» Promis le ciel  » : entretien avec Erige Sehiri et ses actrices

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Nous sommes le 16 mai 2025. Rendez-vous est pris avant même le festival de Cannes pour réaliser une interview de la réalisatrice tunisienne Erige Sehiri et de ses actrices sur le film  » Promis le ciel  » qui fait l’ouverture de la sélection officielle Un certain regard, une belle promotion quand il s’agit d’émerger face aux 110 films sélectionnés cette année à Cannes. Transcription d’un entretien avec la réalisatrice et ses trois actrices un peu chaotique car elles allaient et revenaient, devant répondre à des sollicitations parallèles. Voir également les vidéos réalisées par Hicham Rami avec Erige Sehiri et Aïssa Maïga.

Olivier Barlet : Le film débute sur un bain donné par trois femmes à une petite fille noire de quatre ans rescapée d’un naufrage en mer. Elle dit s’appeler Kenza, dérivé de  » trésor  » en arabe. Pourquoi ce nom arabe ?

Erige Sehiri : Effectivement, c’est un nom arabe. On peut se demander ce qu’elle a connu. Est-elle née en Tunisie avant cette traversée de la Méditerranée ? J’ai constaté dans mes recherches que les immigrés en Tunisie donnent de plus en plus un prénom à consonance arabe en plus du prénom original. On peut penser que c’est une une forme d’intégration. Je lui ai donc donné ce prénom car cela me semble dire quelque chose. Et en plus cela veut dire cadeau. Or, Marie, que joue Aïssa Maïga, dit dans un prêche :  » vous êtes les cadeaux de Dieu « .

Et Kenza fait le lien entre les trois femmes. Chacune à sa manière projette quelque chose sur cet enfant. Mais cette scène du début dans une baignoire évoque non seulement le naufrage mais inaugure une thématique de l’eau qui va rebondir dans le film jusqu’à la chanson finale qui oppose la terre et la mer.

Oui, ces femmes ne sont pas vraiment intégrées, elles ont du mal à se trouver sur la terre plutôt que sur la mer. Elles flottent dans une société qui leur est devenue hostile. En fait, l’idée du film était pour moi de poser la question de l’avenir de Kenza. Quel genre de femme sera-t-elle ? Est-ce qu’elle sera Jolie, Marie ou Naney ? Cette enfant rescapée d’un naufrage dont on ne retrouve pas les parents appartient-elle à l’État dans lequel on l’a trouvée ? Devient-elle pupille de la nation, ou bien doit-elle être remise à la communauté à laquelle elle appartient ? Mais que veut dire la communauté ? On ne connaît pas réellement sa nationalité. Ce n’est pas parce qu’elle est noire qu’elle devrait être dans une communauté noire. C’est une vraie question qui plane autour de nous. Ce n’est pas l’histoire du film mais à mon avis, cela va arriver de plus en plus.

C’est la question posée par Noa, l’activiste noir aveugle.

Effectivement.

Frappante est l’utilisation des flous sur les décors dans le film, qui renforcent cette impression maritime !

Oui, c’est la difficulté pour ces femmes de se trouver une place sur cette terre mais c’est aussi le flou du pays dans lequel elles sont, ce pays qui leur devient inaccessible. Il fallait rendre perceptible leur incertitude, que l’on ne sache pas bien où l’on est. Le mot « Tunis » n’est jamais prononcé dans le film.

Quels objectifs avez-vous utilisé pour rendre cet effet de flou ?

On a beaucoup travaillé avec le 35, le 40.

J’ai été frappé par la musique enveloppante, ce qui n’était pas le cas de Sous les figues. Il la fallait ?

Avec Valentin Hadjadj, on a longtemps cherché. La musique, c’est toujours délicat. Mon premier réflexe est de ne pas vouloir de musique du tout. Mais sur ce film, déjà, la musique est très présente dans leur vie. C’est un film assez urbain. Et ces femmes ont une belle vitalité, de l’énergie. Et puis, avec le personnage de Kenza qui flotte autour d’elles, je me suis dit qu’il y a là quelque chose d’assez lyrique. E puis il y a les beats de la boîte de nuit, et le rythme de la vie. Je crois que ce mélange était nécessaire à ce film qui est fait de moments. Il y avait cette idée de flashs, des moments qui résument les moments de leur vie et qui nous permettent de les laisser libres aussi, en tant que personnages, de construire la musique.

Et comment avez-vous pensé ce montage en flashs avec Nadia Ben Rachid ? Ces passages rapides d’une chose à l’autre, ces ellipses…

On a monté longtemps. On a essayé des choses. De plus, on ne tourne pas dans la chronologie. Comme dans tous les films, il y a plein de scènes qu’on a tournées qui ne sont pas dans le film. Mais c’est aussi un film choral, avec plusieurs styles de récits. Avec Nadia, en fait, on a construit les timelines de nos personnages. Tout ce qu’on avait de chacune. Et on les a croisés. Mais après, on avait plein de problèmes de raccords ! C’était super dur. Et en fin de compte, ce qui reste, c’est le raccord émotion. Au bout d’un moment, on se disait que ce n’était pas mathématique ce qu’on fait, que ce n’est pas une question d’équilibre entre les personnages, qui est le plus à l’écran, qui y est le moins. Mais en fait, l’équilibre se crée naturellement, construit par l’émotion seulement.

