Compagnons d’Armes : l’Avant-garde africaine au premier Festival Mondial des Arts Nègres de Dakar en 1966 (1)

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Le premier Festival Mondial des Arts Nègres a permis, au travers de ses débats, le développement d’une avant-garde artistique et culturelle en Afrique. Il en a été d’une certaine façon la « scène primitive ». Sylvester Ogbechie s’interroge sur la perte du lien de l’avant-garde africaine contemporaine avec les enjeux nés lors du Festival en 1966, notamment à travers la critique de l’exposition The Short Century (2001-2002) organisée par Okwui Enwezor,

Ce texte étudie l’émergence de l’avant-garde africaine et son implication dans les discours nationalistes des pratiques culturelles qui émergèrent lors du premier Festival Mondial des Arts Nègres, organisé par Léopold Sedar Senghor à Dakar en 1966, en plein apogée de la politique nationaliste de l’Afrique. À l’aube du XXIe siècle, une néo-avant-garde africaine dispersée dans le monde reçoit une attention accrue des milieux artistique et culturel. Cette néo-avant-garde fait l’objet d’analyses critiques au sein des principaux organes de l’art et de l’histoire de l’art, ainsi que lors d’importantes expositions présentant leur travail dans un contexte d’interprétation post-historique de la culture de globalisation. Des commissaires tels qu’Okwui Enwezor sont les figures de proue de ce discours critique, et les artistes africains associés à ce mouvement (demeurant pour la plupart en Occident) sont de plus en plus intégrés dans le paysage de la critique artistique internationale. La Documenta 11 dirigée par Enwezor (Kassel, 2002) a présenté une nouvelle avant-garde non-occidentale et tenté de relier les projets contemporains à un héritage plus ancien de politique radicale (2). La conception d’une néo-avant-garde mondiale développée par la Documenta 11 est dans la lignée du nouveau projet d’avant-garde africaine, qui se bat aussi au niveau international pour une esthétique radicale au service de l’inclusion de l’identité africaine dans le mainstream. Ce combat s’est manifesté pour la première fois au Festival des Arts Nègres de Dakar en 1966, où une avant-garde africaine postcoloniale émergente a affirmé son indépendance vis-à-vis du Panafricanisme et de l’idéologie de la « Négritude » alors dominante. Le débat intellectuel qui a suivi est souvent considéré comme une révision radicale de la culture africaine postcoloniale par une jeune génération d’intellectuels africains, pour laquelle la Négritude de Senghor n’offrait plus d’explication satisfaisante quant aux réalités qu’ils vivaient. Cet évènement marquait en fait la fin de la conception panafricaine d’une unité culturelle noire qui dépassait les clivages géographiques pour englober les préoccupations africaines et celles de la diaspora. Lui ont succédé des conceptions indigénistes et de plus en plus ethniques de l’identité africaine contemporaine, nées de l’instabilité historique de la pratique intellectuelle dans l’Afrique postcoloniale après le Festival de Dakar. Quelles étaient alors les promesses de l’avant-garde africaine lors du forum organisé par Senghor ? Y a-t-il un espoir de raviver ce projet inachevé d’engagement politique et d’affirmation culturelle dans les orientations de l’art contemporain africain du XXIe siècle ?
Avant-garde (s) africaine (s) à Dakar en 1966
Les mouvements nationalistes qui avaient provoqué la chute du régime colonial dans de nombreuses régions d’Afrique avant les années 1960 utilisaient l’idéologie du Panafricanisme pour fédérer les Africains colonisés. Cette idéologie défendait une action politique et culturelle pour l’émancipation des Africains et des personnes d’origine africaine dans le monde entier. L’idéologie de la Négritude était sans doute la plus influente parmi les différentes interprétations du Panafricanisme, présentées par les intellectuels africains comme des modes de pratique culturelle viables en période postcoloniale. Léopold Sedar Senghor, théoricien majeur de la Négritude, définissait celle-ci comme « la somme des valeurs culturelles du monde noir « , permettant une présence active des Noirs dans les affaires culturelles et politiques de l’Humanité. L’idéologie de la Négritude était à la base de la réunion de 1966 à Dakar, que Léopold Sedar Senghor pensait comme un forum de réflexion sur le rôle et la fonction des arts africains dans les considérations postcoloniales. Les ambitions politiques de cette doctrine se sont exprimées sous couvert des problématiques de l’identité culturelle révélées dans les différentes manifestations du patrimoine culturel exposées lors du Festival.
