Répondant aux questions de Kamel Ben Ouanès, Merzak Allouache a donné ce qu’il est convenu d’appeler une masterclass le 16 décembre 2024 aux Journées cinématographiques de Carthage. Transcription résumée.
Comment en êtes-vous arrivé au cinéma ?
J’ai lu une annonce informant de l’ouverture d’une école de cinéma à Alger. Cela devait être deux ans après l’Indépendance. Je travaille, je suis à la poste, dans le service du télégraphe, je fais un peu de musique, etc. J’en ai parlé à des copains, et nous nous sommes présentés à cette école et j’ai été reçu après un examen très bizarre. Cette école était prise en charge par une dizaine de Polonais, dans toutes les disciplines, réalisation, scénario, montage, etc. Nous y avons passé une année mais on n’avait pas de matériel, ça se passait très mal. Donc on a fait une grève et l’institut a fermé. C’est alors que le directeur de l’IDHEC à Paris – qui est maintenant la FEMIS – arrive à Alger et propose de poursuivre cette école avec une préformation à la réalisation d’un film d’école. On a été pris en charge, j’ai réalisé mon premier court-métrage et j’ai terminé en allant passer quelques mois à l’IDHEC, pour avoir le diplôme et tourner un film.

Nous sommes en 1964-1967, nous revenons à Alger, nous étions une quinzaine de rescapés de cet institut. Nous essayons d’intégrer l’Office du cinéma, car à l’époque de l’Algérie socialiste, on ne pouvait pas être réalisateur ou caméraman en dehors d’un organisme d’État. Comme on a un diplôme, on se retrouve aux actualités algériennes. On ne reste pas longtemps, et finalement, comme ça ne marchait pas, on nous envoie encore en stage en France, à la télévision, et là, je reste cinq ans. En fait, nous avions appris qu’il valait mieux rester en France parce qu’on était considérés comme communistes.
Donc je passe cinq ans en France, en n’ayant presque pas de rapport avec le cinéma. Je m’inscris à l’Ecole pratique des hautes études pour faire une recherche sur les documents cinématographiques du XXème siècle, où j’ai un excellent professeur, Marc Ferro, et je rentre en Algérie en 1973, après avoir passé quand même les années 68, la révolte étudiante, etc., à Paris. J’intègre le ministère de la Culture. Nous sommes dans la période de la révolution agraire, et donc nous organisons des caravanes de projections, parce qu’il y avait en Algérie des camions pour projeter des films aux paysans, dans les villages, etc. Je suis chargé de programmer ces films, et là je découvre les films de Youssef Chahine comme La Terre, des films mexicains, soviétiques, etc. Je commence à avoir envie de revenir vers le cinéma, donc je tourne un documentaire sur la révolution agraire pour la télévision algérienne. Ce documentaire n’est jamais passé, il a disparu, je ne sais pas, et ensuite j’arrive à être assistant-réalisateur sur un long métrage. Le directeur de l’Office du cinéma me dit que si je mène à bout ce travail d’assistanat, je pourrai intégrer l’Office du cinéma. Donc j’attends, je travaille bien malgré le côté vraiment pénible de ce tournage, je résiste jusqu’au bout, et me voilà intégré à l’Office du cinéma. Cela me permettait d’avoir un petit salaire, d’être tranquille.

Je suivais les techniciens, beaucoup étaient formés grâce aux coproductions, françaises, italiennes, etc. On a ainsi formé des machinistes, des assistants, des cameramen, etc. L’Office avait cela de particulier, c’est qu’on pouvait être cinéaste et ne pas réaliser de films pendant cinq ans ! On touchait notre salaire. Chacun se débrouillait. J’avais un copain qui était boulanger à côté, en même temps que réalisateur ! Donc j’attends, et en même temps, j’habite Bab-el-Oued, j’ai des copains, etc., je commence à mijoter quelque chose qui ressemble à un scénario, à raconter une histoire, et là, un responsable de l’Office du cinéma me convoque et me dit qu’un réalisateur voulait reporter son tournage, ce qui ne collait pas avec le nombre de films à produire dans le planning annuel. Il me demande si j’aurais quelque chose de prêt. Je lui dis que j’ai un scénario. Mon scénario n’était pas terminé… Il me demande si je peux tourner dans deux mois. Je lui dis oui, et c’est comme ça que j’ai tourné Omar Gatlato, avec une équipe de jeunes qui acceptaient de travailler avec moi.
