Combien de chorégraphes contemporains africains ont l’opportunité de faire tourner leurs spectacles sur leur propre continent ? Une infime poignée. En septembre dernier, le Kenyan Opiyo Okach a pu présenter son solo ‘Dilo’dans cinq pays d’Afrique de l’Ouest. Une expérience exceptionnelle tant pour l’artiste que pour les publics locaux. L’occasion aussi d’intenses échanges avec les danseurs rencontrés au fil du voyage.
Ce fut une longue tournée : sept villes dans cinq pays (Nigeria, Togo, Burkina Faso, Sénégal et Guinée) en un mois et dix jours. A chaque étape, une représentation donnée au Centre culturel français (CCF) de la ville. Organisé et financé par l’Afaa (Association française d’action artistique, qui dépend du ministère des Affaires étrangères), ce type de tournée représente actuellement l’un des rares réseaux (si ce n’est le seul
) capables de diffuser, dans des conditions techniques relativement bonnes, de la danse contemporaine en Afrique. Pour en bénéficier, rares sont les places : en moyenne cinq spectacles par an, choisis par l’Afaa et les directeurs des centres culturels français.
2003 aura été l’année d’Opiyo Okach. En mai dernier, sa dernière création, ‘Abila’, tournait dans les CCF d’Afrique de l’Est. Quelque mois plus tard, en septembre, il présente cette fois à l’ouest du continent un solo, ‘Dilo’, courte pièce abstraite et minimaliste, dont la première esquisse remonte à 1997.
‘Dilo’est un étrange objet chorégraphique. Une pièce qui trouve des chemins ensablés vers une profonde intériorité. Tout en échappant, irréductiblement.
‘Dilo’ : divination. A l’origine de cette création, un rocher. Pas n’importe lequel : le » Kit Jajuok « . Chez les Luo, peuple établi sur les bords du lac Victoria au Kenya, dont est originaire Opiyo Okach, ce rocher constitue » un édifice central de la mythologie. » Il sert à la fois de temple et de médium au devin, le Jajuok, » spécialiste de la perception intuitive, de la recherche des causes, des remèdes et de la prédiction des évènements sociaux ou individuels. »
Depuis 1997, Okach poursuit une recherche sur la mythologie des pierres qu’ont en commun les peuples, traditionnellement nomades, liés au Nil ou à sa source, le Lac Victoria : les Massaï, Samburu, Luo, Turkana, Gabra
‘Dilo’fait partie d’un ensemble de trois pièces intitulé ‘Rituals Of The Rock'(Rituels de la Pierre), co-produit en 2000 par le Ballet Atlantique de Régine Chopinot et le Centre chorégraphique de Montpellier. Depuis sa première version, il y a six ans, ce solo n’a cessé d’évoluer, de s’épurer
jusqu’à devenir ce qu’il est aujourd’hui : une sorte d’écrin d’une extrême sobriété qui nous laisse entrevoir l’infini de la danse.
La pièce s’ouvre dans une obscurité silencieuse. Au fond de la scène, on devine une présence, corps agenouillé au sol, face à terre, sur le dos duquel vient se poser un rayon de lumière. Lentement, la forme s’anime, se lève puis s’étire vers le ciel. Dans le silence absolu, elle se met à marcher. Un instant, les mains se joignent, ondulent comme traversées par une onde puissante. Puis la marche reprend. Chaque geste, souple et précis, se charge de relief. Vêtu d’un simple pantalon en toile, l’homme s’approche du public et, toujours en silence, le scrute un moment. Homme seul, sans artifice aucun.
Soudain, le corps se jette dans le mouvement. Il semble entrer dans une ample spirale, un souffle ondoyant dans lequel il se coule. La chair se fait glaise. Jambes, buste, bras, épaules, cou dessinent des lignes courbes qui disparaissent dans l’espace. Les mains s’étreignent à nouveau, se lient un instant comme en un geste de prière ésotérique.
Dans sa gestuelle tout comme dans sa structure, Dilo transpire un troublant dépouillement. La pièce se déroule en grande partie en silence, excepté deux passages sonores : le premier tiré d’un chant d’initiation massaï ; le second, plus énigmatique encore, provenant de l’enregistrement d’une femme qui, dans un village d’Ethiopie, moud encore le grain sur une pierre, à la façon traditionnelle.
