Le palmarès du festival de Cannes 2006 a privilégié les films engagés. Certains ont choisi la veine populaire, d’autres moins. Tour d’horizon de la moisson 2006.
Une sélection n’est pas chose aisée mais on peut se demander pourquoi, après le prix de la sélection officielle « Un certain regard » pour son film précédent, Heremakono En attendant le bonheur, le nouveau film du réalisateur qui représente le mieux l’Afrique aujourd’hui sur le plan international, Abderrahmane Sissako, n’a été sélectionné que hors compétition. Résultat : une salle à moitié vide pour la projection de presse, celle-ci privilégiant la compétition, et une seule projection publique avec une véritable émeute ne pouvant rentrer dans une salle archi-comble le lendemain, le bouche à oreille ayant fonctionné. Bamako, initialement intitulé La Cour, était très attendu et n’a pas déçu. Ce procès de la mondialisation dans une cour africaine est osé, passionnant, émouvant, subtil et percutant (cf. critique et interview du réalisateur sur le site). On peut penser qu’il aurait pu trouver sa place, et l’Afrique avec lui, dans le palmarès engagé qu’a produit le jury dirigé par Wong Kar-waï, d’autant plus que les audaces esthétiques ne sont pas pour déplaire à ce cinéaste novateur.
Etonnant festival associant à grande échelle et au milieu des paillettes l’industrie mondiale du cinéma et une véritable exigence cinéphile, Cannes offre une sélection toujours éclectique où des films grand public plutôt de qualité (si l’on exclut cette année Da Vinci Code) voisinent avec des uvres exigeantes. On trouve ainsi au palmarès la première veine avec Le Vent se lève de Ken Loach, palme d’or, mais aussi avec Indigènes de Rachid Bouchareb (cf. critique et interview du réalisateur sur le site), dont les acteurs ont été collectivement récompensé par le prix d’interprétation masculine, qui jouent la carte émotionnelle d’une reconstitution historique d’un abord plus aisé que la deuxième veine, présente au palmarès avec Flandres de Bruno Dumont par exemple, que vient récompenser le Grand prix du jury, un film magnifique mais sombre et facilement déconcertant. Bamako était au niveau, de même que Bled Number One de Rabah Ameur-Zaïmèche (cf. critique), subtil lui aussi dans son approche très personnelle des tensions de l’exil et de l’entre-deux culturel.
L’Afrique, à l’image cette année des pays du Sud en général, était-elle ainsi une fois de plus la grande oubliée de l’ensemble des sélections ? Nous ne pourrions l’affirmer que si des films étaient injustement écartés dans la grande concurrence où chaque sélection essaye de s’imposer par sa qualité. L’état de la production africaine décèle une faiblesse chronique que les grands anciens ne peuvent combler chaque année et qui révèle la carence d’une relève de haut niveau. On peut ergoter longtemps sur les raisons. Ce n’est certainement pas que l’Afrique n’ait rien à dire au monde et ce n’est pas non plus le manque de soutiens, même si la finition de nombre de films traîne faute de moyens appropriés. Le bridage actuel ne serait-il pas plutôt la résultante des éternels procès faits aux cinéastes de ne pas répondre aux attentes de leur « public naturel » ? Face au soupçon permanent de faire du cinéma « pour les Occidentaux », ne réduisent-ils pas leur marge de création et de production ? Alors même qu’un grand film qui fait avancer sa société est justement celui qui, partant de situations singulières, parle à tout homme en élevant sa réflexion et sa vision du monde et de lui-même ? A cela s’ajoute la méconnaissance du passé et la quasi-absence de débat critique en Afrique qui force les cinéastes à penser leurs uvres en solitaires sans filiation ni synergie.
L’exigence du local et la superficialité : on se rapproche du cinéma populaire, lequel est en ce moment porté aux nues parce qu’il résout enfin l’équation vertueuse d’un cinéma qui s’autofinance en retrouvant un public. Cette autonomie des images, sujet d’une table-ronde sur les productions numériques au Pavillon des cinémas du Sud (cf. compte-rendu sur le site), n’est plus pensée que de façon économique alors même que ce sont les contenus qui sont en cause : les institutions de coopération ont-elles pour vocation de soutenir des films qui ne font souvent que reproduire à l’infini l’aliénation des telenovelas ? Une politique culturelle doit-elle uvrer à dépasser les conservatismes ou à les consolider ?
