’hui l’image dont on sait dorénavant toutes les manipulations. Sans doute est-ce là que cette nouvelle génération de documentaristes propose à notre époque une essentielle nouveauté : s’il n’y a pas de vérité à l’image, c’est dans l’énonciation qu’il faut chercher une consistance. Si l’image n’est plus une pure empreinte de la réalité, c’est dans les choix esthétiques et donc éthiques du réalisateur que se résout la suspicion. La mission du cinéma n’est plus de transformer le monde, ce qu’il n’a pas fait depuis qu’il existe, mais de placer chacun face à lui-même dans son interaction avec le monde. En dialogue plan par plan avec son spectateur, le réalisateur n’est plus seulement un témoin mais devient un interlocuteur, voire un thérapeute dans son rôle de miroir. On pense à la phrase célèbre de Serge Daney (longtemps reprise comme titre d’une programmation à Lussas) : « ces films qui nous regardent ». Une magie de l’échange s’installe, qui ouvre à l’émotion.
Comme l’écrit François Niney, « à la différence de la fiction où le monde est dans le cadre, avec le documentaire le cadre est dans le monde ». (4) La présence du cinéaste dans le film, physique ou suggérée, témoigne de la porosité entre le monde filmé et celui dans lequel on filme. Cette continuité revendiquée pose l’incertitude contre l’objectivité, et s’oppose ainsi à la manipulation, l’enjeu étant de rendre visible sans lourdeur la présence du cinéaste de façon à instaurer le dialogue avec le spectateur.
Il fallait de la détermination et un déclic pour s’émanciper de la nécessité de l’engagement posée par les pères historiques. Le déclic est incontestablement la structuration apportée sur place par l’action d’Africadoc qui fait feu de tout bois pour contribuer à asseoir cette émergence d’un nouveau cinéma documentaire en Afrique.
La « Charte des coproductions équitables Nord/Sud » d’Africadoc définit avec précision cette relation contractuelle (cf. site africadoc.net), qui fait bien sûr l’objet de vifs débats pour en définir les termes dans le respect des intérêts de chacun. Alors que les rencontres Tënk ont pour but de mettre en rapport des professionnels pour monter des coproductions et rendre des films possibles, la récente initiative d’Africadoc, le Louma (mot wolof désignant un marché spécifique), se donne pour but d’ouvrir aux documentaires produits des espaces de diffusion. La première édition de ces Rencontres du documentaire africain rassemblant les professionnels s’est tenue du 2 au 9 juillet 2009 à Saint-Louis du Sénégal. Elles permettaient aux éventuels acheteurs de visionner une centaine de films et, les ayants-droits ayant mandaté Africadoc en ce sens, de finaliser les achats sur place (droits de diffusion télé, dvd, etc.). La présence de télévisions européennes et de télévisions africaines a confirmé l’importance de ce premier Louma.
C’est ainsi toute la chaîne, de l’écriture et la formation à la production et à la diffusion, qui est couverte par l’action d’Africadoc. Il n’est pas superflu de rappeler à quel point chaque degré de l’échelle est important autant pour la qualité des films que pour leur impact sur notre monde.
1. La collection Lumières d’Afrique : cette collection de films documentaires regroupe chaque année 12 nouveaux films issus des résidences d’écriture et des rencontres Tënk. Ces films sont accompagnés par des producteurs et des diffuseurs africains et européens suivant une charte de co-production équitable.
www.africadoc.net/collection-la.html.
2. cf. François Niney, Le Documentaire et ses faux-semblants, Klincksieck 2009, p. 137.
3. Gilles Deleuze, L’Image-temps, Editions de Minuit 1985,p.55
4. François Niney, ibidem, p.70.///Article N° : 8862