Ce n’était pas évident, et donc c’était un tournage très rapide, avec beaucoup de non-professionnels, de gens que je connaissais d’un peu n’importe où. En le tournant, je me suis dit qu’il fallait faire autre chose que les autres. Notre génération, la première d’après l’indépendance, on trouvait que cette guerre ne nous concernait pas. On nous appelait « une génération de transition ». Nous pensions que ce qu’on vivait, qui n’était pas terrible dans le quotidien, allait être réglé bientôt. Il y avait une espèce de système de censure, qui était plutôt un système d’autocensure. Nous tournions en 35 mm, et nous assurions le montage à Alger, et ensuite, nous devions partir en France pour faire la postproduction, mais avant de partir, on devait projeter les rushs dans la petite salle de cinéma de l’Office. On appelait cela le double ventre. On projette donc un film qui n’est pas terminé face au ministre de la Culture. On est assis près de lui, et moi, le jeune cinéaste, je crève de peur, assis à côté d’un ministre, avec tout son staff, et plein de gens de cinéma. Une fois la projection terminée, on attend devant la porte, et on me dit que le ministre voudrait me parler. Selon l’avis que donnerait le ministre, on pouvait terminer notre film ou ne pas le terminer… Il me dit : « Enfin un film qui ne parle pas de la guerre ! » Et il me demande pourquoi ce titre, Omar Gatlato. Je réponds que c’est quelqu’un de mon quartier qu’on appelle comme ça, que c’est la virilité, un macho. Il me dit que je fais donc un film pour mon quartier. Je lui ai dit que oui, il a répondu « bon courage », et il est parti. Donc le film était assuré. Je pars le terminer en France, j’emmène une monteuse, une copine tunisienne, qui s’appelait Moufida Tlatli. Mes collègues algériens me reprochaient de ramener une étrangère…

Bon, elle est venue, on a terminé le film, la sortie a été programmée en Algérie. Comme j’avais fait travailler beaucoup de gens de Bab-el-Oued, c’était vraiment le succès assuré dans les salles de Bab-el-Oued. Tout le monde voulait le voir, mais ce jour-là, au lieu de mettre mon film, ils mettent un film indien. Du coup, les trois salles de cinéma de Bab-el-Oued ont été saccagées, et le lendemain, ils ont mis mon film ! Je ne sais pas s’il y a eu une volonté de ne pas passer mon film, ou ce qui s’est passé, mais bon, cela été un grand succès populaire.
Je commence une tournée à travers le pays. A l’époque, nous avions au moins 250 salles de cinéma. C’était incroyable, avec des jeunes, le film leur parlait, ils discutaient pendant le film, ils répondaient aux personnages, ça parlait dans la salle. Des Français étaient venus à Alger pour monter une semaine du cinéma algérien à la cinémathèque française, et il y avait parmi eux le critique Serge Daney. Il voit mon film, et me dit qu’il devrait aller à Cannes. Le voilà donc programmé au Festival de Cannes à la Semaine de la critique. Je m’y rends avec le directeur de l’Office, avec le staff, et on passe une semaine, ni attaché de presse, ni rien du tout, mais on a eu vraiment un succès incroyable, on faisait cinquante interviews par jour. C’est là qu’on a commencé à dire que le film était une rupture avec le cinéma qui avait précédé. Moi, je refusais ça, je me disais que mon film était un film qui parlait d’autre chose, simplement.
Bon, peut-être que ce n’est pas une rupture, mais un tournant dans le cinéma algérien. Le quartier de Bab-el-Oued est récurrent dans votre œuvre, presque la matrice de votre travail.
Oui, c’est un quartier d’Alger très populaire. D’abord un quartier pied-noir, populaire, à majorité communiste, avec des gens très pauvres, et donc une mentalité assez révolutionnaire. A la fin de la guerre de libération, c’est devenu un bastion de l’OAS, un quartier très fasciste, avec des assassinats, etc. Moi, j’habitais au-dessus, à Notre-Dame d’Afrique, mais j’y descendais souvent. Ensuite, la ville a été coupée en deux. Il y avait beaucoup d’attentats, on ne pouvait plus rouler. Après l’indépendance, beaucoup d’habitants des hauteurs de Notre-Dame d’Afrique sont descendus à Bab-el-Oued : le quartier a changé de physionomie. Les Pieds-noirs sont pratiquement tous partis, mais c’est resté un quartier populaire. Ce qui est bizarre, c’est qu’il n’y a pas eu de rencontres entre les arrivants et les partants, mais la même mentalité s’est développée : un quartier populaire avec une ambiance particulière.