On sent combien le film est écrit et en même temps improvisé, comme c’était le cas dans  » Sous les figues « . Il y a là une magnifique liberté. Y compris dans des personnages comme Fouad qui est assez inattendu. Comment les actrices vivent-elles cela ?

(Erige Sehiri doit s’absenter) Bon, Aïssa, tu as une grande expérience de cela, non ?

Aïssa Maïga : Oui, mais tu recommences à zéro, des fois. L’expérience aide sur certains trucs, mais ça ne garantit aucun résultat d’un film à l’autre.

Le danger serait d’ailleurs d’utiliser des trucs de jeu !

Exactement, de refaire la même chose que le truc qui a bien marché dans un autre film, et on voit que ça ne marche pas du tout. Et du coup, tout le monde se dit :  » mais c’est une professionnelle, ça ?  » (rires) De toute façon, quand j’arrive sur un plateau, il n’y a plus de professionnels ou non. En fait, on est tous là pour faire le travail. On est tous embarqués dans le même bateau ! On me demande des conseils mais le meilleur conseil que je peux donner dans n’importe quelle situation, c’est de respirer, ne jamais oublier de respirer !

Debora et Laetitia, vous n’aviez pas cette expérience. Comment cela s’est-il passé pour vous ?

Laetitia Ky : Au départ, ça m’a un peu déstabilisée, mais au final, je suis contente qu’un de mes premiers projets ait été celui-là. J’ai pu donner de moi-même, et j’ai pu m’amuser même ! On construisait grâce au film une relation hors du film. En fait, j’ai peur du prochain film, ça risque d’être ennuyeux ! (rires)

Debora Lobe Naney : Avant, j’avais besoin de texte, et maintenant, je n’en veux plus ! Sans texte, c’est mieux. L’improvisation, en fait, c’est ce qui m’a le plus touchée chez Erige. Elle voulait que ce soit naturel, comme si on avait déjà vécu cette vie avant. Et j’ai bien aimé mon personnage.

Est-ce que c’était difficile pour vous d’entrer dans ce personnage ?

Debora Lobe Naney : Non, ça n’a pas été difficile, parce que je connais un peu la vie, je connais un peu la rue. Je me suis donc dit que le personnage, il est à moi, et la personne qui va regarder, peut-être qu’elle changera, ou sera meilleure. Donc le personnage m’allait bien.

Aïssa Maïga : Et puis vous vous êtes connues longtemps avant le tournage. Vous avez eu des occasions de travail très régulières. Vous avez commencé le tournage bien avant nous.

Debora Lobe Naney : Oui, presque deux ans avant !

Et Aïssa, comment cela s’est-il passé avec la communauté religieuse à qui tu prêches la bonne parole ?

Aïssa Maïga: Il m’a fallu tracer des frontières, sinon tout le monde parle en même temps. Les gens ne voyaient pas la dimension travail, il s’y croyaient.

C’était donc des personnes du cru ?

C’était plus que des figurants. C’est vraiment une église où les gens ont l’habitude de se voir tous les dimanches. En fait, ils m’ont beaucoup donné de clés. D’abord, ils m’ont dit que pour eux, il n’y a pas de film. Ils m’ont dit que la parole de Dieu leur était transmise à travers moi. Il me fallait donc comprendre que j’avais été choisie et pourquoi. Un pasteur m’a dit qu’Aïssa, ce n’est pas chrétien. Je lui ai dit que non, je suis musulmane. Il m’a dit :  » Ah ! Tu as donc été choisie pour faire ce film. Il faut que tu le prennes très au sérieux. Est-ce que tu sais que les pasteurs sont jugés deux fois ? Car ils sont aussi rejugés au jugement dernier.  » Cela a donné des échanges que je n’aurais jamais eus si cela n’avait été que des figurants. En fait, je ne juge pas Marie, mon personnage. Ce n’est pas mon travail. Mais j’essaie de comprendre qui elle est, pourquoi elle a eu ce besoin de changer de religion, et de changer de prénom. Elle s’appelait Aminata. Pourquoi a-t-elle quitté le journalisme pour devenir pasteur ? Quel était son besoin ? Quels sont ses secrets ? Enfin, voilà, toute la fabrique d’un personnage !

