« La lune vaut bien une mort, n’est-ce pas ? »

A propos de "Papa tombe dans la lune" de Dieudonné Niangouna,  

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Il faut beaucoup aimer la littérature et lire, lire et relire le flamboyant Dieudonné Niangouna. Un livre comme Papa tombe dans la lune, paru en janvier 2022,  aux audacieuses éditions L’œil d’or, ne se résume pas, et pourtant, il conte et chante la figure des héros (pas le père, jure l’auteur, « Je ne voulais pas écrire sur mon père. Je ne voulais pas écrire sur ma famille. »). Autant prévenir tout de suite : enfermez-vous loin du monde et lisez ce roman à voix haute.

Celui dont la tragédie nous est exposée ici, c’est Démalo, qui a la particularité que si l’on croit le saisir à la fin (récalcitrante) de sa vie, on comprend rapidement qu’il n’en est rien et qu’on n’en sera pas débarrassé aussi vite, parce qu’il serait plutôt du genre éternel.

Démalo est un homme qui ne fait pas dans la dentelle et son corps n’a jamais été facile à comprendre. Il avait déjà résisté à tous les titans de la cosmogonie crâneurs avant que le monde comme il boite aujourd’hui ne le fasse marrer. Il a toujours eu une longueur d’avance sur la fin de toute chose. Démalo connaît toutes les étapes du vivant dans la mort et que la mort elle-même peine à faire comprendre aux vivants. Il a suffisamment de carburant pour faire chanter la faucheuse. Mon père peut crever autant de fois que possible pour se réveiller dans le passé, défaire ses funérailles futures et se marrer. Remonter le temps c’est son fort. (p. 19)

Aux confins d’un autre monde, campé sur l’équateur et pourvu de deux voisins, Salima et Mikissi, Crâneurs est un pays où sévit un joyeux désordre et où « le paludisme est fort et la quinine a toujours perdu, malgré la bonne volonté de la santé approximative ». La violence y règle plus ou moins les relations entre les habitants, mais un semblant de hiérarchie et de calme est assuré par la personne de Djolas le Dur, commissaire principal, appelé d’abord à enquêter sur la mort (récalcitrante) de Démalo. Puisque la chronologie n’a ici aucun cours, le récit remonte le temps pour replonger dans l’enfance dudit Démalo et raconter sa rencontre avec Béléna sur les étagères d’une bibliothèque et, de là, son entrée fracassante dans la fratrie des fils du veuf circassien Babosi :

« Faites péter les guillemets, bande de nazes ! » Mes fistons n’ont pas encore fini de bosser La Disparition du nez au milieu du visage, exercice de clown que je leur ai collé depuis ce matin. « Vite ! Zango, Gagao, Sokis, je vous ai dégoté un grand frère ! »

Adopté aussitôt recueilli, cœur remis à neuf (avec « couteau, ciseaux, fourchette », plexus ouvert « à sec »), Babosi ne manque pas d’ambition pour ce fils adoptif :

Nom d’un pif au milieu du village ! Je vais en faire un voltigeur classique de la langue de bois, un acrobate de la dérision syntaxique, un dribbleur de sens, un contorsionniste de la narration hyperchelou, un trapéziste de la raison clown et culture ! Il va « cirquer » la langue et criquer le chapiteau sur un trampoline de mots savoureux et ça va nous faire une belle jambe dans la compagnie. 

Demi-mort, sauvé, re-demi-mort, explosant son meilleur tour et dépassant son père pas encore tout à fait adoptif, re-sauvé, Démalo, dès le départ, n’est pas ordinaire, mais c’est plus tard qu’on apprend les secrets de sa parentèle et de celle de sa femme. Ce n’est plus le passé qui remonte cette fois, mais une réserve de mythes, de guerres de puissants et de querelles intestines. De voix en voix, de chapitre en chapitre, Dieudonné Niangouna livre toute une cosmologie de ce monde étrange au bord de la lune, mais qui sait si bien ressembler au nôtre, fantasmes à part, parce que les livres s’y lisent tout seuls, bien consciencieusement et finissent par révéler aux personnages leurs destins, en particulier par dicter à Démalo sa mission sur cette terre des Crâneurs, à savoir, dispenser l’enseignement philosophique contenu dans La Quatrième dimension du jetable humain.

« Il faut armer les mots à leurs justes valeurs, entre l’art de parler et la raison de dire. On ne peut pas pratiquer la parole sans être sûr de donner ou de parer la mort dans la peau d’un chien. Parler est un exercice de compétence ! Dire appartient à la sagesse ! On parle pour tuer la mort. On dit pour réparer la vie ! Mais si nous parlons sans la vie dans les mots nous tuons le dire pour appeler la mort de la vie. Vous me suivez, mes agneaux ? » (p. 127)

 

Sous le délire apparent, on s’y reprend à deux fois, non pour comprendre, mais pour se délecter. La lune vaut bien une mort, n’est-ce pas ? Parler, déconner, déclamer et faire danser les mots, c’est ce que sait faire excellemment Dieudonné Niangouna. Il faut dire qu’on connaissait le dramaturge, le comédien, le metteur en scène, le directeur de festival, en un mot l’homme de scène, on découvre aujourd’hui le romancier, et quel romancier ! Celui qui est capable de raviver la si délectable langue de l’absurde, celle qui n’a jamais l’air de rien que de se fiche du monde et qui pourtant chuchote si bien aux lecteurs et lectrices que nous sommes la sagesse.

 

Annie Ferret

 

Dieudonné Niangouna, Papa tombe dans la lune,

L’œil d’or, fictions et fantaisies, 2022

 

 


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