Le cinéma noir indépendant joue la carte du politique, porté par les plus grandes stars africaines américaines du moment.
Fruitvale Station retrace la dernière journée de la vie d’Oscar Grant, 22 ans, abattu le 1er janvier 2009 par un policier du métro de San Francisco alors qu’il était à terre, menotté. Après avoir gagné de nombreux prix en festival, le film a été acheté par le studio Weinstein Co., ce qui lui assure une large diffusion. Il est sorti dans les salles américaines le 12 juillet 2013, la veille du verdict « non coupable » rendu à George Zimmerman, qui avait tiré sur Trayvon Martin le 26 février 2012. A l’époque, Barack Obama avait déclaré que s’il avait eu un fils, il ressemblerait sans doute en tout point à la jeune victime et serait donc susceptible de se faire tuer sans raison, à tout moment. C’est ce racisme meurtrier que Fruitvale Station dénonce : le film se conclut sur un appel à la justice, dénonçant la condamnation jugée trop faible de l’agent de police Johannes Mehserle (deux ans de prison pour homicide involontaire, réduits à 11 mois).
Fruitvale Station est un premier film d’un jeune Noir américain fraîchement diplômé de l’université de Californie du Sud, renommée pour son programme de cinéma. Il a été produit de manière indépendante avec le soutien de Forest Whitaker, récemment acclamé dans The Butler (cf. [critique n°11786]), un autre film très largement financé par des Africains Américains. Whitaker cherchait à produire de jeunes talents quand Ryan Coogler lui a présenté son projet dans le cadre des ateliers d’écriture du festival de cinéma indépendant de Sundance. Réalisé avec peu de moyen dans un style documentaire, Fruitvale Station doit sans doute une grande partie de son succès à son casting : Michael B. Johnson dans le rôle principal, connu du public pour ses nombreuses apparitions dans des séries télévisées et notamment dans The Wire (Sur écoute, Wallace, jeune dealer au grand cur), et Octavia Spencer dans le rôle de sa mère, alors que l’actrice a été oscarisée en 2012 pour sa performance dans La Couleur des sentiments (cf. [critique n°10625]). Tout comme Forest Whitaker, ce sont des valeurs sûres, comme il y en a de plus en plus parmi les acteurs noirs. Et c’est cette nouvelle génération de stars sur laquelle de jeunes cinéastes peuvent compter pour participer à des films faiblement financés, tout comme Samuel L. Jackson (Do The Right Thing, Jungle Fever), Wesley Snipes (Mo’Better Blues, Jungle Fever) ou Denzel Washington (Mo’ Better Blues, Malcolm X, He Got Game) avaient prêté leur renommée à Spike Lee. Mais contrairement à la génération précédente, dont les premiers films ont le plus souvent été autoproduits, les jeunes cinéastes africains américains ont davantage de portes où frapper.
C’est donc une nouvelle production noire américaine qui s’exprime aujourd’hui et on ne peut s’empêcher, face à ce portrait d’humanité tourné caméra à l’épaule, en super-16 (pour le grain), de penser au premier film de Dee Rees, Pariah (cf. [film n°13683]), sur la vie d’une lycéenne qui finit par dire à ses parents qu’elle est homo. Cependant, là où Dee Rees préférait la fiction pour dénoncer l’homophobie au niveau familial, Ryan Coogler préfère le faux documentaire pour dénoncer un racisme institutionnel, qui fait largement débat.
Comme le remarque le très critiqué critique du magazine Forbes, Kyle Smith (, cf. [sur le site de Forbes], lire les commentaires pour prendre la mesure du débat), Fruitvale Station ne s’en tient pas aux faits et invente quelques événements de la dernière journée de vie d’Oscar Grant pour le rendre indéniablement sympathique aux yeux d’un public qui connaît son sort tragique. Ainsi, Oscar mettra une parfaite inconnue en contact avec sa grand-mère pour qu’elle lui révèle une recette familiale ou bien encore, plaidera auprès d’un commerçant pour qu’il laisse une femme enceinte accéder aux toilettes après la fermeture. S’il est également montré qu’il a fait de la prison, qu’il continue de dealer pour arrondir ses fins de mois, qu’il trompe la mère de sa fille ou qu’il n’est pas sérieux au travail, en cette journée fatale, jour d’anniversaire de sa mère, il aurait pris la décision de rentrer dans le droit chemin. Est-ce parce qu’il a vu un pitbull se faire renverser et qu’il l’a pris dans ses bras alors qu’il expirait ? Autant de scènes dramatiques manifestement inventées. De longs plans ne soulignent-ils pas l’absence de tout témoin à la scène du pitbull ? Qui d’autre que la fille d’Oscar Grant sait qu’il lui a donné une barre de chocolat supplémentaire alors qu’elle entrait à l’école, sans que ni la mère ni la maîtresse ne puissent le voir et l’empêcher ?
Pour autant, l’objectif du film est on ne peut plus limpide : plaider en la faveur d’Oscar Grant comme les meilleurs avocats américains savent le faire, en démontrant l’humanité d’un homme fauché par la violence policière. Inversement, rien ne sera dit de la journée du policier Johannes Mehserle avant qu’il ne confonde son taser (un pistolet électrique) avec son arme à feu (selon la défense lors du procès), ni de ses erreurs passées ou de ses soucis personnels.
Malgré le style « cinéma vérité » de ce film « basé sur une histoire vraie », Fruitvale Station est donc terriblement biaisé en faveur de la victime d’un crime qui, même s’il devait être mis sur le compte de l’erreur, reste impardonnable alors que le délit de faciès est pointé comme un fléau sociétal. Mais ce que démontre magnifiquement Fruitvale Station, ce n’est pas seulement la violence dont sont victimes des jeunes qui se sont bien bagarrés avant d’être arrêtés et qui provoquent visiblement les policiers qui tentent de les contenir, c’est aussi le privilège dont bénéficient leurs opposants : des Blancs rencontrés par Oscar Grant en prison, qui frappent les premiers, puis se fondent dans la masse et ne sont pas inquiétés. Le public acquis à la cause y verra la dénonciation juste des conséquences fatales du racisme ordinaire, les autres pourront au moins remarquer que si Oscar n’avait pas été noir, il aurait sans doute échappé à l’arrestation qui lui fut fatale. Sachant qu’on ne peut, aux Etats-Unis, juger une personne deux fois pour le même crime, le véritable objectif du film n’est peut-être pas de relancer un procès clos mais plutôt de manifester l’humanité des jeunes hommes noirs qui, comme le pitbull métaphorique, meurent sans que le monde s’en soucie.
///Article N° : 11960