L’exposition « La mémoire du Congo. Le temps colonial » se déroule dans les incroyables bâtiments du Musée Royal de l’Afrique centrale, à une demi-heure environ de Bruxelles en tram ou en voiture (4 février 9 octobre 2005, www.africamuseum.be). Compte-rendu subjectif !
Voilà une exposition qui me laisse perplexe
Il est important en effet, pour chaque peuple, de faire un travail de mémoire. Et il est réjouissant de voir que les Belges le font pour la mémoire du peuple qu’ils ont colonisé. Mais de quelle façon ? Cette expo me laisse dans la bouche un goût amer. C’est comme si la mémoire du Congo s’était arrêtée avec l’indépendance de ce pays. Et de toute façon, si, comme le signale un texte de l’exposition, » vue à l’échelle de l’histoire millénaire de l’Afrique, la période coloniale ne couvre qu’environ l’espace de trois générations « , combien de générations de Belges couvrent la mémoire du Congo ?
On me dira alors qu’il n’est nullement question ici de la Belgique, mais du Congo. Et c’est là que je reste perplexe car là repose mon malaise. Pourquoi, en lisant les textes et en défilant dans les différentes salles de l’expo, partant de la colonisation en général jusqu’au rayon Congo, pourquoi ai-je cette méchante impression qu’on me raconte un conte de fées, une histoire qui n’est pas la mienne, qui n’est pas celle du Congo, qui n’est pas celle de la colonisation telle que ma grand-mère me l’a contée ? Pourquoi ai-je au contraire le sentiment qu’on me raconte l’histoire d’un exploit (belge) et que lorsqu’il est question du Congo, tout le long de la visite, enrichie d’images, de photos, d’objets, de sons, le discours du narrateur est édulcoré, consensuel, justificatif et subjectif
?
Tout est là ! Fichu discours ! Car en parcourant les salles, j’ai l’impression que si l’expo était muette, les images, bien qu’insuffisantes, en seraient bien plus parlantes.
Je m’explique. L’expo commence par un rappel de l’histoire générale de la colonisation en Afrique : la carte du Congo, sa géographie, la présentation de sa faune et sa flore. Jusqu’à des découvertes de pratiques datant de Mathusalem : » La dépression de l’Upemba au Katanga a connu une occupation constante depuis le 6e siècle après Jésus-Christ. On y a retrouvé plus de 40 nécropoles, utilisées comme mobilier funéraire. Cela constitue le contexte historique du développement du grand royaume luba
«
Puis il y a le love story de Léopold II avec sa propriété privée bien qu’il n’y ait jamais mis les pieds. Mazette ! On y voit tout de même sa gestion du territoire via différents mécanismes, notamment la rencontre des émissaires du roi avec les chefs coutumiers, la hiérarchisation dans son administration décentralisée, etc. Il y a aussi les années où la main est passée de Léopold II à la Belgique. En circulant, on voit plein de portraits du vieux roi, certaines peintures de l’esclavagisme et de la pratique du fouet. Sacré fouet
De ce côté-ci, une petite carte de la division de Kinshasa en cité indigène et quartier européen avec au milieu une zone neutre. Plus loin, des livres scolaires, » éduquer c’est civiliser « , une photo de classe, un petit uniforme d’écolière. J’imagine ma mère dedans et dans cette ambiance
Des scènes de vie courante montrent un jeune Congolais intégré en costard, coiffure afro, lisant un journal avec des Blancs. Il y a même une bande-son où il parle flamand ! Un rayon livres expose des bouquins écrits sur les » amours » belgo-congolaises qui s’ensuivirent. Une littérature tendancieuse tout de même, et tout ce qui est dénonciation n’y figure pas. Je n’y ai pas vu par exemple Les Fantômes du roi Léopold d’Adam Hochschild
Il y a dans un coin les différentes récompenses honorifiques des Noirs pour bonne conduite. Là, par contre, je ne les imagine pas sur le torse de mon père
Sur le plan artistique, il est question de la rencontre avec la musique cubaine : possibilité d’écouter de vieux morceaux – ceux qu’on appelle » tango ya ba Wendo » (époque de Wendo Kolosoy). Puis viennent l’indépendance et le règne de Mobutu. Le bonus, c’est de finir sur l’expo permanente qui fait découvrir, en grandeur nature, la faune congolaise. Okapis, éléphants, crocodiles, gorilles, différentes variantes d’insectes. Les minerais sont également présentés, or et diamant
Bref, de belles images qui vous font voyager à travers les âges, le temps.
Mais, il y a ce maudit discours. Ces explications. Ces commentaires.
L’année 1960 à elle seule n’est pourtant pas aussi éloignée de moi, même si je n’étais pas encore née ni » projetée « . Ma mère avait 18 ans, mon père 23 ans. Ça veut dire que cette histoire congolaise, je la connais quand même et que j’attraperais des boutons si elle était mal rendue.