Les histoires de l’avant-garde africaine qui émergèrent de Dakar 1966 furent confrontées à la difficulté de situer la rébellion post-Négritude dans une conception diachronique des politiques identitaires noires du XXe siècle (3) Le Festival avait réuni deux groupes se revendiquant de l’avant-garde africaine : celui de Senghor, composé d’intellectuels nouvellement convertis à la Négritude laissant leur précédente approche panafricaine du monde, et l’avant-garde postcoloniale menée par Wole Soyinka et Eskia Mphalele, qui visait une rupture décisive avec les principes de la Négritude. Ces deux groupes proposaient des visions très contrastées de la vie politique et culturelle de l’Afrique postcoloniale. Dans une analyse de cette opposition, Chinweizu observe que, « comme l’ont décrit Frantz Fanon et Amilcar Cabral, le combat d’un peuple pour mettre fin à une domination étrangère débute généralement dans le champ culturel, avant de se propager éventuellement aux sphères politique, militaire et économique. Concernant l’Afrique noire, le combat de la Négritude pour renverser le colonialisme a commencé ainsi.  » (4) Bien que la doctrine de Senghor ait été au cœur des échanges de Dakar en 1966, le terme de « Négritude » peut être employé comme un terme générique pour décrire les multiples élans de la conscience noire ainsi que les divers mouvements de réhabilitation du manifeste culturel noir africain dans l’Afrique coloniale. Ce concept englobait la variante antillaise militante d’Aimé Césaire et, comme le rappelle Chinweizu, l’African Renaissance Movement for Black Emancipation, (1930/1940), créé par Nnamdi Azikiwe ; l’African Personality Campaign, menée au Ghana par Kwame Nkrumah (1950/1960) ; le Re-Africanization Program d’Amilcar Cabral en Guinée-Bissau dans les années 1960, et le Black Consciousness movement in South Africa de Steve Biko en Afrique du Sud dans les années 1970. Tous ces mouvements résistèrent à la domination culturelle européenne et cherchèrent à redécouvrir, raviver et rendre sa valeur à la culture de l’Afrique noire. La Négritude de Senghor devint alors l’archétype de ces idéologies grâce au génie de son principal théoricien, qui en fit le programme politique de la pratique culturelle lorsqu’il devint président du Sénégal.
Les critiques ont vu en la Négritude de Senghor une version insuffisamment critique des idées européennes qui considéraient les Africains comme un peuple servile et primitif (5). C’était aussi un mouvement littéraire largement francophone. Si on ne peut remettre en question l’espace d’affirmation culturelle qu’elle a représenté, la propagation de ses principes littéraires aux arts visuels et plastiques n’a, quant à elle, réellement eu lieu que tardivement dans les années 1970. Alors qu’il était facile de formuler par la littérature une réponse politique à la domination coloniale et le désir d’une liberté politique, il s’avérait plus ardu d’opérer une transformation artistique des modes eurocentristes de communication symbolique qui avaient été imposés aux populations colonisées d’Afrique. Dans ce contexte, la question de savoir comment réhabiliter le passé de l’Afrique et susciter la fierté dans la culture africaine créa une polémique entre les plasticiens, et la notion même de culture africaine devint un sujet de controverse pour les idéologies et les discours contestataires. On reprochait à la Négritude de maintenir l’usage des langues et des conventions de représentation européennes, et c’est ce qui l’a condamnée aux yeux de nombre d’intellectuels de l’Afrique postcoloniale qui, en 1966, constituaient à Dakar la deuxième catégorie de l’avant-garde africaine (6).