Comment cette danse lente et fluide, apparemment si éloignée des gestuelles d’Afrique de l’Ouest, va-t-elle être perçue ? En débutant la tournée, une pointe d’inquiétude au cur, Opiyo Okach a conscience de proposer une pièce tout à fait atypique pour le public ouest-africain : un solo, essentiellement silencieux et sans aucun effet spectaculaire
A l’heure où les rencontres artistiques entre Africains de l’Est et de l’Ouest sur le continent sont encore peu nombreuses, cette tournée revêt, à plus d’un titre, un intérêt évident.
Le public sera-t-il au rendez-vous ? Comment va-t-il réagir ? A Lagos, première capitale à accueillir ‘Dilo’, ces questions restent encore sans réponse. Au Nigeria, la danse possède une forte tradition, vivante, variée, célébrée. Le grand public s’y reconnaît et y adhère. Mais il en va tout autrement pour ce qu’il est convenu d’appeler » la danse contemporaine africaine « . Dans ce pays géant, tout comme désormais un peu partout sur le continent, le récent mouvement de création chorégraphique évolue indéniablement, mais en marge de la société. Seul un public encore très restreint, composé essentiellement d’expatriés, d’intellectuels et d’artistes africains, y a accès et s’y intéresse. Okach n’échappera pas à cette donne. Mais il saura surprendre et toucher, ouvrir une nouvelle fenêtre notamment pour les danseurs nigérians.
Durant les deux semaines précédant la représentation, le chorégraphe est invité par le CCF de Lagos à donner un atelier à de jeunes danseurs du pays. Loin des danses telluriques de leurs répertoires, Okach leur propose d’autres bases techniques liées à l’improvisation : » Les danseurs nigérians débordent d’énergie. Ils travaillent beaucoup l’extériorité, note-t-il. Je les amène à réfléchir sur le mouvement, sa naissance, son cheminement. Le mouvement en tant que tel ne m’intéresse pas, ce que je recherche c’est une vérité par rapport à un moment donné. »
L’improvisation et la composition instantanée constituent aujourd’hui des axes majeurs du travail d’Opiyo Okach. Ne pas figer, être ouvert à ce qui survient dans l’instant, chercher l’osmose entre la danse, le lieu et le public, résument quelques-uns de ses credo. ‘Dilo’en est l’expression même. Si ce solo est écrit dans ses grandes lignes, Okach l’adapte à chaque lieu, voire à chaque public. » Je ne danse pas tout à fait de la même façon si je suis en face d’un public qui n’a jamais vu de danse contemporaine ou si la salle est remplie de danseurs, explique-t-il. La relation qui se tisse va être différente. J’en tiens compte. »
De fait, ‘Dilo’se révèle une passionnante alchimie. Dans laquelle le lieu, le moment, la lumière (créée par l’éclairagiste français Christophe Barnier) et le public deviennent des éléments a part entière de la pièce. Le lieu tout d’abord : essentiel car il n’y a pas d’autre élément de décor. Okach investit un plateau nu. Seule exigence : un mur en fond de scène contre lequel il danse. Image parmi d’autres de sa relation étroite à l’espace.
Les théâtres de plusieurs centres culturels français étant à ciel ouvert, ‘Dilo’a pu aussi entrer en résonance avec l’extérieur. C’est sans doute l’une des expériences les plus marquantes de cette tournée. Okach n’intègre pas seulement la scène et le public (qu’il a besoin de sentir proche de lui) dans sa danse mais aussi le murmure extérieur de la ville, les arbres qui pointent au-dessus du théâtre, la lune qui se lève. Par le silence, l’absence de décor et le dépouillement de sa gestuelle, il permet à ces éléments d’exister et joue avec eux.
Cette relation immédiate de la danse au dehors peut aller jusqu’à sublimer le spectacle. Comme cela s’est produit au CCF de Saint-Louis du Sénégal. Ce dernier étant situé non loin d’une mosquée, des chants religieux se font entendre au moment même où commence la représentation. Loin de les ignorer, Okach s’adapte imperceptiblement à leur rythme lancinant. En faisant ainsi écho au monde extérieur, sa danse balaye soudain les frontières de la représentation. Il advient un dialogue unique entre un homme, un espace-temps et un public. Magique osmose qui n’a d’égale que sa fragilité. Plus tard, Okach confiera qu’il fut porté par la spiritualité des chants, sans pour autant être musulman. Quant aux spectateurs, beaucoup furent subjugués, émus à l’extrême par la conscience d’un moment exceptionnel de danse, ouvert à l’infini.