C’est comme si vous essayiez de faire l’archéologie de ce quartier, si bien que, parfois, l’espace devient plus important que le personnage. Comme dans Les Terrasses. La figure centrale, c’est toujours la cité. Les personnages sont des éléments pour pouvoir explorer cet espace…
Mes films sont, au départ, des espèces de hasards, des choses que je remarque, des choses qu’on me raconte. Les Terrasses se passe sur cinq terrasses de cinq quartiers d’Alger. Ce sujet m’a été suggéré par une rencontre en allant sur un tournage où une séquence se passait sur les terrasses. Alger est construit sur des collines, les terrasses sont devenues des lieux de vie. On habite sur les terrasses, on occupe les terrasses, les buanderies, etc. Cela m’a semblé fantastique pour tourner, vu que ça devient difficile de tourner à Alger à cause des embouteillages et de la foule dans les rues. J’ai écrit mon scénario, des histoires de terrasses, mais ensuite, quand il a fallu passer à la préparation, on s’est aperçu que chaque terrasse avait un ou deux responsables et qu’ils voulaient parfois beaucoup d’argent. Parfois, on tombait sur des religieux qui interdisaient le cinéma ici, etc. Donc ça a été très difficile, mais on a réussi.
En plus de ça, j’ai dû visiter au moins une trentaine de terrasses et il n’y a aucun ascenseur ! J’ai pu finalement avoir les cinq terrasses, cela m’a permis aussi de faire des plans d’Alger à partir des terrasses, de tourner dans un lieu clos et en même temps ouvert. Ces terrasses sont devenues un décor et j’ai pu tourner ça en douze jours, très rapidement. Je commence alors à accélérer les tournages grâce à une organisation, un dispositif qui me permettait d’aller très vite.
Vous avez fait des fictions et des documentaires et dans les deux cas, j’ai l’impression qu’il y a souvent un mélange de temps. Il y a quelque chose de grave, de sérieux, de dramatique, mais aussi une part de légèreté, de l’humour, de l’ironie, si bien que si l’on parle de personnages, ils sont à la fois des anti-héros et des personnages sympathiques qui suscitent notre empathie. Je pense notamment à votre documentaire Enquête au Paradis. Est-ce un choix délibéré ou votre tempérament qui le fait inconsciemment ?
Ça vient comme ça. Mes documentaires arrivent à un moment où je suis entre deux films et brusquement s’impose une idée. C’est un film où au départ je commence à regarder les sites internet et je vois une vidéo d’un prédicateur, je pense saoudien, qui raconte le paradis d’une manière vraiment sexuelle pour attirer les jeunes, avec les fameuses vierges. Il les décrit sexuellement. Je me demande si c’est une plaisanterie ou la vérité, mais ce prédicateur est très sérieux. Je décide donc d’aller enquêter en Algérie en montrant cette vidéo à des jeunes, à des intellectuels. Beaucoup d’intellectuels ont refusé de parler. Ils trouvaient ça ridicule. Pour les jeunes, j’ai eu des réponses que je n’ai même pas osé mettre dans le film tellement c’était dur ce qu’ils racontaient. Cela allait vraiment porter préjudice aux jeunes Algériens.
Est-ce qu’on peut considérer que Merzack Allouache est un cinéaste engagé ? Ou plutôt un cinéaste qui essaye de tourner les histoires qu’il a envie de tourner ?
Moi, j’essaie de ne pas avoir dans mes films des héros genre américains. Il y a des films que je ne tourne pas en Algérie. Quand je tourne en Algérie, ma thématique colle à la période précise où je vais réaliser mon film. Par exemple, Bab-el-Oued City a été écrit dans la période de violence qui précède le terrorisme et tourné en plein dans les violences terroristes, donc c’est un film engagé sur l’islamisme, sur le terrorisme radical. A chaque période sa situation.
Questions de la salle
Est-ce que vous adaptez des livres ?
J’en ai adapté un seul pour un téléfilm pour France 2, le roman de Louis Gardel, La Baie d’Alger. J’ai travaillé en collaboration avec l’auteur. Le scénario était écrit dans un commun accord. Sinon, j’écris mes scénarios moi-même. Dans les coproductions, on essaie de nous obliger d’avoir un coscénariste… Cela veut dire parfois une influence pour nous suggérer ce qu’on doit raconter, ou ne pas raconter. J’ai eu souvent ce problème, surtout sur les téléfilms que j’ai tournés.

Comment avez-vous vécu le passage au numérique ?
