Après avoir joué en Afrique dans des pièces de théâtre et dans des films comme FVVA : Femme, villa, voiture, argent et Toula ou le génie des eaux (Mustapha Alassane, 1972 et 1973) et Le Médecin de Gafiré (Mustapha Diop, 1983), le Burkinabè Sotigui Kouyaté arrive en France en 1984 à la demande de Peter Brook. Il travaillera avec lui plusieurs années, du Mahabharata à L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau ou fin 1999 Le Costume. Parallèlement au théâtre, il jouera dans des films aussi bien français qu’africains : Black mic-mac (Thomas Gilou, 1987), Y’a bon les Blancs (Marco Ferreri, 1988), Un thé au Sahara (Bernardo Bertolucci, 1989), IP5 (Jean-Jacques Beineix, 1990), Wendemi (Pierre Yaméogo, 1993), Tombés du ciel (Philippe Loiret, 1993), Keïta, l’héritage du griot (son fils Dani Kouyaté, 1995), Saraka-bô (Denis Amar, 1996).
Dans le film du Tchadien Mahamat Saleh Haroun (1) qui vous est consacré, vous insistez sur les flash back quotidiens que vous avez sur votre propre enfance. Pourquoi ?
Pour essayer d’être simple, ce qui n’est pas facile, je dirais que l’arbre sans ses racines n’existe pas. L’être humain est ainsi : nous sommes des arbres. Chez les Malinkés, la nature a plus que sa place : elle a un caractère indispensable et sacré. Malinké veut ainsi dire la nature au sens large. Mon fils Dani s’appelle ainsi car son nom signifie » la semence « … Il m’est arrivé qu’on me demande quels étaient les moments forts de ma carrière. La personne qui m’interrogeait s’attendait à ce que je réponde sur mon vécu européen, mais je ne pouvais que le décevoir car sans ce que j’ai vécu au début, je n’en serais pas là aujourd’hui : pas de maison sans fondations !
Vous êtes aujourd’hui considéré comme le patriarche des acteurs noirs. Avez-vous l’impression d’avoir été privilégié ?
Oui, mais sans avoir été favorisé. Disons qu’il y a eu du mérite et que la chance a joué. Mais la chance ne tombe pas du ciel. Le mot privilège ne me choque pas mais ne me plaît pas ! Dans le domaine artistique en particulier, rien n’est facile et cela demande rigueur et intelligence mais aussi honnêteté et sincérité vis-à-vis de soi-même : aimer d’abord ce qu’on fait. Dans certaines philosophies africaines, mais aussi hindoues, il est dit qu’il faut agir sans penser aux fruits de l’action, ce qui veut dire avoir foi en soi dans ce que l’on fait ! L’important est d’aimer et de faire ce qu’on a à faire. Cela peut paraître trop général pour dire que le gain prime sur tout le reste… En Afrique, l’art ne nourrit pas son homme : il fallait autre chose pour s’y consacrer. J’ai eu le privilège d’être apprécié par des amis et frères africains comme le cinéaste Mustapha Alassane qui m’a donné mes premiers rôles dans des longs métrages et m’a permis d’en faire la musique.
Quand on se confronte à un extérieur, n’y a-t-il pas une perte de soi-même, un sacrifice ?
C’est douloureux mais indispensable. La tradition profonde malinké (ce serait prétentieux de parler de toute l’Afrique) parle de deux mains qui se frottent. Il y a trois vérités : la vérité, la vérité et la vérité. La recherche de cette vérité nous fait partir vers l’Autre. Quand on est fort, on ne peut être déraciné en allant vers l’extérieur. Si on est fragile, c’est le déracinement : on est ni à la tête ni à la queue de la pirogue ! Mais s’ouvrir revient à s’exposer et perdre des défenses. La culture africaine ne comporte pas de protection : quand on arrive dans une cour et que la maison est fermée, on est inquiet !
Vous habitiez tout près de l’Eglise St Bernard où s’étaient réfugiés les sans-papiers… N’y a-t-il pas une certaine douleur à vivre dans une société qui se ferme sur elle-même ?
