Entre marginalisation et questionnement du monde, c’est une géographie assez exacte du rapport actuel aux problématiques africaines qu’a proposé la 70ème édition du Festival de Cannes qui s’est tenue du 17 au 28 mai : un seul film subsaharien, deux films du Maghreb, rien en compétition officielle si ce n’est l’instrumentalisation des réfugiés, des films ambigus prenant l’Afrique comme terrain et une série d’autres traitant des problématiques de l’interculturel et du repli identitaire.
Trois bijoux d’Afrique
Une fois encore, la différence est marquée : pour aborder le terrain africain, la pertinence des films réalisés par des cinéastes africains se démarque des autres. Ce n’est bien sûr pas l’origine qui déterminerait l’authenticité : le problème n’est pas de savoir qui réalise le film mais quelle vision il développe. A cet égard, le Continent n’était représenté que par trois films, fort différents mais tous trois remarquables : deux maghrébins à la sélection officielle Un certain regard et un subsaharien à la Quinzaine des réalisateurs.
Ce dernier est particulièrement réjouissant. Je ne suis pas une sorcière est réalisé par une femme, née en Zambie et qui a grandi au Pays de Galles : Rungano Nyoni – connue pour ses courts métrages multiprimés : The List, Mwansa the Great, Listen. C’est un bijou d’humour et de regard distancié, tourné dans les environs de Lusaka, et dominé par une petite fille de neuf ans, Maggie Mulubwa, dont on n’est pas prêt d’oublier le regard. Parti de la constatation que ce sont toujours les femmes qui sont accusées de sorcellerie et que le phénomène se retrouve en différents points d’Afrique, Rungano Nyoni a passé un mois au Ghana dans un “camp de sorcières” vieux de deux cents ans. Cela lui a permis d’en observer l’organisation et les rythmes, ainsi que les conditions de travail des femmes, et d’envisager l’écriture de ce film qu’elle consolida en 2013 à la Cinéfondation du festival de Cannes puis en 2014 au Moulin d’Ande.
Cela commence par un car de touristes qui, sur l’hiver des Quatres saisons de Vivaldi, vont voir comme au zoo une communauté de sorcières, grimées et finalement ridiculement menaçantes. Voici donc un film qui va nous parler de préjugés et qui, pour ce faire, ne craint pas le décalage. Les sorcières ont toutes un ruban blanc attaché dans le dos qui les empêche de s’envoler car c’est ainsi qu’elles pourraient tuer les gens. Couper ces rubans les transformerait en chèvres. Dans un village, une jeune fille de neuf ans, Shula, est traitée de sorcière, si bien qu’elle est finalement intégrée à cette communauté. Elle se distingue par l’acuité de son jugement pour désigner les coupables de vols, si bien que le commissaire principal la prend comme bras droit. Nous voilà partis dans une série de scènes rocambolesques, extrêmement drôles et parfaitement allégoriques puisque tout au long du film, c’est la condition de la femme qui est évoquée : de ces sorcières exploitées et sans éducation aux perruques qu’on cherche à leur vendre, du gin qu’elles avalent aux contrôles du représentant du gouvernement, de la fourberie télévisuelle au luxe qui a motivé la femme du commissaire à renoncer à son identité… Tout cela s’appuie sur des croyances ancestrales : on invoque pour faire pleuvoir, on écorche un poulet, etc. Des stratégies d’émancipation sont dessinées, comme dans ce conte que Shula relate où la ruse inverse le rapport d’exploitation, et bien sûr dans le final de ce film flamboyant.
Présenté à Un certain regard, La Belle et la meute de la Tunisienne Kaouther Ben Hania a l’ambiguïté des films procès, réalisés au scalpel, qui laissent bien peu de liberté au spectateur. Il est cependant remarquable par la pertinence de son propos et la cohérence de son traitement pour aborder lui aussi la condition féminine et les perspectives de résistance (cf. critique n°14098).
