Auréolé de l’Etalon d’or de Yennenga au Fespaco 2025, le nouveau film de Dani Kouyaté, qui offre ainsi au Burkina Faso son premier étalon d’or depuis 28 ans, est un plaisir des sens et de la pensée. Il est une adaptation assez fidèle de La Tragédie de Macbeth de William Shakespeare mais en renouvelle la lecture par le choix délibéré de la traiter comme un conte dans un ancrage résolument africain, et en modifie radicalement l’issue.
Quelle intelligence ! Le film frappe par la pertinence et l’originalité de ses choix. D’abord le noir et blanc qui le situe hors du temps bien qu’il soit enraciné dans le présent des dictatures qui sont et ont été légion en Afrique et dans le monde. Dani Kouyaté s’amuse même à s’attarder sur des objets du présent (une antenne parabolique, une 4L, des kalachnikovs, des motos ou ces tricycles à plateau qui permettent aujourd’hui de tout transporter au Burkina) tout en couvrant ses personnages d’habits et parures traditionnels, qui en adoptent aussi la gestuelle.
Ensuite la langue. Alors qu’il avait tourné en dioula son adaptation d’un texte de l’auteur mauritanien Moussa Diagana, Sia, le rêve du python , il fait traduire ici Shakespeare en mooré, qui n’est pas sa langue d’origine mais la plus parlée au Burkina. Le mooré est si riche en images que Shakespeare se met à planer ! Les concepteurs des sous-titres ont dû avoir des sueurs froides, tant la symbolique des proverbes est difficile à rendre et résumer. D’autant que Shakespeare aimait bien laisser percer la comédie derrière la tragédie et que Dani Kouyaté s’en saisit volontiers.

Il est clair que donner par exemple à Abdoulaye Komboudri, qui a tant fait rire le public dans nombre d’interprétations, le rôle du devin (qui remplace les trois sorcières de la pièce) amène un recul profitable vis-à-vis de la tragédie. Le but n’est pas de s’en détourner mais de l’enrichir de cette dimension si humaine. Car la tragédie shakespearienne n’est pas la tragédie classique de Racine ou Corneille : la tragédie élisabéthaine est transgressive. Elle s’adresse autant à l’élite qu’au peuple. L’adapter implique dès lors de se situer dans une certaine veine du cinéma populaire, ce cinéma non-commercial qui fait pourtant vibrer tout un chacun.
Le casting du film est en soi un vivier, celui des grands noms du théâtre et du cinéma ouest-africain, et c’est un réel plaisir de reconnaître l’un ou l’autre dans la réunion des notables à la cour du roi, même si certains assument l’humilité d’une simple figuration. Cela confère au film une aura, un ancrage dans une Histoire qui transcende même sa charge politique : il est affirmation culturelle avant même d’être un récit.

Cela ne réduit aucunement la portée de ce qu’il conte, car ce que dit Shakespeare est que le pouvoir corrompt, et qu’il rend fou lorsqu’il est coupable de s’être imposé par le sang. Régicides, Macbeth/Katanga et sa femme Lady Macbeth/Pougnéré sont peu à peu submergés par la paranoïa. Laissons au lecteur le loisir d’appliquer cette vision à la réalité. Il n’aura aucun mal à y voir les têtes des temps modernes comme anciens. La langue de Shakespeare a su trouver les mots qui marquent et l’adaptation de Dani Kouyaté réussit ce qu’a en son temps fait Kurosawa avec Le Château de l’araignée (1957) : inscrire Macbeth dans son espace et sa culture sans qu’on ait besoin de le ramener à l’Ecosse médiévale. Katanga[1] est aussi africain que le général Washizu est japonais chez Kurosawa, et c’est en voyant ce film que Dani s’est dit que la chose était possible (cf. son débat-forum au Fespaco).
C’est ainsi que le 6ème long métrage de Dani Kouyaté contribue à inscrire les cinémas d’Afrique dans le cinéma mondial et le jury du Fespaco ne s’y est pas trompé, tant ce festival atteint là un de ses principaux objectifs. Que Dani ait réservé la première mondiale de son film au Fespaco en est un signe et l’on souhaite que malgré son rythme de biennale, le festival détrône peu à peu l’attractivité et l’hégémonie des festivals occidentaux qui font la pluie et le beau temps.