J’ai beaucoup travaillé en 35 mm, des tournages souvent très lourds, de grosses caméras, les travellings, etc. avec parfois des coproductions en Algérie, où nous transportions beaucoup de matériel, beaucoup de camions. On nous imposait de tourner nos longs-métrages en 8 semaines. Bon, parfois, les gens tournaient en 20 semaines, en 60 semaines. Mais nous avions des normes. Le numérique, avec les petites caméras, était un bouleversement. En ce qui me concerne, mes financements n’étant pas vraiment importants, ils ne me permettent pas de m’amuser pendant le tournage, de perdre du temps. Donc, j’essaie de travailler le plus rapidement possible, aidé, justement, par ce nouveau matériel. Et ce nouveau matériel induit beaucoup de choses qui disparaissent du tournage. La lumière, par exemple. A l’époque, la lumière jouait un rôle très important et était vraiment un facteur de retard incroyable dans les tournages. Installer les lumières, placer les acteurs pour qu’ils reçoivent bien la lumière, etc., cela faisait perdre beaucoup de temps. Le maquillage était aussi quelque chose qui nous faisait perdre beaucoup de temps. Installer un rail pour un travelling, ça prend une heure. Maintenant, on peut s’en passer.
Avec votre installation en France, votre cinéma ne s’est-il pas un peu normalisé ? D’ailleurs, vous avez tourné un film qui s’appelle Normal. Avec Omar Gatlato, vous aviez un style un peu particulier, une volonté d’arracher des choses de la réalité. On l’a un peu perdue. Votre cinéma s’est un peu installé…
Comme Omar Gatlato a eu un succès dès le départ, on s’attendait à ce que je fasse un film qui lui ressemble. Le problème est que la télévision algérienne le diffuse trois fois par an. Et comme les Tunisiens regardent aussi la télévision algérienne… Tout le monde connaît ce film, mais mes autres films ne sont pas diffusés à la télévision algérienne. J’en suis à 35 ou 36 films. En plus, nous n’avons presque plus de salles. Mes films passent dans des festivals. Sinon, j’ai raconté d’autres histoires dans d’autres styles, et c’est normal !
Le festival passe votre film Ce n’est rien, sur une actrice de théâtre qui a un fils handicapé. Quelles sont vos relations avec le théâtre ?
Je n’ai pas de rapports avec le théâtre, seulement des rapports avec des comédiens et comédiennes qui font du théâtre, et qui travaillent avec moi. J’avais envie de raconter cette histoire surtout par rapport à cette femme que j’ai rencontrée, Ouardya dans le film. Elle a monté des pièces de théâtre et une école de théâtre. La Maison de Bernarda Alba de Federico García Lorca a été montée par le théâtre national algérien dans les années 80, on en avait beaucoup parlé. Il y a dans le film une critique du théâtre en Algérie, la censure, les directives, etc., mais surtout les malheurs de cette mère de famille. C’est mon seul rapport avec le théâtre. Sinon, je n’ai même pas pu tourner dans le théâtre national algérien parce qu’on ne m’a pas laissé tourner. J’ai tourné dans une petite salle, et j’ai laissé le concert.
Comment regardez-vous le cinéma tunisien ?
Que ce soit ici à Tunis ou dans les festivals arabes depuis longtemps, j’ai vu pratiquement tous les films de l’époque, qu’ils soient tunisiens, marocains, égyptiens, etc. En ce qui concerne le cinéma tunisien, plusieurs fois, ça a été des découvertes d’œuvres majeures. Je pense à Nouri Bouzid et son premier film qui a été un choc. Ou bien Moufida Tlatli avec Les Silences du Palais. Tous ces gens étaient des amis, on se rencontrait souvent. Je pense à Ahmed Attia, le producteur, qui était un ami. Je lui ai téléphoné quand j’allais tourner Bab-el-Oued City. Je craignais d’avoir des problèmes, le film évoquant le terrorisme islamiste, et lui demandai si dans ce cas je pourrais venir tourner en Tunisie. Non seulement il m’a répondu que oui mais il a pris l’avion et est venu à Alger pour en parler. On commençait à avoir des assassinats. Finalement je suis resté à Alger, mais on a eu beaucoup de discussions.
En vivant en France, avez-vous le sentiment de faire partie du cinéma de la diaspora ? Le fait d’écrire vos films en France a-t-il un impact, une influence sur votre travail, sur votre vision des choses ?
Je ne sais pas, mais je ne crois pas être influencé par ma vie en France. Je rentre très souvent en Algérie. Au bout de cinq jours, je sais tout ce qui se passe. Je ne suis pas déraciné. D’autre part, j’ai été intéressé par ce qu’on appelle la diaspora, les émigrés, les enfants d’émigrés, etc. Mais j’aime bien tourner en Algérie, même si c’est avec de petits moyens.