Par contre, En attendant les hirondelles de l’Algérien Karim Moussaoui joue une toute autre corde, très ouverte au contraire, avec une mosaïque de personnages, rendant compte dans les différents langues et paysages de la diversité algérienne. Traversé par les problématiques actuelles, le film innove de fulgurante façon par une écriture intime et lyrique. (cf. critique n°14114)
Signalons en outre la cinquième édition du prix Océans du court métrage de France Ô coordonné par la journaliste guadeloupéenne Osange Silou-Kieffer. L’acteur et réalisateur martiniquais Lucien Jean-Baptiste l’a remis lors de la clôture de la Quinzaine des Réalisateur au Calédonien Sébastien Marques pour son scénario L’Arbre et la pirogue. Le film dont le scénario a été primé en 2016 fut ensuite projeté : Tangente, écrit par la Réunionnaise Julie Jouve et coréalisé avec l’Algérien Rida Belghiat. Ce 27 minutes se déroule durant la Diagonale des fous, grand raid organisé à la Réunion, une des courses d’ultra-trail les plus difficiles par sa distance (167 km) et son dénivelé positif (9700 m+). 2500 participants du monde entier la disputent chaque année. La caméra s’attache à Florie, une coureuse sombre et renfermée qui tient à tenir coûte que coûte jusqu’au bout. Son coach la lance, un coureur la soutient mais elle met ses bouchons d’oreille pour se couper du monde. Elle revit en cauchemar les menaces d’un homme agressif… Son mystère s’éclaire en fin de film mais tout au long, la tension tient dans cette intrigante rage silencieuse et dans la façon dont elle se mesure à la grandiose nature de l’île. Une réussite.
Le regard sur l’Autre
Cela fait longtemps que la Semaine de la critique a arrêté de sélectionner des films africains et privilégie des films se déroulant en Afrique réalisés par des Occidentaux. Encore une fois, le problème n’est pas de savoir qui réalise le film mais quelle vision il développe pour le spectateur. Que les deux films dans ce cas cette année aient été tous deux primés ne me semble pas une bonne nouvelle, justement parce que leur regard sur les réalités africaines me semble fort problématique.
Makala d’Emmanuel Gras (qui reçoit le Grand prix du jury de la Semaine) suit de près Kabwita, un Congolais qui fabrique du charbon de bois (makala en swahili) puis en charge son vélo pour aller le vendre à la ville. Son vélo est tellement chargé qu’on se demande où il trouve la force de le pousser une cinquantaine de kilomètres, comme d’autres congénères, le long d’une route au trafic infernal, victime des arnaques policières ou des camions qui le renversent. On le verra ensuite dans ses négociations pour en tirer le meilleur prix mais grosso modo, l’essentiel du film tient dans ce parcours très longuement filmé. Ce regard empathique et issu d’une vraie relation invite-t-il au respect ? Sans aucun doute. Pourquoi dès lors le questionner ? D’une part parce que tout y est dur, misérable, plombant. Oui, c’est une réalité africaine, c’est le réel, mais un regard sur l’Afrique n’arrive pas comme un cheveu sur la soupe. Il est forcément marqué par l’Histoire, coloniale et néo-coloniale, par le regard que nous portons sur ceux qui furent les indigènes et les sauvages. Il est essentiel aujourd’hui plus que jamais de l’interroger alors que le grand repli se renforce face aux migrants et réfugiés qui cherchent une alternative à leur vie de misère ou pour échapper à la répression ou la mort. Quand sortira-t-on de ces visions désespérées d’une Afrique des douleurs alors qu’elle regorge de résistances porteuses d’espoir ?
On me dira que cet homme qui se bat désespérément pour nourrir sa famille est un exemple de courage. C’est vrai. On comprend qu’Emmanuel Gras cherche à poursuivre avec Makala la vision poétique et cosmique qu’il avait des vaches dans Bovines. En accompagnant son personnage sur la durée, il nous fait fortement ressentir la dureté et le scandale de sa condition. En le suivant dans ses négociations au marché, il nous ouvre au rapport de forces économique. Et en le montrant prier, il nous informe du dernier espoir de son personnage de transformer sa vie. Mais Kabwita n’est pas une vache. Il a beau être montré au départ avec sa famille, il est utilisé ici pour une méditation personnelle sur le travail et la volonté. Nous sommes en tant que spectateur en situation de voyeur de la misère la plus rude, du scandale du monde, et placés à la même distance que celui qui filme celui qui souffre. Notre réponse devient humanitaire ou métaphysique plutôt que politique.