Les films qui ont pu se glisser dans les sélections cannoises sont ceux qui s’imposaient par l’actualité de leur contenu. Hormis les oeuvres déjà citées, c’est dans la sélection ACID (Agence du cinéma indépendant pour sa diffusion) que se cachaient deux films engagés dont la force humaine vaut largement le détour (cf. critiques sur le site). Même si après ses réussites documentaires, elle ne négocie qu’avec une certaine pesanteur son passage à la fiction, Djamilla Sahraoui offre avec Barakat ! un vibrant plaidoyer contre la violence. Situé au début des années 90 en Algérie, le film n’est pas un enième témoignage sur les horreurs subies mais davantage le parcours de deux femmes de deux générations dont le rapprochement jette les bases d’un futur pour le pays. « Allez Yallah ! », le documentaire de Jean-Pierre Thorn sur la caravane des droits des femmes qui parcoure les bidonvilles marocains et les banlieues françaises, sait transmettre l’énergie de ces femmes étonnantes de détermination et d’engagement.
Repris dans l’excellente sélection « Visions sociales » des comités d’entreprise réunis autour de la CCAS (comité d’entreprise des électriciens et gaziers), le film introduisit un passionnant débat (malheureusement trop excentré au Château des mineurs de la Napoule) sur « Intolérances et libertés, un paradoxe au XXIe siècle ». Logique : comme le rappelait Evelyne Valentin, sa présidente, la CCAS s’engage depuis longtemps contre la marchandisation de la culture et pour l’acte militant. Et le festival de Cannes n’a-t-il pas été créé il y a 59 ans avec les syndicats ? En fait, personne n’arrivait à se dégager du film, tant il est marquant. « Le politique a échoué sur toutes les questions soulevées par le film et le sait », indiquait la responsable marseillaise de « Ni putes ni soumises », Fatiha Mennis.
« C’est la responsabilité des hommes d’images de restituer une image positive alors qu’on ne parle que des incendiaires, complétait Jean-Pierre Thorn. Il faut parler des forces démocratiques qui construisent de la vie et de l’espoir. » La responsabilité des images : n’est-ce pas le fond du débat alors même que la marchandisation les rend de plus en plus promotionnelles ou aliénantes ? Les films d’Afrique s’évertuent à inverser l’image condescendante, misérabiliste ou réductrice de l’Africain et du Continent, mais ces images sont-elles reçues ? Peuvent-elles changer les choses ? Même accablantes, les images ne peuvent servir que si elles sont acceptées par celui qui les reçoit. L’exemple du génocide rwandais est accablant à cet égard : les images du début du génocide (voire des massacres qui l’ont précédé durant les années précédentes) existaient, ainsi que les témoignages, mais cette catastrophe annoncée n’a mobilisé personne. Le documentaire choisi par la Semaine de la Critique cette année posait crûment cette question ainsi qu’un débat qui le poursuivait dont on peut lire le compte-rendu sur le site. Kigali, des images contre un massacre de Jean-Christophe Klotz est une réflexion sur le traitement médiatique et politique de tels événements. Il a la force d’être très personnel, non seulement parce que Klotz s’est pris une balle dans la hanche deux jours avant que les enfants qu’il filmait ne soient exterminés, mais aussi parce qu’il est basé sur la confrontation de deux périodes : les événements et dix ans après, où il en retrouve les protagonistes – les rares rescapés mais aussi Bernard Kouchner qu’il avait suivi dans sa tentative de médiation pour arrêter les massacres et qui avait besoin d’une caméra pour mobiliser l’opinion. Ici, l’ambiguïté du savoir-faire rhétorique du politique réapparaît, comme durant le débat. Mais les non-dits et l’émotion de Kouchner révèlent l’incompréhension de Mitterrand qui a reporté le problème sur l’ONU.
