Visible en replay sur Arte jusqu’au 22 avril 2021, ce documentaire d’Ali Essafi offre une époustouflante plongée kaléidoscopique dans l’effervescence artistique durement réprimée dans le Maroc des années 70 (« les années de plomb ») mais aussi un vrai film de cinéma. Ali Essafi a également participé à la résurrection de La Septième porte qui vient de paraître, une vibrante Histoire du cinéma marocain de 1907 à 1986 écrite par Ahmed Bouanani, que l’auteur lui-même croyait disparu dans l’incendie de sa maison. Un film et un livre qui se font écho.
« Que notre chant soit digne de ceux qui nous écoutent ». En démarrant ainsi son film, avec des chants d’oiseaux et les lucioles de la nuit, Ali Essafi entre en poésie. Il n’en fallait pas moins pour rendre hommage à une génération d’artistes, des « rebelles chevelus » qui crurent que la création était porteuse d’avenir, mais que le régime de Hassan II écrasa sans pitié. Prison, exil ou silence – ils n’eurent d’autre choix que de tomber dans l’oubli.
Mais comment évoquer ce foisonnement, cette ébullition artistique où peinture, littérature, musique et cinéma mêlèrent leurs voix ? Ce furent d’abord dix ans de travail pour en rassembler la documentation. Les archives marocaines demeurent difficiles d’accès. Par contre, la cinémathèque de Catalogne a restauré De quelques événements sans signification de Mostafa Derkaoui (1974), témoin essentiel de cette époque, où une équipe de tournage interroge les gens des rues et s’interroge elle-même sur fond de free-jazz sur ce que doit être un cinéma marocain indépendant, entre expérimentation formelle et représentation sociale, pour finalement être confrontée à un meurtre devant ses yeux, ce qui repose la question du contenu du film. Interdit, le film n’aura eu que deux projections discrètes au Maroc. Ali Essafi en prélève de nombreux extraits, et s’inspire de son originalité et de sa radicale liberté pour livrer avec son brillant monteur Chaghig Arzoumanian un kaléidoscope où tout se répond sans forcément tout expliquer.
Il est traversé des musiques de l’époque avec pour point d’orgue Nass El Ghiwanne dans Transes d’Ahmed El Maanouni (1981) mais aussi Charlie Mingus, et surtout des extraits de films réalisés par Mohamed Reggab, Souhel Ben Barka, Moumen Smihi, Mohamed Afifi, Mohamed Abouelouakar, Ahmed Bouanani, Majid Rechiche, Mohamed A. Tazi, Abdelkrim Darkaoui, Abdelkader Lagtaa, Saâd Chraïbi, Noureddine Gounjjar, Larfi Belakaf, Mohamed Abbazi et Dona Wolf.
Mémoire collective
Couvertures de livres et de revues (Lamalif, Souffles, Maghreb Art, Intégral, Cinéma 3…), articles de presse, affiches, photos, tableaux, archives d’actualités télévisées, dessins et bandes dessinées, etc. complètent ce puzzle où deux voix se croisent : celle, cassée, de Mostafa Derkaoui qui raconte ses déboires avec la censure, et celle d’Aziz, un militant politique qui raconte sa vie de galère pour échapper à la répression tout en fournissant à cet hétéroclisme un fil narratif. En écho à l’équipe du film de Derkaoui qui rejette la notion de héros, Essafi se refuse à faire de cet hommage une ode à l’engagement. Il se situe au niveau de la mémoire collective et se contente de le dédier « à tou(te)s les artistes victimes de répression hier et aujourd’hui ».
« C’est de la vieille histoire, ça ne se répétera pas, inch’Allah » conclut Derkaoui. Mais il faut pour cela en raviver le souvenir : « Un peuple qui ne connaît pas son Histoire est condamné à la revivre », rappelait Marx. A cet égard, Avant le déclin du jour est remarquable : il met l’accent sur l’intense créativité de la jeunesse des années 70 et à quel point sa répression fut brutale et sans appel.
Collage et juxtaposition
Peu importent les dates et les lieux, ni de savoir qui est qui ou quoi est quoi. Ce qui importe est que s’imprime en chaque spectateur l’émotion de ce gâchis. Et il ne peut percevoir cet étouffoir qu’en ressentant la liberté qui était à l’œuvre, en immersion. L’esthétique surréaliste du collage adoptée par Essafi met au défi les codes habituels du documentaire historique, la juxtaposition ouvre le dialogue entre les sources, rejouant la complémentarité des expressions artistiques d’avant-garde qui ont fait de cette époque une utopie. La bande-son jazzy fait place au silence lorsqu’apparaissent à l’écran les dessins de lieux d’emprisonnement et de torture.