Kabwita mérite d’être montré dans toute la beauté de son geste. Emmanuel Gras joue notamment des lumières surréelles de la route poussiéreuse dans la nuit, tandis que le violoncelle et la longueur des plans renforcent le poids du destin. L’esthétisation ne peut cependant cacher le vide de contextualisation. C’est encore plus frappant dans la dernière séquence, tournée dans une église où Kabwita prie Dieu de le secourir, l’assemblée se dissolvant peu à peu dans des semi-transes individuelles. Ce regard documentaire ne nous permet aucunement de penser la pertinence de ces prières pour des gens qui, en l’absence d’Etat et sans la moindre aide, n’ont d’autre recours pour retrouver l’énergie de survivre. Lorsque Dieudo Hamadi montrait les élèves se faire bénir leur stylo dans Examen d’Etat, on pouvait penser qu’ils étaient bien naïfs, mais l’étaient-ils davantage que n’importe quel élève partout dans le monde qui invoque les divinités pour réussir un examen ? Ils se saisissaient simplement des moyens à leur disposition et cela rentrait dans leur stratégie de résistance pour s’assurer un avenir, comme le montrent les travaux de Georges Ballandier sur l’importance du fait religieux en Afrique. (cf. critique n°12165) Chez Dieudo Hamadi, c’est l’absence d’Etat de droit et de sa bienveillance envers les citoyens qui est mise en exergue. Chez Emmanuel Gras, cette dimension est absente, si ce n’est l’arnaque policière. Ne reste que le chaos africain et le sentiment que ça ne changera jamais.
On retrouve ainsi le regard de Raymond Depardon dans Afriques, comment ça va avec la douleur ? (2002) quand il filmait en muettes exploitées des femmes portant de lourdes charges de bois. (cf. critique n°2431) Car ce regard qui ramène à soi, ce regard de comparaison et de méditation ne peut indiquer pourquoi la traction animale est si rare sur le continent noir-africain. Et ne peut rendre compte de la conscience de ces femmes et de leur combat quotidien pour modifier leur condition. Ce regard désabusé sur la douleur ne fait que répéter ce que sous l’effet des médias nous savons déjà, et partant, malgré lui, ne fait que renforcer les préjugés existants d’une fatalité liée à ce que l’on est plutôt que ce que l’économie et la politique font de soi. Ce regard est visibilisé et encensé au détriment de celui des Africains eux-mêmes, ces cinéastes qui, nombreux et très actifs, mais en général avec des bouts de ficelles, documentent les témoignages sans public d’une Afrique qui bouge.
Même questionnement avec Gabriel et la montagne du Brésilien Fellipe Gamarano Barbosa (doublement récompensé à la Semaine de la critique par le prix Révélation du jury et par le prix à la diffusion). Le réalisateur du délicat Casa Grande (2015) fait ici un film sur un de ses amis d’enfance, Gabriel Buchmann, étudiant en économie et globe-trotter idéaliste qui a perdu la vie en 2009 en se perdant sur le mont Mulanje au Malawi après avoir parcouru durant un an ce qu’il décrit comme “le coeur de l’Afrique” : sept pays mais dans le film seulement le Kenya, la Tanzanie, la Zambie et le Malawi. Cela donne un roadmovie divisé en quatre chapitres. Le film commence par la découverte du corps de Buchmann tandis que les personnes qu’il a rencontrées durant son périple s’expriment en voix-off régulièrement dans le film pour vanter ou questionner son énergie débordante, sa générosité et son caractère entier. Cette forme de docu-fiction compose un film hommage envers un jeune qui enchaîne sommets et safaris mais provoque également candidement une série de rencontres express avec les locaux. Il cherche à dépasser son statut de touriste mais, même en se dépouillant, ne peut y parvenir. Dans sa spontanéité comme dans les rapports avec sa copine qui le rejoint un moment, il renie peu à peu ce qu’il est (bourgeois et intellectuel) pour se fondre dans ce qu’il découvre, sans que cela fonde un quelconque être au monde : c’est davantage une fuite en avant vers l’inconnu qui semble ne pouvoir déboucher que sur la mort. Tel le Charles Marlow de Conrad, il s’enfonce “au coeur des ténèbres”, entraîné par la nature qui domine les hommes. Mais alors que Conrad dressait un virulent procès de la folie du colonialisme à travers le personnage de Kurtz, Barbosa ne fait que conforter les clichés sur une Afrique mythique que ses superficielles rencontres avec des acteurs locaux ne sauraient déconstruire. Toujours pressé, spontané mais arrogant, Gabriel ne remet jamais fondamentalement en cause l’extériorité de son regard. Le film non plus.