Okach s’est fait connaître sur la scène internationale en remportant, avec le Congolais Faustin Linyekula et la Germano-éthiopienne Affrah Tanenberger, le troisième prix du concours chorégraphique interafricain à Luanda (Angola) en 1998. Deux ans plus tôt, tous trois fondaient la première compagnie de danse contemporaine au Kenya : Gaarà (du nom de clochettes utilisées dans la musique traditionnelle Luo). Cependant Okach a toujours travaillé sur son patrimoine culturel traditionnel. Conscient de sa disparition progressive déjà largement entamée (il n’existerait quasiment plus de danses traditionnelles en pays luo), il recueille les derniers témoignages de danses, mythes ou rituels comme celui du Roc du devin dont s’inspire ‘Dilo’. Non pour les réutiliser tels quels mais pour s’en servir de » matières chorégraphiques « .
» Quand je suis au Kenya, je commence chaque après-midi en travaillant sur les danses et les musiques traditionnelles, raconte-t-il. Puis j’avance vers l’improvisation, la recherche d’un mouvement qui n’existe pas et arrive dans l’instant. Ce mouvement naît de la danse traditionnelle mais part ailleurs. J’essaye de trouver une vérité par rapport à moi. Je suis né au Kenya, j’y ai vécu mais mon expérience ne se limite pas à ce pays. Elle est beaucoup plus large, plus universelle que cela. Comment artistiquement créer une identité qui corresponde à cette réalité ? Voilà ce qui guide la relation entre mon travail et l’héritage kenyan. »
On ne peut être plus clair. Pour Okach, pas de frontière entre la tradition et le contemporain. Au contraire, c’est son travail sur ses sources culturelles qui le rend moderne. La polémique sur le terme de » danse contemporaine africaine » et la confusion qu’il engendre l’agacent : » Les danseurs doivent comprendre que le contemporain n’est pas un style mais une démarche artistique de recherche et de création. La modernité, c’est ici et maintenant, résume-t-il. En Afrique, nous vivons plusieurs réalités. Nos identités évoluent constamment. »
A travers ses uvres chorégraphiques, Okach s’attache à construire la mémoire de ces nouvelles identités. Celle de l’Afrique d’aujourd’hui et de demain. Il réinvente rituels et traditions, au carrefour des continents, conscient des multiples dimensions de sa démarche. » Dans mon écriture chorégraphique, j’utilise volontiers deux outils de composition instantanée : » surface painting » (peindre sur des surfaces) et » shifting center » (déplacer le centre). Le premier conçoit le corps comme un pinceau qui dessinerait des tableaux dans l’espace. Le second consiste à déplacer le centre dans l’espace. Cela crée une certaine poétique du geste, une fluidité mais c’est aussi un changement de mode de perception. Il n’existe pas un centre, mais des centres, une multiplicité de points de vue. C’est aussi une vision politique. Je me bats contre une conception unique de l’espace, de la danse, de ce que doit être un spectacle. »
Poétique et politique, la danse d’Opiyo Okach l’est. Spirituelle aussi, au sens ou elle replace l’homme dans un espace-temps qui le dépasse. Présent, passé et futur, visible et invisible, profane et sacré : dans ‘Dilo’, le danseur-chorégraphe parvient à faire coexister ces multiples dimensions. Il sait aussi en signifier l’interpénétration. Comme lorsqu’il se met à danser, collé contre le mur, en tournant sur lui-même. Alors que son ombre projetée par une lumière verte rasante, double immense et inquiétant, dessine simultanément des formes fantomatiques.