La définition de certains mots me taraude la tête : mulâtresse, mémoire, indigène, civiliser
Certains autres me donnent matière à réflexion, ségrégation, génocide, congolais, belge.
Je suis en France pour un stage. Arrivée en avance, je vis chez une copine à Montreuil. C’est elle qui me parle de cette expo sur la RDC, et comme on a un long week-end, le lundi 15 août étant férié par ici, on décide de faire un tour à Bruxelles et Amsterdam en voiture avec trois autres complices. On s’est planté de route plusieurs fois mais l’envie de voir l’expo était plus forte. Nous voilà enfin à Tervuren. Mais dès les premiers pas, les premières lectures dans les différentes salles, plein d’émotions s’emparent de moi. Envie de crier. Envie de pleurer. Envie de rire » jaune « .
Car rien dans cette » mémoire du Congo « , ne m’est apparu comme me l’a raconté Maman
Mes parents se marient quatre ans après avoir dansé au pas de indépendance chacha. Mais juste avant leur mariage, ils vivent déjà à Kinshasa. Maman, dont le père est instituteur, habite à la Gombe, Kalina à l’époque, chez son frère aîné sur l’avenue des cocotiers. Après l’indépendance, ils peuvent se le permettre, habiter dans le quartier des bourges belges, Kalina.
Mon père, un outsider que mon oncle considère comme » voyou « , a laissé ses parents à Kananga. Il fait des études de sciences po à Lovanium, l’université de Kinshasa, et habite sur le campus à Léopoldville. Dès que ma mère subit son charme et accepte de l’épouser, ils emménagent à l’actuel Bandal. Toute la commune a la même construction de maisons. C’est pareil pour les communes de Kintambo, Lemba et Matete. Ce sont des constructions belges dites ONEL qui furent investies par beaucoup de familles » évoluées «
Retour à Tervuren. Qui parle, qui raconte ce Congo ? Le discours est partisan. On relate des faits souvent graves (l’exploitation du caoutchouc, les traitements dans la colonie, les relations Blancs- Noirs, les récompenses pour mérite civique, etc.) avec une permanente justification. Si au moins, il prenait la peine de » dire » les choses, de les » montrer « , de les » nommer » sans fards, et de dire crûment : « on a foiré, on s’excuse, on a mal agi, les faits les voici » ! Ou de se taire en laissant parler les images. Non. Il raconte, il relate, puis il s’empresse de justifier, de nuancer à tout bout de champ comme investi d’une mission divine, comme si sa vie et celle des siens en dépendaient
Le texte dit : » Il y avait bien un quartier pour les « indigènes » et un autre pour les « Européens », mais ce n’était pas de la ségrégation » ! Ou encore quelque chose comme : » Il y a bien eu extermination de la population puisqu’elle s’est réduite de moitié à cause des conditions inhumaines autour de la production du caoutchouc, mais ce n’était pas un génocide » ! Et à ce propos, un ami m’a fait comprendre qu’un génocide est le » projet d’extermination abouti d’un groupe donné « , et que dans ce cas le projet n’ayant pas abouti, et même, le projet n’étant pas l’extermination mais la production et le rendement, » ce n’est pas la même chose «
On est pourtant passé de vingt millions d’habitants à dix millions à cette époque-là, comme aujourd’hui à l’Est du Congo où on compte cinq millions de morts depuis 1994, surtout des femmes et des enfants, dans le silence international le plus assourdissant
S’il n’y a pas de termes pour expliquer ça, mieux vaut en inventer, parce que le dictionnaire, que nous parcourons tous, est clair sur les différents sens de ces mots.
Autant en arrivant au musée je me suis dit » génial que la Belgique se décide de faire quand même un travail de mémoire sur le pays « , autant je pense que pour une telle lecture, un tel résultat, il aurait mieux valu ne pas prendre cette peine. Ou alors, coller à cette expo son vrai titre : la mémoire de la Belgique à travers la colonisation au Congo, 1885-1960.
» Quand on ne sait pas d’où l’on vient, il est difficile de savoir où l’on va « , dit le proverbe. La mémoire pour moi, c’est savoir d’où l’on vient. Ça aide à avancer. Je n’ai pas eu l’impression d’être éclairée pour la suite du parcours. Surtout quand tu as eu des ancêtres esclaves, puis grands chefs coutumiers, garants de vie et de mort, puis brusquement et du jour au lendemain » colonisé « , » christianisé » et » baptisé » ou » islamisé « , » évolué » puis » immatriculé » avec » ordre de mérite civique «
Et on s’étonne de voir grandir le rêve de l’ailleurs dans nos cités kinoises et indigènes. L’invasion de la Belgique par les Congolais. Si on s’acharne à se fringuer comme les Blancs, c’est parce que ça fait de nous des » évolués » ! Si, aujourd’hui encore, avec acharnement, on veut tous quitter le Sud pour le Nord, manger comme les Blancs, boire comme eux, parler comme eux, vivre comme eux, je crois que c’est une question de » mérite civique « , c’est un signe de réussite sociale ! Et c’est très » héritage colonial » ça, je veux dire c’est très Congolais, très Kinois comme attitude. Je sais de quoi je parle : je fais partie du système !