Les réfugiés ont bon dos
A 80 ans, Vanessa Redgrave est une actrice internationalement reconnue dont les engagements politiques et pacifiques ont fait grand bruit. A cet âge avancé, elle réalise son premier film, La Douleur de la mer (Sea Sorrow), pour alerter sur la détresse des réfugiés, et notamment le traumatisme des enfants, dénonçant la frilosité des gouvernements (séance spéciale). Se faisant narratrice dans le film, elle donne abondamment la parole à d’autres activistes, à commencer par Lord Alfred Dubs, baron qui fut député travailliste et très engagé pour la cause des réfugiés. Entre son propre commentaire et les interventions de manifestants et sympathisants, ce film très parlé ne laisse que peu de place à la respiration. Comme les œuvres ainsi engagées, il ne sera sans doute surtout vu par les convaincus, mais il apporte un éclairage peu développé ailleurs. Si Vanessa Redgrave se concentre sur l’inhumanité du rejet des étrangers, insistant sur le cas des enfants migrants non-accompagnés, dénonçant les promesses non-tenues des gouvernements, elle fait abondamment référence à l’Histoire, à commencer par les mouvements de population de la seconde guerre mondiale. Elle rappelle par ailleurs bien à propos que les 200 000 réfugiés hongrois qui durent quitter le pays après l’écrasement de l’insurrection en 1956 par l’armée soviétique bénéficièrent de beaucoup de solidarité, contrairement à ce que doivent endurer aujourd’hui les réfugiés syriens dans le pays. Cette méconnaissance et ce mépris de la mémoire historique structure son film et en fait le grand intérêt. Elle ouvre à cette autre référence aux fondamentaux que représentent les textes de Shakespeare, auteur qu’elle a beaucoup joué, dont des passages sont lus par des acteurs célèbres comme Ralph Fiennes et Emma Thompson.
Sea Sorrow est imparfait mais éminemment respectable, démarche d’une artiste engagée qui, alors qu’elle a été victime d’une attaque cardiaque il y a deux ans, tient à mettre ses dernières forces au service du respect des exclus. C’est exactement la démarche inverse que suit La Lune de Jupiter de Kornel Mundruczo (compétition officielle). On aurait pu attendre d’un cinéaste hongrois une approche moins artificielle alors que son pays connaît une régression politique majeure. Il puise dans la crise des réfugiés le prétexte d’une course poursuite style blockbuster fantastique entre un policier qui a tué un migrant et un docteur qui exploite l’incroyable pouvoir de lévitation de ce migrant afin de réunir l’argent nécessaire à l’indemnisation d’une erreur chirurgicale commise sous l’emprise de l’alcool. Cette science-fiction à la fois simpliste et alambiquée, en tout cas strictement sans intérêt, n’est qu’un mauvais spectacle sur le dos des réfugiés qui ne sont ici, outre le héros désincarné, que fantômes dans les brumes ou masse ingérable, c’est-à-dire exactement comme dans les fantasmes des tribuns populistes qui parient sur la peur d’une invasion.
