« Karmen » : une censure à l’arme blanche

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Faute de place au bouclage, nous ne publiions que des extraits d’une correspondance d’Iba Ndiaye Diadji à Dakar dans la revue papier : l’interdiction du film Karmen, du Sénégalais Joseph Gaï Ramaka. On peut en lire ici l’intégralité.

Dakar, depuis ce samedi 8 septembre, n’en revient pas encore. Des dizaines de talibés mourides armés de coupe-coupe, gourdins et autres armes blanches étaient venus à la salle de cinéma Bel’Arte où la projection de « Karmen » était programmée. Non seulement toutes les affiches ont été violemment déchirées, mais les dirigeants du mouvement ont demandé et obtenu des autorités d’enlever « Karmen » de toute programmation dans les salles du pays, sinon…
Une suite logique du laisser-faire des autorités sénégalaises depuis quelques années. L’ancien régime de Diouf donnait son accord pour lever des écrans toute production qui « choquait » les Sénégalais. On avait même assisté à des cryptages de chaînes de télévision sur lesquelles des Sénégalais avaient déjà payé en bonne et due forme leurs abonnements. Avec l’actuel pouvoir de Wade, cela ne fait que se répéter.
On reproche à Joseph Gaï Ramaka, qui a donné une adaptation africaine de « Carmen » de Prosper Mérimée et de l’Opéra de Bizet, d’avoir fait accompagner la prière mortuaire d’un de ses personnages, gardienne de prison, d’un chant spirituel dont le guide Cheikh Ahmadou Bamba est l’auteur. Les accusations ont fusé : « provocation », « parjure », « profanation », « blasphème ».
En disant ses propres convictions, l’artiste créateur ne provoque-t-il pas un choc de certitudes ? Pourrait-on lui reprocher alors de dire ce qu’il pense, artistiquement, surtout dans un pays dit laïc et respectueux de la liberté de conscience ? Qui offense qui dans de tels cas ? (…)
Il faut dire que « Karmen » est une fiction, qui pose les tribulations d’une femme dont la passion ravageuse ne laisse aucun homme, aucune femme intacte. Karmen aime, sait se faire aimer et sait refuser l’amour lorsque sa liberté risque d’être confisquée… par l’amour. Karmen est vie, et comme telle attend sa fin qui arrive par le poignard d’un de ses amoureux.
Par une exploitation réussie de diverses ressources techniques du cinéma moderne, Joseph Gaï Ramaka, ne fait pas de nous de simples spectateurs. Utilisant les marques du reportage ici, alliant là, la musique aux situations, mettant en valeur là-bas les espaces dans le jeu des acteurs, le réalisateur donne un rythme qui fait de l’aventure de Karmen une tragédie musicale.
(…) C’est ainsi que nous dansons avec Karmen dans ses gestes de séduction à sa geôlière, cette femme qui l’aima jusqu’au suicide, parce que trouvant la vie insensée sans Karmen. La scène d’amour entre les deux femmes nues est un parti pris délibéré du réalisateur de conduire à terme l’identité de l’amour de Karmen qui n’est ni ange, ni démon, mais femme qui vit son corps.
(…) En fait, le miroir de notre condition, les reflets de notre quotidienneté nous choquent quand nous ne savons pas ou ne voulons pas les corriger, quand nous avons peur de les affronter ! « Karmen  » nous interpelle. Ne baissons pas le regard. Demandons-nous plutôt si notre éducation, notre culture sont assez fortes pour que rien de ce qui ne les respecterait pas ne nous emballe. (…)
Cette société peinte dans « Karmen », Joseph Ramaka ne l’a donc pas sortie du néant. Elle est la nôtre. Elle est la sienne. C’est elle qui donne des Karmen, des Lamine, des Samba, des Mapenda. C’est cette société qui fait écho profond à « Carmen » de Mérimée, plus de cent cinquante ans après. Parce que c’est dans cette société encore que vit l’amour passion, que fleurit la jalousie mortelle. Des sentiments qui ne sont ni gitans, ni laobés, ni diolas, mais profondément et éternellement humains.
Il est vrai cependant que, ce n’est pas du domaine du réel de voir une pécheresse morte par suicide se faire accompagner par des khassaïdes de Serigne Touba. On peut bien penser à juste titre d’ailleurs que la dose de Ramaka est exagérée. C’est vrai. Mais n’est-ce pas là un point de vue ? Parce qu’encore une fois, nous sommes en fiction. Une fiction qui voit Karmen mourir, ce qui signifie que ce personnage n’est pas un exemple et toutes celles qui voudront faire comme elle, n’échapperont pas à un tel sort. Même lecture pour la geôlière qui se suicide. Pour dire que le sens de la mort dans une oeuvre de fiction ne saurait laisser indifférent un lecteur de l’art, quel qu’il soit.
En tout état de cause, ce qui s’est passé samedi au CICES inquiète sur l’avenir de la liberté de création au Sénégal. Aux artistes et intellectuels de le faire savoir et de se battre en conséquence.

///Article N° : 1861


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