Sorti symboliquement le 21 juin 2010, solstice d’été, fête préhistorique devenue celle de la musique, voici un disque unique dans l’histoire de la musique enregistrée : un cd dont l’auteur était sans doute le seul au monde à pouvoir l’imaginer et le réaliser.
Né à Chicago en 1940, Herbie Hancock occupe une place à part dans l’histoire de la musique. Enfant prodige, à onze ans il est le premier pianiste » noir » à jouer en soliste (un concerto de Mozart) avec le Chicago Symphony Orchestra. À vingt ans, en marge de ses études d’ingénieur, il s’impose vite comme l’un des meilleurs pianistes de jazz de sa génération, accompagne le vétéran Coleman Hawkins puis devient pour cinq ans le pianiste du quintet le plus jeune des années 1960 : celui de Miles Davis. Il suivra (parfois précédera) ce dernier dans la conquête des instruments électroniques et l’invention dans les années 1970 d’un style baptisé en France » jazz-rock » et plus judicieusement aux USA » fusion » : il s’agit bien, en effet, d’un mélange détonant, d’une déflagration entre le jazz (qui en est déjà une de naissance) et d’innombrables musiques différentes, cousines (blues, gospel, r’n’b, soul, funk), voisines (country, pop, rock) mais aussi très éloignées, venues d’Afrique, de l’Inde, du monde arabo-musulman, et même (suprême exotisme pour un musicien nord-américain) des peuples amérindiens.
Dans les années 1970-80, Hancock dirige l’un des plus fameux orchestres de » soul jazz « , les Headhunters, et signe avec » Rock It » (1983) le plus grand tube du funk expérimental. Devenu une superstar mondiale et millionnaire, il ne se reposera jamais sur ses lauriers, multipliant les aventures musicales les plus diverses.
Chacun de ses albums récents a été conçu comme une uvre ambitieuse et thématique : Gershwin’s World (1998) ; Possibilities (2005) qui réconcilie jazz et pop avec Paul Simon, Santana, Sting, etc. ; puis Joni’s Letters (2007) joli hommage à la chanteuse canadienne Joni Mitchell, en sa compagnie.
Autrement ambitieux est cet Imagine Project, enregistré dans une dizaine de villes du monde entier – dont Bamako, Bombay, Hollywood, Londres, Paris et Sâo Paulo. La réalisation en a pris plus d’un an, et 70 musiciens y ont participé.
L’ambition de Herbie était de fêter ses 70 ans par un bilan qui ne soit pas un vain survol d’une carrière extraordinairement prolifique. C’était aussi et surtout de visiter concrètement son univers musical imaginaire, qui n’a jamais connu de frontière. Or Herbie avait peu voyagé en dehors des circuits balisés du show-business.
On est ici loin des petites combinaisons banales qui sont l’ordinaire de la » world music » : chaque morceau est une vraie rencontre, quoique brève, avec différentes cultures. Bien sûr, il y a d’abord la sienne. Herbie est » africain américain » jusqu’au bout des ongles, cela s’entend, se sent même dès que ses doigts effleurent son piano. Lucide, il résume ce projet ainsi : » la mondialisation musicale perçue d’un point de vue afro-américain « .
Les premières notes font penser à Debussy, puis tout de suite les voix voyagent, les instruments aussi. Le thème initial du disque est Imagine, belle chanson humaniste de John Lennon, chanteur pacifiste britannique tué à quarante ans de cinq balles en plein cur, dans une avenue de New York, par un fondamentaliste chrétien.
Seal et Pink la chantent d’une façon déchirante et éplorée, puis comme dans les funérailles africaines, la vie reprend vite le dessus, la vie c’est-à-dire l’Afrique : avec les lamellophones » likembe » du groupe congolais Konono n°1, les chanteuses maliennes Fatoumata Diawara et Oumou Sangare, et bien sûr le jeune guitariste béninois Lionel Loueke, devenu depuis deux ans le guitariste attitré de Hancock.
Après Don’t Give Up de Peter Gabriel, transfiguré par le jeune soulman John Legend, cap sur le Brésil pour la plus ravissante chanson du disque : la bossa Tempo de Amor de Baden Powell et Vinicius de Moraes, susurrée lascivement par la juvénile et irrésistible Céu, accompagnée tendrement par un Herbie émerveillé.
Avec Space Captain, on passe dans une autre dimension, dans l’univers du gospel, si familier pour Herbie depuis son enfance. C’est carrément formidable, il n’avait jamais, je crois, enregistré dans ce contexte, et le résultat est prodigieux.
Depuis plus de trente ans, cependant, Herbie fait partie des nombreux musiciens africains-américains qui ont abandonné leur christianisme ancestral pour le bouddhisme (tendance Nichiren Daishonin) dont le message de paix, de sérénité et d’universalité baigne toute sa musique.
Ce désir d’universalité, rien ne le reflète mieux que le splendide The Times, They Are A’Changin’ (Bob Dylan) où les Irlandais Lisa Hannigan et The Chieftains dialoguent rêveusement avec Hancock, Louéké et le sublime harpiste malien Toumani Diabaté (orthographié » Diabète » dans le livret !)
La Tierra, du chanteur colombien Juanes, semble n’être guère plus que l’alibi latino, d’ailleurs assez » sabroso » de l’album – Hancock y joue à s’y méprendre avec le » duende » des grands pianistes cubains.
Plus convaincante est la rencontre improbable, sur l’Exodus de Bob Marley, des Mexicains Los Lobos, des Touareg maliens Tinariwen et du rapper canadien d’origine somalienne K’Naan.
Retour aux Beatles avec un Tomorrow Never Knows assez vaporeux, voire soporifique, chanté par Dave Matthews.
On lui préférera l’interprétation plus vraie que nature du miraculeux A Change Is Gonna Come de Sam Cooke par James Morrison – le bouddhiste Hancock se retrouve en extase dès qu’il joue du gospel !
Voilà bien ce qui fait de The Imagine Project un » album concept » unique en son genre : c’est avant tout un grand disque de pianiste, le chef-d’uvre d’un maître du clavier qui n’a plus rien à prouver en tant que tel et qui sans aucune ostentation ose se mirer dans le monde en se mettant au service de ses plus belles voix. La preuve la plus étonnante de cette humilité revendiquée est le fait que ne figure dans ce cd aucune de ses propres compositions – alors que dans l’histoire du jazz, il est aussi important comme compositeur que comme instrumentiste.
Tel est le cas aussi de son éternel alter ego – également bouddhiste et modeste – le génial saxophoniste Wayne Shorter, qui vient le retrouver à Bombay, sur la dernière plage de l’album : une libre improvisation avec une vieille amie – la superstar de la soul Chaka Khan – et une joyeuse bande de virtuoses de la place, dont la sitariste Anoushka Shankar – fille et meilleure disciple de Ravi – et la chanteuse-vedette bollywoodienne (aussi connue en Afrique qu’en Inde) K.S. Chitra.
Belle conclusion, et le morceau le plus » jazz » de ce disque cyclique à l’image de son créateur et de sa croyance.
Herbie Hancock, à 70 ans, fait de mieux en mieux ce qu’il a toujours fait : rayonner autour du jazz, s’en éloigner de plus en plus pour mieux voir et entendre le monde, mais toujours pour mieux y revenir.
Hancock est un musicien satellisé, en orbite autour de la planète jazz.
Concerts :
– le 12 juillet à Sète, Jazz à Sète
– le 16 à Montreux, Montreux Jazz Festival
– le 21 juillet à Nice, Jazz Festival de Nice.The Imagine Project, Herbie Hancock (Sony Music)///Article N° : 9579