Même réflexion sur Happy End de Michael Haneke (compétition officielle). Comme à son habitude, Haneke filme (brillamment) des personnages qu’il n’aime pas, ne leur laissant aucune complexité, ici une famille bourgeoise dans toutes ses perversités. Il manipule le spectateur avec des scènes et récits édifiants jusqu’à ce que le fils de cette famille en dérive invite des réfugiés au repas de remariage de sa mère, mauvaise conscience d’une bourgeoisie indifférente au monde. L’anachronisme est tel que la force politique est entièrement désamorcée et que les migrants ne sont là que pour servir une machine esthétique trop bien huilée.
Quant à Alejandro Gonzalez Iñarritu, il a proposé en sélection officielle Carne y Arena (virtually present, physically invisible), une installation en réalité virtuelle prévue pour des musées car ne pouvant se visiter que seul, et donc réservée à Cannes à quelques privilégiés dans un hangar éloigné du centre. Un masque spécial permet de se retrouver sur le sable du désert à la frontière mexicaine avec un groupe de migrants sud-américains qui tentent de passer aux Etats-Unis. Après avoir longé le mur en tôles importé à grands frais de la frontière mexicaine, le visiteur est invité à enlever ses chaussures, au milieu de celles que les migrants ont abandonnées dans le désert. Puis, dans une grande salle seulement éclairée d’un trait rouge, il enfile son masque VR et un sac au dos. Le voilà plongé dans sept minutes de fiction avec un groupe de migrants épuisés et harcelés par la police, le tout dans une définition de jeu vidéo… Des phases brutales et poétiques s’enchaînent jusqu’au moment de retirer le masque VR et de remettre ses chaussures. Des ouvertures dans un long couloir proposent alors des portraits de migrants qui permettent d’ajouter des témoignages vécus à ce qui a été ressenti.
On retrouve là l’ambigüité des reconstitutions artificielles, ces mises en cages dont l’effet de réel et la volonté de choquer déplacent finalement l’objet du cinéma qui est de permettre la pensée. On a vu au théâtre la polémique suscitée par Exhibit B de Brett Bailey au festival d’Avignon puis au Théâtre Gérard Philippe en 2014 : on ne peut pas faire spectacle de tout, même de façon performative, participative et déambulatoire. Les Africains ont suffisamment été exhibés dans les zoos humains comme dans un cabinet de curiosité pour qu’on recommence dans les arts. (cf. article n°12596)
Affrontements interculturels
Le fait que le 3ème long métrage de l’Allemande Valeska Grisebach s’appelle Western (Un certain regard) n’est bien sûr pas un hasard : ce titre est à la fois référence à l’aventure de la terre inconnue et adjectif désignant l’Occident en anglais. Le festival a été marqué par cette remarquable incursion d’une réalisatrice femme dans l’univers très masculin d’un chantier mené par une équipe d’ouvriers allemands près d’un village en Bulgarie, un pays où les exactions allemandes durant la guerre marquent encore les mémoires. Un personnage se détache du groupe, Meinhard, ancien légionnaire reconverti, qui a tiré des pays en guerre une vision lucide des rapports de force qui gèrent le monde. Il aborde l’altérité sans angélisme ni illusions. Cela ne l’empêche pas de tisser des liens avec les villageois, d’apprendre quelques mots de bulgare, d’essayer de comprendre les enjeux à l’œuvre. Sa conversation avec un père de famille qui se trouve seul après que ses trois enfants ont émigré est proprement déchirante lorsque que celui-ci perçoit sa tristesse d’avoir perdu son frère. Ils n’ont pas les mots, mais les gestes, les regards pour partager ce qui fait leur commune humanité. Il n’y a cependant pas là un étalage de bons sentiments, au contraire des trésors de pudeur et de finesse, simplement des rapports d’alter egos, « autres semblables » pourtant différents et dont les limites liées à la langue indiquent l’altérité, cette opacité dont parlait Edouard Glissant pour désigner ce qu’on ne peut comprendre chez l’Autre mais dont on peut cependant percevoir la pertinence dans sa culture. Meinhard sait écouter et respecter cet inconnu, mais il a aussi la sourde volonté de trouver sa place malgré l’adversité dans un village troublé par les réminiscences historiques de l’incursion allemande. Ces personnages restent gravés dans nos mémoires comme un remède contre les réductions et les rejets, mais il n’y là aucun angélisme. La grande force du film est de montrer chaque personnage dans ses contradictions et ses faiblesses, donc dans sa beauté : même le chef de chantier qui se comporte comme un détestable macho a lui aussi ses blessures. Bien loin d’être un film en noir et blanc, Western a l’épaisseur du vécu et la richesse de sa complexité.