« La bête ne se laisse pas filmer frontalement : tout ce que je pouvais faire était d’en filmer les traces », dit Klotz dans son commentaire. Alors, filmer les cadavres ? Lors d’une halte où des corps étaient disséminés dans l’herbe, on le conduit vers une école où s’étagent les corps. « Je n’ai pas pu ». « C’est avec le spectacle de l’humanité malade que commence le voyeurisme », dit-il encore. Mais voilà que du spectacle, on en fabrique : après une rupture d’images du génocide liée au départ des journalistes internationaux, une avalanche d’images surgit avec l’opération Turquoise. On abreuve les actualités de Rwandais applaudissant les sauveteurs français sur le bord des routes. « Ce qu’on oublie de dire, c’est que ces deux millions de Rwandais en fuite, ce sont les Hutus et les Forces armées rwandaises génocidaires : ces gens ne fuyaient pas les massacres mais l’avancée du FPR ». Ainsi souvent l’image soit ne sert à rien soit contribue à fabriquer des leurres
Avec près de huit années passées à tenter de réunir les moyens de faire ce film, Klotz confie que tant qu’il n’y était pas parvenu, il sentait qu’il ne pourrait pas continuer à faire ce métier. Maintenant que la chose est faite, il prépare une fiction. N’est-ce pas effectivement la meilleure façon de suggérer l’indicible ? Nous aurons l’occasion de revenir sur le sujet avec une analyse comparée des films réalisés sur le génocide rwandais. A noter que la fédération africaine de la critique cinématographique a travaillé collectivement sur la question de la reconstitution historique au cinéma, un dossier à lire sur http://www.africine.org/?menu=dos&no=21
Elle prépare un nouveau dossier sur un sujet proche : la violence au cinéma, ce qui montre à quel point ces thèmes préoccupent les critiques africains. La Fédération a d’ailleurs saisi l’occasion cannoise pour présenter officiellement son nouveau site www.africine.org au Pavillon des cinémas du Sud. Cette toute jeune fédération, créée en 2004, a du boulot sur la planche pour assurer la visibilité et le développement de l’écriture sur le cinéma en Afrique, soutenir les films d’Afrique par une meilleure couverture médiatique, développer la tradition critique en Afrique, structurer la critique africaine en associations nationales, contribuer à la formation des journalistes critiques par des ateliers réguliers et un échange permanent (un groupe de discussion regroupe actuellement plus de 200 journalistes culturels africains), permettre à la critique africaine de trouver sa place dans la critique internationale et la pensée mondiale du cinéma. Une structuration de son pendant anglophone est en cours tandis que de nouveaux pays doivent bientôt la rejoindre.
Le déficit de visibilité des cinémas du Sud est un souci pour tout le monde. Les bailleurs de fonds se regroupent pour animer le Pavillon des cinémas du Sud qui draine beaucoup de monde et permet de voir quelques films récents. On a ainsi pu voir à Cannes (cf critiques sur le site) le premier film nigérian en 35 mm depuis plusieurs dizaines d’années, The Amazing Grace de Jeta Amata, L’Appel des arènes de Cheick A. Ndiaye (cf notre compte-rendu de Rome 2006), l’amusant court métrage kenyan de Christine Bala Babu’s Babies, le premier long métrage du Tunisien Khaled w. Barsaoui, Bin el’Widyene (Par-delà les rivières) qui fait lui aussi le choix de la veine populaire pour décrire le milieu pourri des dirigeants, Le Jardin d’un autre homme, de Sol de Carvahlo, premier long métrage mozambicain depuis bien longtemps aussi qui dénonce le harcèlement sexuel des professeurs envers leurs élèves, Nosaltres, le nouveau documentaire de Moussa Touré sur les Maliens mis en quarantaine par les habitants d’un village proche de Barcelone en Espagne et qui permet aux deux communautés de se parler, ainsi que L’Or des Youngas du Burkinabè Boubakar Diallo, un western africain dans la veine de ses précédents films à succès.
