Confrontés à la persistance des clichés issus de l’imaginaire colonial, les cinéastes d’Afrique et des diasporas sont sans cesse amenés à répondre à ce regard réducteur. Mais un nouveau positionnement se fait jour, fait d’affirmation et de créativité hors des sentiers battus. Par quels chemins thématiques et esthétiques les cinéastes se saisissent-ils ainsi de la modernité ? Et en quoi font-ils évoluer notre regard ? Une table-ronde animée par Olivier Barlet le 12 novembre 2017 au festival des films d’Afrique en pays d’Apt, avec la présence de Mame-Fatou Niang et Kaytie Nielsen qui présentaient leur film Mariannes noires au festival, Dani Kouyaté qui a réalisé Tant qu’on vit, Jöel Akafou qui est l’auteur du documentaire Vivre riche, Paola Rima Melis et Myriam Laalej qui ont réalisé le court métrage Cinq dirhams par tête, et Cédric Ido, réalisateur de La Vie de château. On en trouvera ci-dessous le résumé.
Introduction d’Olivier Barlet : « Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse », cette phrase de Césaire que Mahamat-Saleh Haroun a repris comme titre d’un de ses films fait référence au regard de l’Autre. La marche des Beurs en 1983 a débouché sur SOS Racisme et son slogan « Touche pas à mon pote » mais le mouvement immigré s’est vite détaché de cet enfermement dans la différence, privilégiant la revendication d’être « Monsieur tout le monde », donc avec les mêmes droits et devoirs que tout citoyen.
Et pourtant, la question de la spécificité, de l’origine se pose. Refuser l’appellation de cinéaste africain pour ne pas être enfermé dans un genre ne se résout pas dans celle de « cinéaste tout court » : on sort toujours de quelque part et ça n’est pas neutre, même dans le mix des origines. Le problème est d’être sempiternellement pris dans la gangue des stéréotypes qui fondent les discriminations : le Noir bon enfant qui a le rythme dans la peau (bamboula), l’Arabe fanatique et dangereux, figure du traître, en revendication permanente… En bête de scène (Joséphine Baker), le Noir n’est pas un être de pensée, et sinon, les Noirs ne trouvent des rôles que stéréotypés. Ils avaient disparu de la réclame à la faveur de la culpabilité post-indépendantiste mais y sont revenus en force dans les années 80 avec le sport et le rythme. La mode black signe la fin de la mauvaise conscience du Blanc mais le cliché de l’indigène, de l’enfant des colonies et du bon sauvage est remplacé par l’intégration, le communautarisme, l’intégrisme, la fracture raciale, etc.
Ces visions sont pénétrées par les fantasmes. Dallas Howard, la femme blonde, est prise sauvagement par Isaach de Bankolé dans Manderlay de Lars von Trier, à la fois effrayée et fascinée par la nature sauvage (cf. Tarzan). La femme arabe est toujours victime des hommes arabes, battue, violentée ou opprimée. Sinon, pas de financement ! Comme le disait Baldwin, si le Nègre n’existait pas, il faudrait l’inventer ! Un bouc émissaire est nécessaire pour se libérer de ses propres démons.
Comme le montre Achille Mbembe dans « Ces sottises qui divisent » dans Africultures, on assiste à la réhabilitation du colonialisme à la faveur d’une manipulation de l’Histoire : le colonialisme ne serait pas un crime mais une faute dans le cadre d’une entreprise bénévole et humanitaire. Ce déni de responsabilité va de paire avec la stigmatisation des « adeptes de la repentance » et l’arrogance du discours de Dakar de Nicolas Sarkozy. La xénophobie se renforce avec la glorification de l’identité nationale. Il convient dès lors de revenir à Fanon pour déconstruire la sottise raciste tout en proposant les lignes d’une nouvelle humanité fraternelle, une renaissance du monde par-delà la race, un monde où est reconnu à chacun le droit d’hériter du monde dans son ensemble. A l’encontre du nihilisme et de l’anti-humanisme du néo-conservatisme à la française, les questions de mémoire sont des questions de responsabilité devant soi et devant un héritage.
Mame-Fatou Niang : Il est effectivement important de voir l’humain, la personne derrière les images. Tout au long de mon enfance et adolescence, on me renvoyait l’idée que je n’étais pas comme les autres Noirs. Lire Nietzche ou Montaigne me séparait des Noirs. Être ramené à une exception par rapport à ce qu’on devrait être m’a poussé à étudier l’imaginaire qui pousse à catégoriser ainsi, et donc à la domination de certains peuples. Des zoos humains du 19ème siècle à la publicité et au cinéma, c’est une image du Noir qui est une construction imaginaire difficile à casser. Je ne me fâche pas quand on me ramène à cette image, mais j’insiste pour être moi et non cette représentation. On voit aujourd’hui qu’après un attentat terroriste, le 1,3 milliard de Musulmans doit expier cette faute. Un Arabe serait violent, c’est logique ! L’individuation est essentielle, c’est-à-dire que l’on ne doit pas forcément représenter le groupe. C’est difficile : je suis souvent la seule Noire et ainsi contrainte de représenter ma race.