Un conte, donc, sur ces scorpions qui se tournent autour et se battent pour le pouvoir. Une fable politique universelle qui croit à la portée du langage tant s’affrontent ici la justesse du sage Tengsoaba, les roucoulements opportunistes mais réalistes du griot Sidnooma, les contorsions habiles du devin Lalé, la pertinence des doutes de Soubila, l’épouse de Bugum, etc. Une certaine théâtralité dans l’image et le traitement, appuyée par le choix de l’écran large autant que la distinction de l’énonciation en mooré, renforcent cette importance laissée au langage. Il passe de l’ambiguïté à la manipulation selon qui prend la parole, une façon de rappeler qu’aujourd’hui, les faux prophètes sont légion alors que l’urgence serait la prise en compte de la complexité et la réflexion. Soubila, elle, n’est pas trompeuse. Lucide, elle sera à la tête de la mobilisation des femmes, comme celles qui ont contribué à renverser Moussa Traoré au Mali en mars 1991. Pas plus que Kuiliga, la femme de Gandeogo, elle n’a pas de rôle chez Shakespeare mais joue dans Katanga un rôle moteur. Ce sont des femmes debout, qui s’inscrivent dans l’actualité de la détermination féminine.
Pougnéré, certes, en représente le péril, la face sombre. Dévorée par l’ambition, elle entraîne Katanga dans le crime. Mais elle sera hantée par la culpabilité, devant toujours se laver les mains du sang qu’elle a versé. Elle tentera de modérer Katanga qui, lui, à l’inverse, passe de ses hallucinations coupables à l’aveuglement d’un pouvoir qu’il croit sans limites. Mais ce qu’il croyait impossible devient possible. En personnage tragique, c’est parce qu’il se croit invincible qu’il court à sa perte.
« En politique, explique Bugum à son fils, la couleur de la loyauté s’adapte à l’environnement, comme le caméléon ». La première partie du récit pose sans cesse la question des traîtrises qui menacent le pouvoir. Pour Shakespeare, le mal est en l’homme, comme le ver est dans le fruit. La réponse de tout pouvoir est la violence, le film en retrace l’engrenage. « Le mangeur de têtes n’épargne pas les yeux ». Les sbires de Katanga comme Tangby répriment et tuent, toujours au même endroit, comme dans les polars, un coin de marigot isolé dans les brumes de la nuit qu’il suffit d’évoquer, éternel recommencement, sans devoir en montrer davantage. Car l’esthétique du film emprunte volontiers aux contrastes de lumière des films noirs.
« Les oreilles du pouvoir traînent partout ». La paranoïa domine, alors que « l’homme peut être dévoré par sa propre parole ». Si l’esprit de Shakespeare peut les inspirer, la réussite de Dani Kouyaté est de donner à ces formules proverbiales des couleurs africaines. Le personnage plutôt discret de Lennox chez Shakespeare devient dans Katanga l’omniprésent griot Sidnooma (le toujours excellent Rasmane Ouedraogo). En fin diplomate et stratège, il représente peu à peu la conscience du danger de guerre civile qui guette le royaume.
Au fur et à mesure que le récit avance, il s’autonomise davantage de celui de Shakespeare, développant des personnages plus actuels, notamment féminins, et des réactions culturellement plus ancrées. Entre courage et lâcheté, ils doivent se positionner face au déploiement du régime autoritaire. L’enjeu est de développer, le moment venu, une puissance collective.
Quant à la fin, elle est radicalement différente du texte de Shakespeare. Elle élude la deuxième prédiction d’invincibilité (« Nul homme né d’une femme ne peut te nuire ») mais ne l’élimine pas pour autant. Cette pirouette qui permet d’affirmer le pouvoir du peuple, et notamment des femmes, n’est pas la moindre entorse à la fidélité de l’adaptation du vieux texte originel, mais prend aujourd’hui tout son sens.
[1] Le terme Katanga est une expression courante au Burkina Faso pour désigner des situations complexes et difficiles à résoudre.