La polysémie est d’ailleurs au cur de la pièce. Le rocher légendaire qui l’a inspiré, le » Kit Jajuok « , n’est-il pas traditionnellement, selon Okach, » un système de dualisme et d’ambivalence qui change de polarité en fonction du contexte (
) alternativement associé au grand dieu, aux sorciers sauvages, aux guérisseurs, aux devins ou aux esprits ancestraux d’un clan ou d’un individu. »
Dans chacune des villes de la tournée, (Lagos, Lomé, Ouagadougou puis Bobo-Dioulasso, Dakar, Saint-Louis et Conakry), ‘Dilo’aura su toucher le public, le surprendre, l’interroger. Plusieurs représentations ont été suivies de débats. La danse contemporaine reste encore très largement méconnue en Afrique. Mais le public s’est montré ouvert et curieux. Loin des spectacles récréatifs, il a parfaitement su reconnaître la valeur artistique d’une pièce intime et minimale. » Je ne savais pas comment le public africain allait recevoir mon solo, se souvient Okach, mais j’ai découvert qu’il est étonnamment sophistiqué même s’il ne connaît pas la danse contemporaine. Pour moi, c’est un point très positif de la tournée. »
Le succès de ‘Dilo’tord en effet le cou aux préjugés. L’Afrique n’est pas fermée à l’abstraction et la lenteur pourvu qu’elles émanent d’une démarche artistique authentique : ce qu’Okach appelle sa » vérité « . Trop souvent encore, les jeunes danseurs et chorégraphes africains empruntent des concepts et des gestuelles qu’ils n’ont pas eu le temps de faire leur. Il se dégage alors des pièces une impression surfaite qui n’échappe pas au public.
Dans chaque ville, Okach s’est aussi longuement entretenu avec des danseurs. Partout, la même soif de rencontres, d’échanges, de formation. A Conakry, en Guinée, la venue du lauréat des Rencontres chorégraphiques interafricaines est vécue comme un évènement plein d’espoir. » Nous travaillons seuls, dans des conditions très difficiles, raconte Aicha Dine Magasouba, chorégraphe et directrice de l’une des rares compagnies de danse contemporaine locales (Cie Nyatiri). Avoir le regard d’Opiyo Okach sur notre travail est essentiel. Tout ce que je souhaite, c’est qu’il puisse revenir en Guinée pour animer une formation. »
Seuls les danseurs de Lagos auront eu la chance de bénéficier d’un enseignement de dix jours au Centre culturel français. Mais dans chaque ville la demande a été claire, montrant à quel point une formation diversifiée reste une demande cruciale des artistes africains.
Comment tirer profit au maximum de ce type de tournée ? A l’heure où les crédits de la coopération culturelle française en Afrique sont plutôt à la baisse, il semble nécessaire de réfléchir à la fois à l’optimisation de leur rentabilité et à la mise en place de circuits alternatifs.
En terminant la tournée, Opiyo Okach avait bien sûr conscience d’avoir pu vivre ce qui demeure un rêve quasi inaccessible pour la plupart des chorégraphes en Afrique : présenter une création dans plusieurs pays du continent et dans des conditions professionnelles. Seul peut-être un léger regret dans son esprit : n’avoir pas pu partager son travail avec plus de monde
le grand public, les jeunes en particulier. » La danse est la poésie du quotidien « , aime dire Okach. Pourquoi ne pas imaginer des improvisations dans des écoles, des lieux publics ? Il lui paraît désormais indispensable d’élargir l’audience de la danse contemporaine en Afrique.
NB : L’auteur tient à remercier l’Afaa et la coordination régionale de Dakar pour lui avoir permis de suivre la tournée d’Opiyo Okach.
OPIYO OKACH
Né à Asembo, dans l’ouest du Kenya en 1962, Opiyo Okach s’est tout d’abord formé au théâtre corporel et au mime au sein de l’école londonienne » Desmolase Jones School of Mime and Physician Theatre « . Il s’oriente vers la danse à son retour à Nairobi en 1995. Un an plus tard, il co-fonde la première compagnie de danse contemporaine kenyane : Gaara, remarquée dès sa première création ‘Cleansing'(3eme prix du concours chorégraphique interafricain, en 1998). Aujourd’hui, Opiyo Okach partage son temps entre la France et le Kenya. Il est le directeur du département danse du tout nouveau centre artistique pluridisciplinaire ‘le Godown’à Nairobi. Il y organise chaque année des sessions de formation. Après avoir reçu le prix SACD 2003 du jeune chorégraphe, il vient de créer un nouveau solo ‘No Man’s Gone Now’, interprété par Julyen Hamilton, l’un des principaux improvisateurs européens. ///Article N° : 3255