Comédien et auteur congolais vivant en France, Julien Mabiala Bissila, vient de publier Crabe Rouge dans l’anthologie de Michel Le Bris, L’Afrique qui vient. Ses vers lui permettent de traiter de la guerre et de la dictature de Sassou Nguesso dans un style détonnant.
Crabe Rouge vient d’être publié. Quand et comment avez-vous commencé à écrire ?
Julien Mabiala Bissila : Je suis avant tout comédien même si je suis quelqu’un de très timide. Le goût de l’écriture m’est venu plus tardivement. À force de lire des textes de théâtre, notamment ceux de Sony Labou Tansy qui réinventait sans cesse la langue.
Durant le conflit (1), j’avais essayé d’écrire mais je n’avais qu’un petit cahier et je l’avais perdu. De 1997 à 2000, j’ai connu quasiment quatre ans d’errance. Ce n’est qu’après la guerre que j’ai réellement commencé. Un de mes amis d’enfance est un rescapé de l’affaire dite des « disparus du Beach » (2). Son témoignage m’a tellement frappé que je suis sorti de ma timidité afin d’écrire ce qu’il avait vécu et ce que moi-même j’avais vécu pendant ces années. J’ai décidé de prendre parti et de mener ce combat à travers l’écriture.
De quel combat parlez-vous ?
Celui de faire exister mon ami d’enfance. Rescapé, sa famille dit à tout le monde qu’il est mort pour le protéger. Contraint à se cacher toute sa vie, il n’a plus de nom, plus d’existence. Plus rien.
Crabe Rouge s’inspire de cette histoire. Dans la pièce, le seul témoin des massacres du Beach est un personnage sourd-muet qui ne peut donc pas raconter son histoire. Pendant le procès des disparus du Beach organisé à Brazzaville en 2005, l’État savait qu’il n’y aurait pas de témoin, aucune preuve. Les morts ne peuvent pas désigner leurs agresseurs ! L’État en a profité pour dire que cette affaire n’avait jamais existé. Mon ami est un vrai mort et il pourrait venir dire : « Vous m’avez tué mais vous m’avez raté ».
Le théâtre vous permet-il de dire l’indicible et comment ?
Oui, grâce à la force de la langue. J’ai d’abord trouvé dans la langue de Sony Labou Tansi un intermédiaire entre les langues locales congolaises (lari, lingala, kituba) et le français. Ce qui apparaîtra pour les spectateurs congolais comme une traduction littérale des langues locales, produira un autre effet sur les Français par exemple. Tantôt poétique, tantôt comique. Ces situations de comique nous permettent de progresser sans que le poids de l’histoire nous écrase.
Dans nos cultures, il arrive que les gens disent d’une femme : « Waouh, quelle BMW ! ». Et ils se reconnaissent tout de suite. Voilà pourquoi j’utilise des termes de voitures. Car dans nos langues, il y des références de ce genre. Un Français y verra simplement un rapprochement entre la beauté de la voiture et la beauté de la femme. Je vais vous lire un passage :
Mademoiselle,
En écoutant votre voix
Je l’avoue ça fait pousser des ailes
À chaque fois j’ai eu la chair de lion
De buffle et d’hippopotame,
Quelle sommation !
Quelle viande féminine !
Ça m’a fait penser à Lantos Moussilibili
Un Jazzman pygmée
D’origine indienne rencontré au Chili
Mais avec vous
C’était épatant !
J’ai craqué
C’était comme la voix
D’un général d’armée dictant les lois
Après soixante-quinze ans de règne
Sans partage sur une terre d’ébène.
Mademoiselle loin d’être un obus
Vous avez une viande têtue.
Viande rebelle
Viande revolver !
Ça bouscule les intestins,
Ça tacle et contre-tacle les ulcères.
Vous êtes la vie et le chemin.
Corps-spectacle
Vous êtes le développement ambulant
En viande, en os et en liquide.
Un séisme fumant.