Les tiraillements entre les particularités culturelles africaines et une notion généralisée de l’existence universelle illustrent la lutte qui se livrait alors pour le contrôle de l’histoire de l’Afrique post-coloniale. Déjà évidente lors des rencontres entre artistes et intellectuels dans différents pays du continent, elle atteignit son paroxysme à Dakar. En 1966, l’avant-garde post-coloniale y était menée par le dramaturge nigérian radical Wole Soyinka qui railla la Négritude avec son fameux : « Un Tigre n’affirme pas sa Tigritude : il bondit. » Selon eux, l’ère post-coloniale offrait la possibilité de créer une culture nationale à l’ambition identitaire mondiale, avec la conscience de l’identité locale noire africaine. Bien que Soyinka ait joui plus tard d’une reconnaissance internationale (il fut le premier Noir d’Afrique à recevoir un Prix Nobel, celui de littérature), ses positions sur l’Afrique postcoloniale n’ont pas toujours reçu un accueil enthousiaste. Ainsi, Chinweizu et ses pairs, les critiques « Bolekaja », ont par exemple reproché à Soyinka d’être « un Conrad noir, maître dans l’art de conforter les Européens dans leur idée d’une Afrique barbare » (7). Cette accusation, qui fait étrangement écho à la critique de la Négritude par Soyinka, montre combien la perception générale de tout effort avant-gardiste pour une identité culturelle africaine était liée à des allégeances personnelles. Chinweizu était un fervent défenseur de la Négritude. Il considérait l’avant-garde postcoloniale de l’entourage de Soyinka comme les apôtres d’une modernité partisane qui ne faisait que répéter les schémas européens de pratique culturelle. En dépit des violentes accusations qu’ils se lançaient mutuellement, ces deux groupes ont ouvert un espace utile pour une critique de l’ingérence européenne dans la vie politique et culturelle de l’Afrique. Il est intéressant d’envisager leurs projets comme des programmes proches, ne différant que dans leur approche de la question de la « validation » de la culture africaine.
La promesse faite à Dakar par l’avant-garde africaine en 1966 était donc de poursuivre une définition culturelle de l’identité africaine apte à fournir un modèle d’autonomisation politique, dans le cadre d’un discours nationaliste rendant la culture traditionnelle compatible avec les exigences du monde moderne. Cette question fut débattue dans des revues comme Transition, et ses principes énoncés dans des revues très populaires, comme Black Orpheus d’Ulli Beier. La littérature fut le principal lieu de ces débats et, bien que les thèmes de l’art et de l’esthétique aient été constamment abordés par de nombreuses personnalités du milieu littéraire, leur analyse omettait souvent de considérer les expériences spécifiques des plasticiens africains. Cela leur fit négliger l’évidence d’un conflit entre deux générations d’artistes africains modernes, comme celui opposant l’artiste nigérian Ben Enwonwu et une avant-garde post-coloniale représentée par les membres de la Zaria Art Society, les zarianistes. Moderniste africain jouissant d’une grande considération internationale entre 1939 et 1960, Enwonwu fut supplanté par un groupe d’avant-gardistes postcoloniaux nigérians qui reprochaient à son art d’être un « cliché colonial » (8). Bien qu’Enwonwu ait résisté à ces tentatives de discrédit, il fut mêlé au conflit de Dakar du fait de ses liens avec Senghor et du soutien qu’il avait publiquement manifesté envers les idées de la Négritude.