Olivier Barlet : Je vois Dani et Joël opiner de la tête.
Dani Kouyaté : Elle a effectivement très bien dit les choses. Arrive un moment où il faut arrêter de se plaindre et voir ce qu’il faut faire. Cela pose la question de faire des propositions, de montrer qui on est pour déconstruire. C’est bien plus compliqué que de donner. On continue de consommer l’image des autres, cela nous détermine. Il est temps que nous proposions notre perspective de nous-mêmes et que nous trouvions les moyens de la faire consommer. Beaucoup sont intéressés par notre perspective mais n’y ont pas accès. On est ici dans un festival avec des militants qui se battent comme des fous pour qu’on parle de nos problèmes, et qui est là pour écouter ? C’est encore eux !
Jöel Akafou : Au départ, il y a toujours des stéréotypes, qu’on soit noir ou blanc, c’est pour ça que le système de déconstruction est utile. Parfois on a tendance à nous-mêmes nous stéréotyper, il faut donc commencer par travailler du côté de nos communautés. Ce sont les artistes qui peuvent déconstruire les clichés.
Olivier Barlet : A propos du rapport à la colonisation, dans ton film Vivre riche, sur ces jeunes qui font des arnaques sur internet, il est frappant que le président Gbagbo leur avait dit : « vous encaissez la dette coloniale ».
Jöel Akafou : C’est un slogan du président qui a été repris dans les universités et les écoles, qui est souvent utilisée négativement. Pour moi il y a deux manières de la considérer, soit en travaillant et en s’affirmant, soit en essayant de voir ça comme le rétablissement d’un rapport de force d’égal à égal avec la France. Il faut valoriser notre culture pour s’affirmer, si on la rejette qui le fera à notre place ?
Paola Rima Melis : Pour rebondir sur la question de l’imaginaire, il existe une guerre de l’image qui a été gagnée par l’Occident il y a déjà bien longtemps. Il faut arriver à poser un regard sur soi et non être vu par l’autre, et donc déconstruire cet imaginaire. L’Histoire est écrite par les vainqueurs, c’est notamment vrai pour nous, Myriam et moi, qui avons été éduquées dans le système français au Maroc. Les livres scolaires opèrent un déni de l’Histoire et de la culture marocaine. J’ai une double culture, pied-noire et Italienne, et j’étais l’élève qui parlait le mieux l’arabe et avait les meilleures notes de la classe. J’ai toujours eu l’impression que ma culture occidentale était plus mise en valeur que mon côté marocain. J’essaye donc de faire ma propre déconstruction pour réaffirmer mon côté arabe, berbère, marocain. Je pense aussi que c’est important pour l’identité car il ne faut pas rejeter l’une ou l’autre. J’interviens dans des ateliers parlant de la question d’identité en France dans ce qu’on appelle les quartiers dans la politique de la ville. J’ai été surprise de voir de jeunes Français d’origine africaine ne pas se sentir français. Cela me paraissait aberrant, alors qu’ils sont nés et ont grandi en France. C’est comme si moi je ne me sentais pas marocaine. La couleur de peau rentre en jeu pour les étudiantes noires qui me disaient ne pas se sentir françaises quand elles se baladent dans la rue. Le rapport à l’imaginaire colonial est encore très fort.
Olivier Barlet : Votre court-métrage réalisé avec Myriam Laleej, Cinq dirhams par tête, parle d’une catégorie de population invisible. Y voyez-vous un lien avec ce dont on est en train de parler ?
Paola Rima Melis : Le film n’aborde pas le sujet mais tournant avec des Berbères, on a pu ressentir nos différences dans la culture, la langue, certaines coutumes ou pratiques. Certains ne se sentent pas marocains car ils se sentent délaissés.
Olivier Barlet : Il est frappant de voir que la question posée de la décolonisation des imaginaires nous ramène directement aux questions identitaires. Le piège de l’identité est d’essayer de la définir. C’est une question fuyante.
Myriam Laalej : Je suis née en France de deux parents marocains et j’ai grandi à Dijon en étant la seule Arabe. Parfois on me faisait des réflexions « tu as la peau mate, tu es bronzée » en spécifiant que je n’étais pas comme eux. J’ai fait comme un rejet du Maroc, je ne me sentais pas marocaine parce que mes amis n’étaient pas arabes. Je suis allée vivre au Maroc à l’âge de 15 ans, et à ce moment-là je me suis rendu compte que je n’étais pas toute seule. J’ai appris à me redécouvrir et accepter ma différence. Quand je suis retournée en France pour mes études supérieures, j’avais un autre regard, j’étais fière de ma double culture. J’étais fière d’être Arabe tout en étant Française. Je ne peux pas choisir entre les deux.
