« Ils sont encore vivants : ils s’agitent dans nos corps, dans nos consciences » : le Maroc n’en a pas fini de conjurer ses années de plomb, lorsque le pouvoir d’Etat a fait disparaître à l’abri des regards et du contrôle international les militants des mouvements d’opposition. En janvier 2004, une Instance pour l’Equité et la Réconciliation a été mise en place pour un an par le nouveau roi. Devant l’avalanche de dossiers, au moins 30 000, elle sera prolongée de plus d’un an, et le travail continue encore aujourd’hui. C’est sur son inauguration que commence Nos lieux interdits, mais Leïla Kilani prend déjà distance en filmant un poste de télévision. Car c’est de ce point de vue, celui des victimes et celui des familles, celui du peuple marocain, qu’a tenu à se placer cette historienne de formation, malgré la commande et le financement par l’Instance qui aurait attendu la chronique de ses travaux. Alors que l’Instance ouvre la parole, Nos lieux interdits documente le silence : comment l’absence de mémoire pèse sur la société marocaine. Ce film très parlé a donc pour sujet le blocage de la parole.
Cela en fait un film aussi aride que les paysages du bagne de Tazmamart. La pénombre domine, dans les intérieurs familiaux où la réalisatrice est allée capter l’intimité des familles et le témoignage des rares rescapés. « Si je dis que j’ai été torturé, torturé, torturé, je vais devenir ennuyeux ! » Pourtant, cette parole se libère, avec le temps, le film trouvant son fil dramaturgique dans la progression des mémoires. Travail de cinéma et non reportage documentaire, Nos lieux interdits ne pouvait rendre compte de la diversité des 350 heures de rushs réalisés en trois ans de travail, qui sont dorénavant accessibles par les chercheurs : Leïla Kilani s’attache à quelques personnes emblématiques. Comme dans le beau Tanger, le rêve des brûleurs, son premier film, cette subjectivité permet de sentir et d’écouter la solitude, l’austérité, le désespoir, l’incertitude
L’indemnisation officialise la responsabilité de l’Etat, mais encore faudrait-il disposer des chefs d’accusation : c’est le chaînon manquant que Leïla Kilani met en exergue, l’Instance n’ayant pas pu trouver les causes des enfermements. Si la douleur est palpable, la pénombre demeure sur ce qui s’est passé. Il s’agit de recoudre, mais plutôt par les mots que par les souvenirs, ceux des vivants à défaut de ceux des morts. Un rescapé avoue n’en avoir jamais parlé avec sa mère. L’Instance Equité et Réconciliation a permis de parler dans le cercle privé de ce qui était honte, fatalité et silence. Dans les familles mais aussi dans les cafés, la rue, la presse, la télé. Si des familles connues comme celle de Ben Barka ont pu porter leur recherche de vérité sur la place publique, celles de ce film sont des anonymes à la parole bloquée. Nos lieux interdits est ainsi le témoignage à un moment précis des conséquences de l’occultation du passé mais aussi, sur des jeunes qui se mobilisent aujourd’hui pour comprendre, de la fascination que peuvent encore exercer des hommes qui avaient osé il y quarante ans se rebeller et dire « non ».
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