Une terre sans ride
L’oasis, l’alpha l’oméga et la marijuana.
Votre viande fondante, craquante, croustillante.
J’arrête, j’abandonne,
Quelle élégance !
Une barbe-cul de marbre malléable
Silhouette de poivre
Vos amortisseurs salés et pimentés
Le feu de vos mouvements
Les dribbles de vos odeurs
La sculpture de votre sourire
La poitrinitude de vos pyramides insolentes
Vous avez un coffre-fort
mais vous êtes une rare Ferrari
avec des amortisseurs de Porsche
Par ailleurs, associer des choses qui n’ont a priori rien à voir les unes avec les autres permet de montrer le dépassement, que nous sommes dans le chaos. Il y a tellement d’horreurs que sans cette langue, on ne pourrait plus écouter.
Il faut trouver des astuces, une façon de la faire sans entrer dans le pathos sinon, il est impossible de parler de « ce » sujet. On ne peut pas parler de « ça » mais si on ne parle pas de « ça » et bien on fait quoi ? La langue permet de réconcilier ceux qui ont vécu l’horreur et ceux qui l’écoutent.
La production culturelle au Congo est-elle marquée par le traumatisme de la guerre civile ?
Lorsque l’on était plus jeune, nous lisions des auteurs comme Emmanuel Dongala. Le pays foisonnait d’une écriture théâtrale et romanesque. Mais après la guerre, les gens ont tellement souffert
Les gens sont fragilisés, ils veulent juste vivre.
En France, on parle de censure mais au pays, on ne nous censure pas. On nous hachure. Ce n’est pas une uvre qui est censurée, c’est son auteur. Il disparaît. Seuls quelques auteurs n’ont pas peur d’en parler. Par exemple, Dongala ne s’est jamais arrêté, il a écrit Johnny chien méchant en 2002. Patrice Yengo a quant à lui écrit un essai La Guerre civile du Congo-Brazzaville 1993-2002 : chacun aura sa part.
Au sein de la nouvelle génération, nous sommes trois à parler de « ça ». L’auteur Sylvie Dyclo-Pomos, Dieudonné Niangouna et moi-même. Les autres, ce n’est pas de leur faute, ils ont très peur. Car parler de « ces choses-là », est toujours risqué. Quelle que soit la fable.
Que risque-t-on à évoquer la guerre civile ?
Le risque est de disparaître. Peu importe, les vaincus et les vainqueurs. Les acteurs de cette guerre sont toujours présents. Dans ce cas, comment parler de ce qu’ils ont fait ? Même évoquer notre douleur personnelle, nous n’en avons pas le droit.
La dictature empêche tout dialogue et ne laisse de place qu’aux armes. Si un auteur parle, sa famille sera menacée, peut-être tuée, puis c’est lui qui finira par disparaître. Pour l’éviter, les auteurs n’écrivent plus ou ils écrivent sur d’autres sujets.
Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de continuer à parler de la guerre ?
Tout simplement parce que « ça » m’interpelle. Je ne dis pas que je n’ai pas peur mais je pense qu’il faut en parler.
Après, il y a un prix à payer. Moi, je ne peux plus rentrer dans mon pays. Au mois de février 2013, le festival Étonnants voyageurs était à Brazzaville. J’ai eu la chance de pouvoir m’y rendre. L’Observatoire congolais des droits de l’homme a estimé que je ne risquais rien étant donné la présence de tous les auteurs et de la presse. Pendant les débats, dès que j’évoquais ce drame et que l’on demandait au public s’il y avait des questions, personne n’osait s’exprimer. À la fin les gens venaient me voir pour me dire qu’ils avaient envie de parler mais comme ils ne savaient pas qui est dans la foule, ils préféraient s’abstenir. Ils me disaient : « Toi, tu ne vis pas ici. Tu vas prendre l’avion et tu vas repartir. Et nous ? »
Cette impuissance qui les réduit au silence, c’est cette même impuissance qui provoque ma rage.