Mais le festival lui-même est aussi concerné par le manque de films du Sud dans les sélections. Son initiative « tous les cinémas du monde » situé dans un espace à part sur le port Pantiero invite chaque année les ministères de la Culture de cinq pays à proposer une sélection d’une journée entière de courts et longs métrages. C’est cette année la Tunisie qui a été élue et ouvrait la danse avec l’excellent VHS (cf. critique sur le site) qui suit un peintre en bâtiment passionné de séries B réaliser lui-même avec les moyens du bord sa dernière création : Tarzan des Arabes ! C’est hilarant et révélateur car la proximité avec son quartier fonctionne à fond pour un vrai plaisir de cinéma collectif. Le même réalisateur Nejib Belkadhi montrait également Tsawer (Photos) (cf compte-rendu de Rome 2006) qui profite de la même sauce d’énergie et de créativité. Ibrahim Letayef présentait Visa La dictée, lui aussi hilarant et réussi (cf. critique sur le site) et d’autres courts métrages dont il est le producteur mais le retard d’une heure lié à une panne de projecteur m’a empêché de les visionner (pourquoi cette salle connaît-elle de tels problèmes chaque année ??). La série Dix courts dix regards, issue d’un concours national où furent sélectionnés dix scénarios parmi 76 propositions, constituait l’événement de la journée par la pertinence de son dispositif : de jeunes réalisateurs peuvent ainsi émerger, qui disposaient des moyens de formation et d’encadrement professionnel nécessaires ainsi que du matériel technique pour mener à bout leur projet en 10 minutes ! Le résultat est forcément inégal. Retenons surtout Conversation de Mohamed Kais Zaïed qui marque par la maîtrise de son style épuré et la place qu’il laisse au silence autour d’une belle idée, un malade se faisant les yeux d’un autre qui ne peut se déplacer. Egalement remarquables, les très gros plans et la fluidité de Bonjour (Sbah el khir) de Leila Bouzid et Walid Mattar sur l’indifférence d’un homme face à sa femme tous les matins. La journée était complétée par les projections du très intéressant Khorma, le crieur de nouvelles (2002) de Jilani Saadi mais aussi de Fleur d’oubli (Khochkhach)de Selma Baccar, une récente production entièrement locale qui nous semble fort ambiguë (cf. critiques sur le site).
L’Egypte est souvent l’oubliée tant elle est singulière en Afrique. Elle était présente en sélection officielle hors compétition avec Ces filles-là (El-banate dol), un long métrage documentaire de Tahani Rached sur les adolescentes vivant dans les rues du Caire. Etonnantes de force, victimes en tant que marginales et en tant que femmes mais aussi d’une impressionnante liberté, elles sont profondément dérangeantes. Un montage serré et la belle proximité établie avec les filles renforcent encore l’impact humain du film. Présenté en grandes pompes au marché du film, la dernière production du groupe Good News rendait compte d’un tout autre cinéma égyptien : Halim, de Sherif Arafa, biographie grand spectacle de 2 h 30 d’Abdel Halim Hafez, le grand chanteur nassérien, le dernier rôle d’Ahmed Zaki qui offre aussi un rôle titre à son fils (cf. critique sur le site).
Entre ce type de cinéma grand public qui ne dérange personne et un Rachid Bouchareb qui fait le choix d’un cinéma populaire pour mieux servir la reconnaissance historique de son peuple, c’est dans l’approche des contenus qu’est à chercher la différence. La qualité du cinéma ne se mesure ni à son succès ni à sa volonté d’être proche du public, pas plus qu’elle n’a l’audace esthétique comme critère absolu. La projection dans le cadre de « Cannes Classics » de la copie restaurée par la Cinémathèque de Bologne du magnifique et inoubliable Moisson de 3000 ans (Harvest : 3000 Years, Mirt Sost Shi Amit) du vétéran éthiopien Haïlé Gerima venait le rappeler à propos : il n’y a pas de cinéma sans création, il n’y a pas d’art qui ne dérange pas. Gerima osait en 1976 un véritable poème visuel, des images époustouflantes de modernité tout en étant incroyablement ancrées dans les réalités locales du devenir paysan. Ce sont cet ancrage et cette modernité les vrais critères du cinéma populaire, au sens d’un cinéma qui pourra parler au peuple. Ce n’est pas en cherchant à lui plaire qu’on le touche forcément (il se fatigue vite) mais en mobilisant en lui ce qui lui permet de s’élever et d’affirmer une vision autonome du monde comme de lui-même. Peut-être est-ce cela que portait cette moisson cannoise de 2006 : le cinéma ne peut être seulement information ou éducation, il est bien davantage, il est dans le partage émotionnel entre un public et une uvre d’art, c’est-à-dire ce qui nous permet à chacun de nous construire une place.
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