C’est lorsque la contestation étudiante s’est aussi faite ouvrière que le pouvoir a pris peur. L’émancipation menaçait de s’étendre, résonnant aux revendications du tiers-mondisme et du Black Power. La focale d’Essafi n’épouse cependant pas cette approche idéologique. Il garde la distance pour éviter toute lecture univoque. Car la beauté de l’époque et de ses expressions artistiques était justement d’échapper à la catégorisation et aux assignations. Il se contente de reposer la question des quelques événements sans signification : de quoi l’art est-il l’arme ?
Coproduit par Laterit, Les Films du Passage, Lycia et Arte-La Lucarne, ce documentaire l’est aussi par la chaîne marocaine 2M, laquelle programme depuis quelques années des documentaires en prime time chaque dimanche. On rêve : alors qu’Avant le déclin du jour est passé à minuit sur Arte (y compris pour ses deux rediffusions), l’émission « Des Histoires et des Hommes« a ainsi diffusé à 21h40 des documentaires aussi remarquables que Nardjes, Une place sous le soleil, Dans tes yeux je vois mon pays, Des moutons et des hommes, Pastorales électriques, Les Hirondelles de l’amour, Dans ma tête un rond-point, We could be heroes, Je suis le peuple, Les Pharaons de l’Egypte moderne, etc.
La Septième porte
On trouve dans Avant le déclin du jour des extraits de 6 et 12, Le Mirage et Mémoire 14, films d’Ahmed Bouanani (1938-2011) dont l’Histoire du cinéma au Maroc de 1907 à 1986 vient de paraître sous le nom : La Septième porte. Ce titre est repris d’un film musical français d’André Zwobada sorti en 1947, inspiré d’une fable arabe sur le thème universel de la curiosité, où Ali se décide à pousser la porte interdite du palais…
Cet autre Ali qu’est Ali Essafi avait consacré un documentaire à Ahmed Bouanani (Al Bab al-sabea, En quête de la Septième Porte, 2018). On y apprend que celui-ci, qui travaillait au Centre cinématographique marocain, se heurtait régulièrement à sa direction qui l’envoyait aux Archives comme on condamne au purgatoire. Il en profitait pour lire les revues et visionner les films, tout en prenant de multiples notes, de quoi écrire un livre !
Ali Essafi a également fait partie du groupe de passionnés qui ont œuvré à cette parution, on devrait dire à cette résurrection, puisque Ahmed Bouanani pensait avoir perdu son manuscrit dans l’incendie de sa maison. Ce sont des feuillets épars, rongés par le feu, que ce groupe et notamment sa fille Touda Bouanani ont retrouvé et rassemblé pour forger le livre. Un travail d’orfèvres qui leur a pris sept ans.
Quel cinéma national ?
La septième porte, Bouanani nous invite à la pousser tant son projet est de décoloniser la culture, désireux comme les artistes de son époque de se dégager de l’emprise française. Avec ses talents d’écrivain qui avait publié ses premiers poèmes dans la revue Souffles, il scrute chronologiquement film après film. De par son travail critique combinant l’analyse des choix esthétiques et celle de la vision politique, il éclaire au final les étapes de la constitution d’un cinéma national.
Au-delà de ce regard que Bouanani qualifie de « souvent juste et peut-être injuste »(p. 12), c’est cependant, comme le souligne Omar Berrada dans sa préface, à « une épopée négative » qu’il nous convie, tant les manques sont marquants malgré la profusion des talents. Si bien que ce livre se fait aussi le témoin des contradictions d’une cinématographie qu’il voit avec d’autant plus de pertinence qu’il y a participé. Cela lui permet de titrer par exemple « Les années 70 de notre jeunesse » (p. 111).
Rares sont les ouvrages de synthèse sur les cinématographies nationales africaines. Bouanani retrace l’évolution du regard des Marocains sur eux-mêmes et remonte pour cela, comme son titre, au cinéma colonial et à ses acteurs, des films qu’il souhaiterait voir figurer dans une cinémathèque nationale pour que les générations suivantes puissent les voir sans filtre. Il démarre aussi par un chapitre consacré aux opus de Mohamed Osfour, qui datent surtout du Protectorat, un cinéma pastiche de Tarzan, Amok ou Robin des bois, surjoué sans moyens avec les copains, mais l’œuvre d’un rêveur qui osait dire « pourquoi pas moi ? ».
Puis, rien n’est oublié, des actualités marocaines aux ciné-clubs, des acteurs aux mythes, des courts métrages aux longs, ce qui n’est finalement qu’une « poignée d’images ». Chronologie des films, dictionnaires des cinéastes, index et documents complètent cet ouvrage de 335 pages que l’on aurait pourtant voulu davantage illustré tant il offre à la fois un témoignage et une référence sur les prémices et premières décennies du cinéma marocain.