Persistance dans la vision des Roms
Dans deux films italiens présentés à la Quinzaine des Réalisateurs, les Roms sont le décor ou les protagonistes, sans qu’il soit toujours aisé de faire la différence. A Ciambra de Jonas Carpignano (qui obtient le prix Label Europa Cinéma) se présente comme une plongée docu-fictionnelle au sein d’une famille Rom. Pio n’a que 14 ans : il a beau penser en avoir la carrure, c’est trop jeune pour prendre le rôle de son frère Cosimo quand celui-ci ne peut plus assumer la charge de la famille. Surtout, il va être confronté à un choix cornélien entre fidélité à son milieu et trahison de son meilleur ami. De veine réaliste, il a les mêmes ambiguïtés que son précédent film, Mediterranea, présenté à la Semaine de la critique en 2015 (cf. article n°13006), qui mettait en scène des immigrés africains en Italie, nous rendant familiers les protagonistes sans déconstruire les clichés qui les assignent et les enferment. Car au terme de la projection, le film a-t-il fait évoluer notre image des Roms alors qu’ils sont systématiquement montrés comme roublards, calculateurs et violents, et de plus fricotant avec la Maffia ? Frisant le film d’action, A Ciambra n’a par exemple rien à voir avec la subtilité du “conte documentaire” Spartacus et Cassandra (Ioanis Nuguet, 2014).
Dans Cuori Puri (Cœurs purs) de Roberto de Paolis, un campement Rom de fortune jouxte le parking des employés d’un supermarché surveillé par Stefano, un jeune homme violent et torturé. Agnese, 17 ans, s’y rend avec sa pieuse mère dans une démarche humanitaire. Entre l’agressivité de Stefano et la charité d’Agnese, les Roms n’ont pour seule existence dans le film que d’être la menace du fond du parking, occasion de faire surgir la violence latente de Stefano. Ils sont dans le film pour rendre complexe l’amour naissant entre Agnese, qui est sur le point de faire vœu de chasteté jusqu’au mariage, et Stefano qui trouve en elle une pureté absente de sa vie. Le scénario ne leur laisse ni expression hors clichés ni d’autre choix que d’être les représentants de la violence sur terre face aux cœurs purs qui cherchent difficilement à se rencontrer, jusqu’à ce qu’ils cristallisent la projection raciste de tout un quartier.
Les deux films ont leur sincérité et ne prennent pas les Roms pour cible, mais ce que nous interrogeons ici sont les représentations imaginaires que le spectateur intériorise et la capacité du film à les déconstruire. Même chez Carpignano, dont la plongée réaliste peut sembler pertinente et effectivement développée avec les intéressés, on est confronté à une sorte d’anthropologie revêtant à travers la fiction les oripeaux de l’immersion. C’est le grand malentendu. Le recours au suspense pour accrocher le spectateur contraint à une structure de récit plaqué sur le réel plutôt qu’il n’en émergerait. Les personnages ont beau avoir une certaine épaisseur, celle-ci ne provient pas des contradictions du réel mais des dynamiques inventées pour les besoins de l’intrigue, selon des schémas scénaristiques scolaires, ce qui exclut toute émotion. Aucune élasticité, aucune faille dans cette mise en scène efficace : tout doit converger vers le conflit moral du gamin selon une mécanique bien huilée excluant toute originalité dans l’esthétique, toute ouverture sur la métaphysique, toute réflexion politique.