On peut bien sûr en conclure que le premier Festival Mondial des Arts Nègres de Dakar marqua un moment unique dans le développement de la culture africaine moderne et contemporaine. Ce fut la dernière fois qu’une politique réellement progressiste fut menée pour essayer de changer la direction des discours culturels africains, par le biais d’échanges actifs entre les arts et la politique. On pourrait arguer que les discours ultérieurs sur la culture africaine n’ont pas réussi à concrétiser les promesses de 1966. Tandis que les pays africains se débattaient avec l’instabilité politique et la misère dans la période post-coloniale, l’esthétique et la culture visuelle auraient laissé de côté la théorie, se contentant de décrire les réalités quotidiennes. Les artistes du continent reproduisaient les images de la Négritude sans les renouveler de façon significative, tandis que des théories sur la pratique culturelle défendaient un idéal de culture indigène et nationale, alors même que la sphère collective de la politique nationale se fragmentait en blocs ethniques militants. Tout ceci explique l’intérêt pour une nouvelle catégorie d’artistes africains vivant et travaillant en Occident (censés être dégagés de cet esprit de clocher) et dont les œuvres sont à présent utilisées pour la définition d’une esthétique de l’avant-garde contemporaine africaine. Cette focalisation sur les artistes africains (et d’origine africaine) vivant en Occident a été abondamment critiquée en ce qu’elle excluait les artistes du continent de l’analyse contemporaine de l’art africain dans un contexte mondial (9).
Ces critiques défendent âprement leurs positions respectives, mais tous conviennent que le temps est propice à un retour à la politique artistique radicale de « l’ère 1966 » (10).
Réinventer l’esthétique radicale
On peut soutenir que l’émergence d’une nouvelle avant-garde africaine dans le nouveau millénaire est l’occasion de restaurer le projet inachevé de Dakar 1966 d’une affirmation culturelle noire radicale pour la politique visuelle de l’art africain contemporain. Pour atteindre ce but, nous devons déconstruire certaines des représentations qui visaient à impliquer l’art africain dans les politiques nationalistes et les débats contemporains. En premier lieu, les observateurs du développement de l’art africain moderne et contemporain doivent davantage s’intéresser aux réalisations d’artistes modernes pionniers tels qu’Aina Onabolu, Ernest Mancoba, Ben Enwonwu, Iba N’diaye ou Christian Lattier, ainsi qu’à de nombreux autres, inventeurs de langages visuels que l’avant-garde postcoloniale de nombreux pays s’est appropriée. Au Nigeria, l’analyse du parcours d’Enwonwu révèle un engagement actif dans les questionnements théoriques des zarianistes post-coloniaux, lesquels revendiquaient à tort la paternité de ces positions. Une analyse similaire dans un autre contexte national conduirait certainement à des résultats semblables. En conséquence, les tentatives d’interpréter le rôle des débats intellectuels et culturels du XXe siècle dans la perspective du combat nationaliste africain trahissent l’histoire en chosifiant la position de l’avant-garde postcoloniale. Dans The Short Century, Okwui Enwezor commet cette erreur, de façon plus grave encore en délimitant la période significative des résurgences culturelles africaines entre 1945 et 1994 (dates de la fin de l’Apartheid). Dans un contexte où d’importants débats sur l’identité culturelle dans la modernité ont été menés à travers l’Afrique depuis 1870, le choix d’Enwezor de situer l’émergence de la modernité dans l’art africain après la Seconde Guerre Mondiale porte une atteinte épistémologique à cette histoire. Ce point de vue tronqué s’explique par la place accordée aux « mouvements d’indépendance et de libération », dont on pourrait rappeler qu’ils remontent aux évènements du milieu du XIXe siècle, lorsque les esclaves émancipés retournèrent en Afrique de l’Ouest dans le but de se façonner une nouvelle identité moderne dans un contexte urbain précolonial. Le « siècle court » d’Enwezor niait aussi la longue histoire de la colonisation islamique en Afrique – et ses répercussions sur les pratiques culturelles africaines – qui s’est accompagnée de luttes similaires pour la libération politique. En centrant son propos sur l’impact de l’intervention européenne et du combat africain pour l’émancipation politique qui s’ensuivit, l’exposition présentait la question de la culture africaine contemporaine comme un engagement impliquant essentiellement l’Afrique et l’Occident. L’erreur de The Short Century était ainsi de chosifier la période transitoire de l’indépendance comme archétype de la « postcolonialité » radicale. Comme le démontre notre analyse, la période d’indépendance a finalement rapproché des idées opposées et des catégories d’avant-gardes africaines, dont la rivalité au cœur du discours postcolonial demande une analyse approfondie.