Je devais remettre du courrier à un Congolais à Matonge, métro porte de Namur à Bruxelles. Je lui ai parlé de l’expo. Tu crois qu’il était même au courant de l’affaire ? Alors je lance un appel aux premiers concernés, les Congolais, pour que ça ne fasse pas histoire de sectes ni de personnes qui vont se raconter : allons voir cette exposition de Tervuren sur la mémoire du Congo, Temps colonial.
C’est important de connaître le regard des autres sur nous. C’est important pour le jour où on se décidera enfin à écrire nous-mêmes notre Histoire ! Je n’aimerais pas qu’on pense que j’exagère, que je fais ma justicière à deux sous, etc. Allez donc voir cette exposition pour vous faire une idée de ce regard
!
C’est vrai que l’information ne circule jamais comme on le voudrait, mais puisque nous savons que ça se tient jusqu’au 9 octobre 2005, action !
Par contre je regrette qu’on n’ait pas lancé un vrai appel à témoignages chez les Congolais, que je prévienne ma mère et ma grand-mère. Ils disent qu’il y en a déjà, des témoignages, mais lesquels ? Un évolué qui parle flamand avec ses gosses, qui mange à table, qui fréquente les Blancs il s’intègre comme on dit – et qui lit le journal ? Ou un Mobutu en plein discours du » Tout comme le soleil se lève « , un discours que tout Zaïrois connaît par cur ? Ou encore un professeur Yoka qui présente aux médias belges ses Lettres d’un Kinois à l’oncle du village – s’il savait que ça ferait témoignage à Tervuren, ça ne le ferait pas sourire
?
Personne, je veux parler des Congolais, n’a été questionné sur cette période tant mémorable, la colonisation, qui nous poursuit jusqu’à ces jours. Les premiers concernés, pour l’avoir vécue ! Je connais des historiens congolais qui auraient très bien pu travailler en collaboration avec les Belges pour raconter l’Histoire du Congo, c’est leur tasse de thé après tout, mais ils n’ont pas été sollicités
Pas étonnant alors que sur Lumumba, il ne figure que des séquences choisies de son discours atomique du 30 juin 1960, quelques peintures et articles de presse (en russe !) sur son assassinat. Que sur Mobutu il n’y ait que ses discours avec à côté des pagnes à son effigie. Sur la rumba, on dirait que la création s’est arrêtée avec le » tango ya ba Wendo « , le TP OK Jazz, l’African Jazz, Docteur Nico, les Tabu Ley et Franco. Depuis, plus rien ! Que sur la très célèbre photo du gouvernement Lumumba, la mémoire n’ait pas fait mention des évolués de ce gouvernement, les » combattants de la liberté » comme disait Patrice, d’autant qu’il y a encore parmi eux des (sur) vivants
C’est vrai, je suis animée de mauvaise foi, je l’avoue. Je l’ai démontré tout le long de ces quatre pages. Mais eux aussi, tout le long de cette expo. Dieu seul sait combien de gens ont eu à contempler ce Congo avec leur regard, éloigné de huit mille kilomètres, en admirant ses okapis, sa belle forêt équatoriale, sa faune et sa flore, ses chefs coutumiers, et en demeurant dans ce passé qui protège sans trop se pencher dans l’aujourd’hui qui n’est que conséquence d’hier.
Et je ne veux même pas faire l’effort d’entrevoir le bon fond des initiateurs de cette mémoire du Congo. Parce qu’à mon avis, il aurait mieux valu ne pas s’hasarder sur de l’à peu près. C’était rédiger ce travail de mémoire bien comme il faut ou ne pas le faire du tout et nous laisser dans notre confusion génétique du » d’où nous venons et où nous allons « . C’est pourquoi je persiste et je signe qu’il n’est pas question a priori de la mémoire du Congo, mais d’une certaine justification de la Belgique sur cette période » noire » de l’histoire qu’il lui faut à tout prix » blanchir « .
Et puisque ce n’était que cela, ok c’est fait, grâce à Tervuren !
Mais en fouillant, bêchant et en ne laissant nulle place où la main ne passe et repasse, comme disait le laboureur à ses enfants, on réalise quand même que notre colonisation était limite, notre indépendance fantoche, notre première République météorique et notre deuxième République sangsue. Que notre transition est interminable et notre troisième République hypothétique.
Et même si ce n’est pas la faute de Tervuren, même si ça n’a rien à voir avec, » quand le passé est flou, l’avenir reste brumeux » !
Une bonne » évoluée »
Marie louise Bibish Mumbu///Article N° : 4044