Olivier Barlet : Kaytie, vous avez une position particulière puisque vous êtes Américaine.
Kaytie Nielsen : Je peux seulement dire qu’on essaye de diversifier autant que possible notre cinéma. Le concept de « white privilege » est un outil pour cela (reconnaître que la couleur de peau donne des avantages qui n’ont rien à voir avec la classe). En ce qui concerne les femmes, la New York Film Academy avait étudié les 250 plus gros films de l’année et ne dénombrait que 2 % de directrices de la photographie et 6 % de réalisatrices !
Olivier Barlet : Dani, toi qui habites en Suède, comment vis-tu les choses ?
Dani Kouyaté : La Suède me semble être un cas particulier, difficile à comparer avec la France. La Suède a profité de la colonisation mais n’a pas été colonisatrice. Elle est en retard sur les immigrés, je crois d’ailleurs que je suis le premier cinéaste noir et africain en Suède. Là-bas, une seule personne décide de produire un projet ou non. Pour moi, ça a été une coïncidence, puisque le producteur attendait un scénario comme le mien depuis longtemps. C’est assez particulier, je me retrouve au Canada ou à New-York pour présenter un film suédois et ils en sont très fiers !
Olivier Barlet : Dans le film Mariannes Noires, Bintou Dembélé parle de s’affirmer soi-même pour contaminer les autres. Le projet de nouvel humanisme est une contamination : oublier l’universalisme qui cache une hiérarchie raciste pour instaurer une égalité entre les hommes. On retrouve dans les films ce projet d’autonomisation du rapport à soi-même pour s’affirmer dans la société à laquelle on appartient.
Mame-Fatou Niang : C’est absolument ça. Je ne me réveille jamais en me disant qu’aujourd’hui, ce sont mes 32 % du Sénégal qui vont parler, ou mes 14 % de la France, ou mes 8 % américains. On se pense de manière identitaire et non en tant que personne : on se découpe. Pourquoi accepter le découpage imposé par l’Autre ? Les technologies nous aident à partager nos images ; la production du sens se démocratise. La contamination par proximité est importante.
Olivier Barlet : La question reste de savoir comment arriver à exprimer ce que l’on est indépendamment du regard de l’autre…
Jöel Akafou : Pour s’affirmer il faut une connaissance de soi. En Afrique cela manque encore, on ne connaît pas notre Histoire vu qu’elle a été racontée par les vainqueurs, les chasseurs ! Il nous faut mettre en exergue « notre Afrique ». J’espère certes que mes films seront vus par le plus grand nombre mais je parle d’abord à mon âme : je fais les choses pour moi avant de les faire pour les autres.
Olivier Barlet : Ce qui est extraordinaire dans Vivre riche, c’est que ces jeunes parfaitement arnaqueurs ont une fabuleuse vitalité et inventivité. C’est la preuve qu’ils ont du talent.
Jöel Akafou : Ce qui m’a plu aussi, c’est que ces jeunes ont encore le sens du respect africain, notamment envers les parents. Ils sont perdus parce qu’ils ont trop regardé la télé ! Ils ont moins regardé la réalité et cela les a conduits à la facilité. La mondialisation a des bons et des mauvais côtés.
Olivier Barlet : Cette vitalité est commune à tous vos films, et permet de retrouver cette fonction du cinéma qui est de construire un courage. C’est aussi le cas dans La Vie de château.
Cédric Ido : On y trouve effectivement cette affirmation de soi, montrer qu’on est là, qui résonne avec notre périple qui ressemble au personnage de Charles, pour arriver à élaborer et réaliser le film. On nous a imposé la vision de l’intelligentsia avec une personne blanche qui puisse nous guider et auquel s’identifier. Aujourd’hui, cette aliénation mentale n’est plus nécessaire avec des acteurs comme Will Smith par exemple.
Olivier Barlet : Cette obligation du héros blanc protecteur est structurellement hollywoodienne, sur le modèle de Cry Freedom !
Mame-Fatou Niang : J’ai vu ton film avec ma belle-mère et elle m’a dit qu’elle avait tout compris. Pour moi ça veut dire beaucoup. On était devant quelque chose d’exotique sans être folklorique et sans intermédiaire. C’est comme quand tu parles français avec quelqu’un et qu’il se force à parler lentement pour que tu comprennes alors que tu comprends tout !
Merci à Fanny Magnier pour son aide à la transcription de cette table-ronde.