L’émergence d’une nouvelle avant-garde africaine pose également la question d’un retour durable des pratiques « avant-gardistes » et « néo-avant-gardistes » dans la culture mondiale. Pour David Macey, « l’idée d’avant-garde implique que le progrès résulte toujours d’une rébellion contre l’ordre établi, [et par là même] elle est liée au concept d’innovation et de modernité » (11) son désir et sa recherche de nouveauté absolue. Le problème de cette formulation est que la notion d’avant-garde est essentiellement utopique. Elle est apparue dans les travaux du socialiste utopien Henri de Saint-Simon (1760-1825), qui l’utilisait pour décrire une élite utopique d’artistes, de scientifiques et d’industriels qui seraient au sommet d’un nouvel ordre social. Le terme fut récupéré pour désigner les tendances pionnières dans les arts qui associées à l’idée d’une modernité consistant en une rupture délibérée et décisive avec le passé, inventent le concept d’une pratique culturelle paradoxalement façonnée par les circonstances historiques. Comme l’ont relevé de nombreux auteurs dans des critiques de la pratique moderniste, la nouveauté ne connaît pas de fin et le fantôme de la tradition qu’elle deviendra par l’œuvre du temps préfigure déjà chaque nouvelle innovation.
À cet égard, la critique zarianiste de la Négritude d’Enwonwu a influencé l’art ; et la réfutation par Soyinka de l’essentialisme racial de la Négritude dans la littérature serait probablement mieux comprise aujourd’hui comme un défrichage engageant l’idéologie dominante de l’époque par une critique pertinente des contradictions qui lui sont inhérentes. Dans les sphères littéraires et visuelles, ces critiques défiaient la sagesse présupposée du colonialisme et l’africanisme naissant. Elles remettaient en question un ordre existant et rejetaient son interprétation de la quête contemporaine d’identités postcoloniales. Dans le même temps, la façon dont la Négritude appréhendait les réalités quotidiennes ne convenait plus à l’avant-garde postcoloniale. Le sentiment de libération provoqué par ces « actes de consécration » contribua à diversifier les élans de créativité de la littérature africaine moderne – Uche Okeke en parlait comme d’une rébellion et son groupe fut identifié comme les « Rebelles de Zaria »). Wole Soyinka reçut ensuite le Prix Nobel, et l’art moderne nigérian en tant que projet intellectuel – caractérisé par la Natural Synthesis de Uche Okeke – eut un impact immense au cours des quatre dernières décennies du XXe siècle. Inévitablement, quelques années plus tard, la prétendue nouveauté représentée dans ces actes de consécration pose question. Les théoriciens et les rebelles radicaux se révoltent à nouveau tandis qu’une nouvelle génération d’artistes africains internationaux remet en cause les schémas intellectuels des plus âgés. La boucle est bouclée. On peut imaginer que les deux avant-gardes du Festival de Dakar (à présent parfaitement intégrées à l’establishment) sont plus à même de comprendre que la production intellectuelle est circonscrite à son une époque, et que de ce fait, elles auront davantage de considération pour les œuvres intellectuelles profondément marquées par les grandes contradictions de leur temps. Toutes ces luttes deviennent finalement dépassées, même si elles peuvent continuer à influencer les réactions individuelles (artistiques ou non) aux changements historiques et intellectuels. Les questions complexes laissées à leurs successeurs ne varient pas : quelle est la nature de la culture africaine moderne et contemporaine ? Où cette culture se situe-t-elle ? Quelle relation entretient-elle avec ses formes indigènes antérieures, avec la mondialisation (que celle-ci apparaisse sous la forme du colonialisme ou des contraintes néo-coloniales imposées par les puissances économiques mondiales d’aujourd’hui) ? Les réponses à ces interrogations seront probablement formulées prochainement dans la rhétorique d’avant-gardes émergentes et nouvelles. Notre travail en tant que critiques est de rappeler aux nouvelles figures de proue de ces mouvements que l’idée même de nouveauté possède une histoire, et qu’il leur faudra être attentifs aux combats menés par leurs prédécesseurs.