Toute la question est là. C’est douloureux quand on ne se sent pas accepté. Il y eut des moments où je me suis demandé ce que je fous ici ! Les choses vont bien pour moi mais je ne peux être bien quand je vois mes frères souffrir car ils n’ont pas eu ma chance. On en revient au problème de l’ignorance : toute haine, tout racisme, toute exclusion est une ignorance, une méconnaissance de l’Autre. Les Malinkés disent : » au lieu de te perdre dans le regard de l’Autre, essaye de t’y retrouver « . En regardant bien l’Autre, tu peux te voir dans ses pupilles !
Je crois aussi que l’espoir fait la vie. Cela dépasse le problème des Africains et des Français : ça devient une maladie de l’humanité ; la valeur humaine se désagrège. Mais en tant que griot, je crois encore aux relations humaines et ose espérer qu’un jour le monde entendra raison.
Vous êtes griot, mais aussi comédien de théâtre et acteur de cinéma. Vers quoi vous sentez-vous le plus porté aujourd’hui ?
Les deux, lorsqu’ils ne trahissent pas leur but d’information. J’ai toujours vu dans le théâtre un moyen de communication universel permettant de toucher un monde en renouvellement. Le cinéma est devenu ce moyen moderne dans une autre voie d’information, d’échange et de communication. En tant qu’Africain, je crois que théâtre et cinéma peuvent permettre à l’Afrique de sortir de la méconnaissance. Mais des problèmes, il y en a ! Ce qui se fait en Afrique que l’on amène en Occident n’est pas forcément accepté sans réticences. Vous connaissez le refus de coproduction ou de distribution : en dehors de Souleymane Cissé et Idrissa Ouedraogo, les films distribués le sont sur la base de relations personnelles et non par le circuit habituel.. Ce sont des personnes qu’on accepte et non l’Afrique. L’Afrique abrite des comédiens exceptionnels puisant leur talent dans une tradition théâtrale établie… Nous essayons actuellement de monter Antigone en Afrique pour l’amener ensuite en France : que de difficultés !
Comment les acteurs africains sont-ils considérés ici ?
Dans le cinéma, le rôle du Noir ! Dans le théâtre, ce sont pratiquement seulement des compagnies africaines ou un metteur en scène africain qui mélangent Noirs et Blancs. Peter Brook est une exception. Il m’avait fait venir dans sa compagnie de 25 personnes composée de 22 nationalités différentes ! Elle comprenait même cinq frères d’une même mère : un Allemand, un Sénégalais, un Italien, un Iranien et un Français ! Nous avons tourné dans le monde entier avec le Mahabharata. Il a osé me faire jouer le duc de Milan, et les Anglais n’étaient pas choqués, aussi shakespearien soient-ils. Pourtant, cela reste exceptionnel. Il faudrait d’autres exemples pour que l’espoir reste permis !
Et en Afrique ?
L’art n’est malheureusement pas considéré comme un vecteur de développement. Ce n’est pas un souci réel pour nos gouvernements. C’est dommage et c’est grave. Nos cinéastes ne peuvent avoir de réelle potentialité si on ne leur accorde pas chez eux leur vraie place. Il en va de même pour les comédiens. Certains pays ont des écoles mais qu’en font-ils après ? Certains pays ont des troupes nationales considérées comme des fonctionnaires : ce ne sont pas des combattants au service de la défense de l’art. On en reste à une pratique éducative et intégrante.
Alors que le théâtre pourrait être un atelier du développement…
Oui, mais ce n’est pas dans cet esprit. L’étroitesse est de mise. La prise de position n’est pas faite, même si la conscience progresse. Et dans le cinéma, sans acteurs, il n’y a pas de cinéastes. Ils ne voient pas l’importance de l’acteur et privilégient la technique. Ils prennent des amateurs et les acteurs ne sont même pas indiqués dans les fiches techniques. Cela finit par donner de curieux mélanges… Les acteurs africains n’ont pas encore leur place, ni à l’étranger, ni auprès de nos frères.
(1) Sotigui Kouyaté, un griot moderne, de Mahamat Saleh Haroun, 52 mn, 1996 (en vidéo chez M3M, 01 42 34 99 00). ///Article N° : 1314