Jusqu’en 2008, vous viviez au Congo. Comment vos textes y étaient-ils reçus ?
J’écrivais des textes le matin, j’appelais des amis et l’après-midi nous collions des affiches dans la rue et passions des annonces avec des mégaphones.
Nous cherchions des costumes et des décors ça et là. Nous étions sur scène le jour même, le public était là. Nous trouvions ça plus fort que de courir après une maison d’édition pendant deux ans pour éventuellement être publié la troisième année. L’urgence et la nécessité d’écrire ont fait que j’ai choisi le théâtre.
Lorsque nous suivions le procès des disparus du Beach à Brazzaville, tout le monde avait été acquitté. Trois jours plus tard, nous jouions une autre version du procès où tout le monde était condamné. Si j’avais dû attendre un éditeur
Quels problèmes avez-vous rencontré lorsque vous jouiez cette version revisitée du procès des disparus du Beach ?
Beaucoup d’endroits refusaient de nous programmer. Au centre culturel français, nous avons eu l’occasion de créer une réelle mise en espace. Mais nous sommes allés au-delà en invitant les parents des disparus. Dès que la pièce a commencé, un représentant de l’ambassade de France qui n’avait probablement pas lu le résumé, a quitté la salle. Les autres salles appartiennent toutes à l’État et nous ne pouvions pas jouer ailleurs.
Nous avons subi des menaces. À chaque convocation de la Division de la surveillance du territoire (DST), nous alertions les observatoires des droits de l’homme. Aller en prison c’est une chose mais prendre une balle entre les deux yeux
À partir de 2008, l’étau s’est resserré et je me suis dit qu’il était temps de partir.
Quels sont vos projets ?
J’espère réussir à créer un dialogue au Congo. J’ai envie de rentrer, de créer un vrai lieu de culture, où les gens auront accès aux livres, au théâtre. J’ai envie de contribuer culturellement dans mon pays, travailler avec des jeunes. Nous avons besoin d’espaces libres pour pouvoir jouer.
1. Depuis son indépendance en 1960, le pays a connu une histoire mouvementée, caractérisée par une instabilité politique. Entre 1993 et 1995, l’opposition et le pouvoir s’affrontent. A partir de 1997, la guerre civile oppose l’armée et la milice de l’ancien président Denis Sassou-Nguesso. En octobre de la même année, victorieux, Sassou-Nguesso se proclame président. Fin 1998, de violents accrochages opposent de nouveau l’armée congolaise aux « Ninjas ». Pour en savoir plus, [cliquez ici.]
2. Entre avril et juin 1999, des Congolais réfugiés en République démocratique du Congo (RDC), sont revenus vers Brazzaville par le port fluvial (le Beach), suite à la signature d’un accord tripartite entre la RDC, la République du Congo et le Haut-Commissariat aux réfugiés, définissant un couloir humanitaire. A leur arrivée à Brazzaville, des centaines de personnes ont été arrêtées et ont disparu.Au festival d’Avignon le 16 juillet :
Le 16 juillet au Jardin de Mons à 11 h 30. Au nom du père et du fils et de J.M Weston de Julien Mabiala Bissila, publié aux Editions Acoria en 2013, lu par Criss Niangouna, Alvie Bitémo, Marcel Mankita, Julien Bissila sous la direction de lecture de Julien Mabiala Bissila. (cf. [article n°11002]).
Les lectures enregistrées les samedis du 27 juillet au 31 août de 22 h 10 à 23 h sur l’antenne Monde et FM Paris ; le dimanche à 15 h 10 (Temps Universel) sur l’antenne Afrique. Même chose le 24 juillet, cette fois pour France Culture : en public au Musée Calvet à 11 h 30 le 24 juillet, diffusion dans la grille d’été le 1er août à 20h.
Au festival des francophonies en Limousin les 4 et 5 octobre : Crabe Rouge, texte et mise en scène Julien Mabiala Bissila///Article N° : 11652