Quo Vadis ?
La nouvelle avant-garde africaine s’ingénie à traiter la question épineuse de la définition de l’identité culturelle africaine contemporaine, comme l’ont fait ses prédécesseurs en 1966 lors du premierFestival Mondial des Arts Nègres de Dakar. La persistance de ces questions montre que le projet d’engagement politique et d’affirmation culturelle formulé à Dakar demeure inachevé, rendant extrêmement urgent un investissement soutenu dans une politique radicale. La notion de politique d’avant-garde peut se révéler restrictive, dans la mesure où elle enferme potentiellement les acteurs culturels dans une interprétation partisane de l’engagement politique héritée des schémas de pensée du modernisme européen, qui voit la pratique avant-gardiste comme la quête d’une « orientation spirituelle ». L’art africain est au moins la preuve que l’art peut être un moyen d’élever l’esprit humain, mais l’art en lui-même ne peut devenir spirituel. Au Festival de Dakar, le génie de la position avant-gardiste d’Enwonwu, influencée par la Négritude, était d’avoir compris que le développement culturel est un processus essentiellement historique, ce que niait l’avant-garde postcoloniale à travers son insistance à défendre l’invention « autonome » dans le domaine artistique (Uche Okeke avait par exemple déclaré que Natural Synthesis constituait une nouvelle approche de l’art nigérian). En minimisant l’importance des apports de leurs prédécesseurs, ils conféraient à leurs propres productions artistiques un statut synchronique et retiraient au développement culturel son caractère diachronique. On peut leur concéder que le temps passe irrémédiablement, et que toutes les formes d’invention culturelle finissent par appartenir à l’Histoire.
À l’aube du XXIe siècle, nous avons les moyens d’entreprendre une réévaluation critique qui démontre les liens entre les projets séparés des avant-gardes historiques. Nous connaissons par ailleurs le positionnement des artistes contemporains de l’avant-garde africaine, que ce soit dans l’utilisation d’excréments d’éléphants (Chris Ofili) ou par l’usage détourné de textiles wax pour témoigner de l’intégration de l’Afrique dans les circuits de la globalisation au cours de ces derniers siècles (Yinka Shonibare). Ces nouveaux élans ont un lien avec l’avant-garde post-indépendance du Festival de Dakar, à travers des figures comme le musicien et activiste nigérian Fela Anikulapo-Kuti. Les inventions foisonnantes au sein de son club mythique The Afrika Shrine reflètent la capacité de l’art et de la culture d’Afrique à opérer des transformations tout en fluidité (12). La nature réflexive qui caractérise la majeure partie de l’art contemporain africain indique que la promesse de Dakar 1966 sera perpétrée, même si les artistes africains contemporains qui la défendent ne saisissent plus vraiment ce qui les rattache à cet héritage historique. Le combat pour l’émancipation politique et culturelle se poursuit, et pour cette raison, nous continuerons à rencontrer des postures d’avant-garde dans l’art contemporain africain. Cette lutte s’inscrit dans la longue histoire de changement qui est celle du continent. Dans la rencontre à l’œuvre aujourd’hui avec la modernité mondiale – les mouvements de rébellion « post-historiques » contre la modernité ayant, de toute évidence, majoritairement échoué -, elle continuera à interpeller les artistes les plus éclairés sur le plan culturel. Comme l’affirmait le vieil adage de l’avant-garde politique africaine, « aluta continua » (« le combat continue »).

1. Cet article a été présenté pour la première fois à la 94e Conférence Annuelle de la College Art Association, le 24 février 2006 à Boston.
2. Pour une critique voir Sylvester Okwunodu Ogbechie « Ordering the Universe : Documenta 11 and the Apotheosis of the Occidental Gaze », Art Journal, 64, 1, 2005, pp. 80-89.