Expérimenter face au repli
Quelle réponse apporter à la dérive vers les replis nationalistes avec l’écart et le recul du cinéma ? Deux fulgurantes réponses à Cannes cette année.
La première est L’Atelier de Laurent Cantet, présenté à Un certain regard. Le film est d’une rare intelligence, comme toute l’oeuvre de son auteur (Entre les murs, Vers le Sud, L’Emploi du temps, Ressources humaines, etc.). Il a travaillé le scénario avec Robin Campillo, qui présentait en compétition officielle 120 battements par minute, sur l’action des militants d’Act up, film marquant qui a reçu le Grand prix du jury. Un groupe de jeunes de diverses origines se retrouve pour un atelier en plein été à la Ciotat, où Olivia, une écrivaine connue, leur propose d’écrire ensemble un roman. Les divergences apparaissent déjà lorsqu’il faut définir le lieu et le temps du récit : l’époque et le terrain du chantier naval disparu ou bien le port de plaisance. Antoine s’isole du groupe par des réflexions agressives et racistes. Il est fasciné par le virtuel, un jeu vidéo par lequel débute le film, un groupe menaçant qui véhicule des idées d’extrême droite… Sa confrontation avec Olivia et leur trouble réciproque fera le corps du film et se situe moins sur la langue que sur les idées. En fait, Antoine louvoie. Il s’ennuie. Il ne sait où trouver sa place dans un monde qui ne lui offre aucune perspective. Et ne trouve donc pas sa place non plus dans l’atelier. Et encore moins face à Olivia qui lui semble représenter « le système ». La violence n’est pas loin, comme un possible qui donne une tension au film, déjà renforcée par le scope qui intègre la lumière et l’espace des calanques. L’enjeu sera de la dépasser par un dialogue qui s’affirme avant tout comme une disposition d’esprit.
« Ce que je souhaitais montrer avec cet atelier, c’est moins un cheminement vers l’écriture qu’un effort difficile et hésitant pour penser ensemble et se mettre d’accord », indique Laurent Cantet. Ce pourrait être la définition de ce qui agite L’Assemblée de Mariana Otero (sélection ACID) qui rend compte de la difficile recherche de formes démocratiques de comportement et de décision lors des Nuits debout de la Place de la République à Paris en avril-juillet 2016. C’est lors de l’Assemblée que les différentes commissions rendent compte de leurs travaux. Cela suppose l’apprentissage d’un comportement facilité par des gestes (comme de secouer les mains à la manière du « oui » des sourds muets pour manifester son accord plutôt que des applaudissements qui rendent inaudibles les discours) ou la fixation d’un temps de parole. Mais cela suppose aussi de savoir si l’Assemblée est une instance de proposition ou de décision souveraine. Les préparatifs, la logistique, les rapports avec la police, la construction d’un rapport de force par le nombre, les interventions contre la loi Travail, etc. font le reste du documentaire.
Présenté à la sélection Visions sociales des Activités sociales de l’énergie, le film a suscité un vif débat avec un public rendu perplexe par l’aspect chaotique de cette assemblée qui multiplie tensions, impasses, compromis : l’incommensurable difficulté de penser ensemble et se mettre d’accord. En somme de réinventer la démocratie à une époque où les schémas habituels de représentation sont déconsidérés et rejetés en bloc. Comment reprendre la parole pour faire de la politique autrement ? Comment pour cela s’écouter sans se diviser ? Et construire une action malgré les différences ?
Mariana Otero a privilégié ces questions de la démocratie participative plutôt que de laisser la parole aux nombreuses célébrités qui ont fréquenté les Nuits debout. Elles apparaissent ainsi comme un espace de réflexion dans le pluralisme plutôt que d’imposition d’une pensée, lieu d’une parole retrouvée et respectée. Rien n’est simple et ce que Mariana Otero extrait de ses 70 heures de rushes raconte simplement quelque chose qui essaye de se construire : une autre pratique de la politique.