Avignon 2017 : Cyclones de Daniely Francisque et Patrice Le Namouric.

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Après avoir produit, en 2013, le court-métrage M Marronnage, la compagnie TRACK (Théâtre de Recherche Artistique pour Comédiens en Karayib) monte sa première création théatrâle. Cyclones, jouée en Martinique en 2016 est présentée au festival d’Avignon cette année.

« Edith ne m’a laissé que des cases creuses en héritage. »

Une nuit de cyclone dans la Caraïbe, une jeune fille détrempée s’invite dans la case d’une femme solitaire. Elle vient y chercher son histoire familiale, que la mère, cette « grosse vache » ne lui a pas légué. Jusqu’à présent, c’est avec détermination, curiosité et une once d’enthousiasme qu’elle a tenté de combler les immenses espaces vides autour de la poignée de photographies de famille, de consultation d’archives en collecte de témoignages. Cette nuit de tempête, elle est venue se réfugier chez cette inconnue car elle pourrait l’aider « à planter des mots dans le silence ». S’ensuit un face à face entre ces deux femmes, à moins que ce ne soit le face à face intérieur entre une femme et son histoire. Sur scène deux actrices : Daniely Francisque – qui est également l’auteure de la pièce – joue Léna, l’aînée en haillons qui s’enrage au rhum, et Gloriah Bonheur interprête Aline, la jeune fille à la candeur encore adolescente. « J’ai tellement de choses à te demander. J’espère que t’es pas amnésique“, insiste Aline, malgré le refus frontal que lui oppose Léna à pénétrer son intimité. Mais si cette dernière ne veut pas se souvenir, c’est parce qu’elle sait trop bien. Qui sont-elles l’une pour l’autre ? La question se pose dès les premières minutes. Un nom de famille commun, des indices… Comme dans les tragédies antiques, les liens de parenté prennent leur temps pour se révéler, dévoilant au passage le tabou originel. La nuit est rythmée d’annonces diffusées à la radio décrivant d’une voix neutre l’évolution du cyclone, qui s’appelle justement Aline, comme cette jeune femme qui vient déranger la retraite de Léna. Le cyclone fait rage au dehors et au dedans. Léna y résiste un temps, puis se fait emporter par le flot suscité par les assauts d’Aline.

Au cours de la pièce d’une heure, les deux femmes prennent alternativement la tête du duel qui les oppose. L’une mène un temps la cadence, puis l’autre reprend les rênes, se bousculant successivement. On voudrait pouvoir voir la possibilité d’un duo. Il est esquissé lorsqu’elles composent ensemble quelques souvenirs, l’une finissant les phrases de l’autre, dessinant un temps l’espoir d’une possible sororité. Mais le duo dure peu et laisse de nouveau place au face à face maïeutique, qui ne pourra engendrer que dans la douleur. Dans la première version de Cyclones, jouée en Martinique, les deux femmes ne se regardent d’ailleurs pas, si ce n’est à la toute fin de la pièce. A l’aube, Aline est partie comme le cyclone. Ecoeurée, dégoûtée, effrayée, celle qui était venue chercher son histoire ne veut plus savoir. Elle ne veut plus savoir, mais elle a tout compris. La vérité ne sera pas dite entièrement, il faudra utiliser toutes les traces, tous les éléments visuels pour recomposer ce qu’il s’est passé. Dans Cyclones, la confirmation d’une intuition passe par le geste, par les corps et par les traces laissées au sol par la craie blanche. Comme quand Léna dessine son secret parterre. Ou encore quand Aline sort littéralement du corps de Léna.

Cyclones repose sur un jeu corporel intense. Daniely Francisque, qui vient de la danse, y excelle, épaulée dans la mise en scène par Patrice Le Namouric. Tous deux ont co-fondé en 2010 la compagnie TRACK, Théâtre de Recherche Artistique pour Comédiens en Karayib, qui revendique privilégier « le texte du corps ».  D’abord jouée en Martinique dans des pitts à combat de coqs, la pièce Cyclones a été raccourcie d’une quinzaine de minutes et la mise en scène retravaillée pour les besoins du festival d’Avignon. Ce n’est plus dans un espace circulaire, mais dans une case carrée qu’évoluent les deux femmes durant cette nuit de tempête. Cyclones, c’est l’histoire d’une transmission impossible. La nouvelle génération veut savoir ce que l’ancienne ne veut pas lui apprendre, et lorsque cette dernière travaillée au corps s’apprête à raconter, plus personne ne veut l’écouter. Comment écrire l’histoire à partir de lambeaux, lorsque l’on est tiraillé entre le besoin de savoir et l’impossibilité de comprendre ? On ne peut pas raconter le cyclone, il faut le vivre. Lorsque Aline demande, inquiète, comment c’est un cyclone, elle pose une question à la réponse impossible. La limite des mots et du verbe est atteinte. Pour la dépasser, il reste peut-être le geste et le cri, l’incarnation du verbe. C’est la proposition qui nous est faite dans ce théâtre dont le nom prend alors tout son sens, la chapelle du verbe incarné, comme lieu d’une possible expression de l’indicible…

 

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