3. Le terme « conception » désigne ici une compréhension globale, et « le processus d’aboutissement à une idée abstraite ou à une croyance, ou l’instant à partir duquel cette idée prend forme ou émerge. » L’idée « biologique » de culture (la naissance naturelle, le développement et la disparition des idées et des identités) était au cœur des idées occidentales sur la culture durant la majeure partie du XXe siècle, plus particulièrement au moment où l’idée de modernité globale devint une notion spécifiquement européenne.
4.Voir Chinweizu, « The Weapon of Culture : Negritude Literature and the Making of Neocolonial Africa » in Okwui Enwezor (éd.), The Short Century : Independence and Liberation Movements in Africa 1945 – 1994, New York, Prestel, 2001, p. 321.
5. Pour une histoire et une critique de la Négritude, voir Elizabeth Harney, In Senghor’s Shadow: Art, Politics and the Avant-Garde in Senegal 1960-1965, Durham, Duke University Press, 2004.
6. On observe ici un grand paradoxe : pour les discours sur l’identité culturelle en Afrique, ce sont les langues européennes qui sont majoritairement utilisées. Les efforts initiés par des théoriciens radicaux tels que Ngugi wa T’hiongo pour développer une littérature africaine en langues d’Afrique demeurent extrêmement minoritaires.
7. Voir Chinweizu in Enwezor, The Short Century, p. 325.
Ndlr. Bolekaja veut dire littéralement « descends et viens te battre ». Cette expression a été adoptée par Chinweizu, Jemie, Madabuike pour souligner leur opposition à l’exploitation de la littérature africaine par « les passagers-critiques ». Dans leur livre Towards the Decolonization of African Literature (1980), ceux-ci ont qualifié Soyinka de « moderniste eurocentriste » pour s’être opposé au mouvement de la Négritude et à ses assises idéologiques, pour avoir été insensible au drame des réalités sociopolitiques africaines et pour avoir puisé dans une langue et une imagerie obscure.
8. Voir Sylvester Okwunodu Ogbechie, « Ben Enwonwu, Zarianist Aesthetics and the PostColonial Criticism of Modern Nigerian Art », in Krydz Ikwuemesi (éd.), The Triumph of a Vision: An Anthology on Uche Okeke and Modern Art in Nigeria, Pendulum Gallery, Lagos, 2003, pp 129-146.
Ndlr : Zaria Art Society est mouvement d’artistes nigérians fondé en 1958. Il a fortement influencé les directions prises part les artistes au Nigeria dans les années 1960-70. Les artistes de la Zaria Art Society contestaient la pédagogie et le cursus de l’Université, les jugeant trop académiques et emprunts d’un fort parti-pris eurocentriste. Aussi appelé les Zaria Rebels, ils ont défendu une nouvelle approche de l’art appelée « Natural Synthesis » qui cherchait à concilier l’enseignement dispensé dans les écoles d’art du pays avec les formes d’apprentissages traditionnelles. Il s’agissait en particulier de mêler les média et les techniques européens avec les formes et les styles des cultures les plus proprement nigérians.
9. Voir Sylvester Okwunodu Ogbechie, « Art History’s Inscription of Modern and Contemporary African Art », in Hans Jorg Heusser / Kornelia Imesch (éds), Visions of a Future : Art and Art History in Changing Contexts, Swiss Institute for Art Research, Zurich, 2004, pp. 129-146.
10. Les positions critiques opposées des groupes cités sont tirées des périodiques divers auxquels ils ont contribué, parmi lesquels : NKA, IJELE, Revue Noire, Third Text et Critical Interventions.
11. Voir David Macey, The Penguin Dictionary of Critical Theory (Penguin Books, London, 2000), p. 25
12. Pour une analyse de la doctrine radicale de Fela, voir Tejumola Olaniyan, Arrest the Music : Fela and his Rebel Art and Politics, Indiana University Press, Bloomington, 2004.
///Article N° : 7577

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