On la voit apprendre son texte…

Moi, je ne la trouve pas manipulatrice quand elle apprend son texte. Parce que les pasteurs sont un peu des performeurs comme les acteurs ou d’autres professions qui ont un rôle public. Je trouve intéressant de voir qu’elle doit se préparer, avoir une éloquence qui va permettre aux âmes qu’elle a en face d’elle de s’élever et de s’extraire de leurs difficultés, de toutes les embûches qu’elles vivent semaine après semaine, toutes les humiliations aussi. Alors, quand je me lançais dans un prêche, et eux, ils se mettaient en prière parce que pour eux, ce n’était pas un film. Ça marchait pour moi aussi parce que les regards et l’énergie qu’ils m’envoyaient me donnaient de la force, c’était magnifique ! Ils me coachaient aussi. Cela m’a bouleversée, en fait. Ça fait partie de cette force de l’ambiguïté qu’il y a dans ce film.

Et Debora, comment avez-vous intériorisé votre rôle ?

Déjà, il y avait la relation avec Kenza, une magnifique petite qui me faisait directement penser à ma fille. Je me mettais dans le rôle d’une mère et Kenza était ma fille. C’était naturel avec elle parce qu’une enfant rescapée et orpheline, elle a juste besoin d’amour, de se sentir entourée. Je ne voulais pas qu’elle soit triste, donc je la prenais comme ma propre fille.

On retrouve dans cette humanité ce que disait Erige en introduisant le film à la soirée d’ouverture d’Un certain regard : un film pour lutter contre la déshumanisation. Est-ce que vous avez senti cela durant le tournage ?

Aïssa Maïga : Oui, on a beaucoup parlé du sens du film avec Erige. Quelle place donner à l’aspect politique du film ? Comment faire en sorte que nos personnages ne soient pas monolithiques ? En fait, elle a eu la générosité de partager beaucoup de choses de sa vie de réalisatrice sur le film. Elle est vraiment passionnante, parce qu’elle est très calme. Elle n’a pas peur du temps qui passe. Elle n’est pas dans un rapport de rendement sur le film. Elle cherche la qualité. Les contraintes matérielles passent après la vérité qu’elle convoque à travers les improvisations, la réécriture, le montage, etc.

C’est vrai que c’est une sacrée alchimie, entre le scénario et le fait de se laisser envahir par l’avis des actrices.

Oui. C’est vrai qu’on a travaillé dur. Le scénario que j’ai lu, je ne m’en souviens pas trop ! Et elle m’avait dit dès le départ que le scénario, c’est une étape. On en a besoin pour financer, mais le film s’écrit en le faisant. J’aurais adoré arriver plus tôt comme les autres et avoir le temps d’essayer plein de choses !

Debora Lobe Naney : Moi, je n’ai jamais fait de cinéma. Je pensais que c’était des petites caméras, trois ou quatre personnes et on fait un montage. Arrivée sur le terrain, j’ai vu Aïssa, j’ai vu Laëtitia qui m’ont donné de la force. Je ne savais pas qu’Aïssa était une grande actrice et réalisatrice parce que je ne connais pas le monde du cinéma. Quand je l’ai découvert, je lui ai demandé des conseils.

Aïssa Maïga : Je n’ai pas eu à te donner des conseils ! Juste de faire attention à la fatigue. Parce que quand on démarre un tournage, c’est le fun, il y a beaucoup d’énergie et on ne se rend pas compte que c’est une sorte de marathon !

Naney, vous avez conservé votre nom dans le film.

Debora Lobe Naney : Oui, c’était ma volonté, je n’avais pas envie de changer parce que je me suis dit, c’est la première fois. Comme ça, on sait qui est la nouvelle recrue !

Comment s’est passé le casting ?

Je n’ai pas fait de casting en soi. Un ami transsexuel m’a contactée un jour et m’a dit qu’une femme tunisienne cherchait des gens pour faire des films. J’ai répondu qu’avec les tensions actuelles, je n’avais pas envie de rapports avec les Tunisiens. Mais il m’a dit que la dame, elle est gentille. Au bout de quelques jours, il me rappelle et me dit que cette femme que je ne connais pas veut me voir. Du coup, j’avais peur avec toutes ces tensions, mais j’avais confiance avec mes amis et j’y suis allé. Et je me suis retrouvée avec la communauté ivoirienne, congolaise, camerounaise et tout. Je me suis dit que s’il y a les Noirs, c’est bon. J’ai fait un petit essai mais au fond ça ne m’intéressait pas car je voulais traverser la Méditerranée. Mais elles ont insisté, m’ont rappelée. C’était la chance, mon destin. Vu qu’il y en a qui bataillent pour être l’actrice principale d’un film ! Mais Erige donne la force d’exercer dans ce métier, elle met en valeur. Dans le film, nous sommes trois différentes femmes, trois différentes personnes, trois différentes vies et trois différentes mentalités. Mais le soir, au coucher, arrivé un bout de la journée, on se retrouvait ensemble. Une famille en fait.

Depuis combien de temps habitez-vous en Tunisie ?

Ça fait 4 ans que je vis en Tunisie.

Comment étiez-vous venue ?

Ma cousine m’avait dit qu’en Tunisie, je pouvais travailler, gagner ma vie et tout. Et après, c’était pas ça quoi. C’était pas ça, mais ça va, je m’en sortais. Je faisais de mon mieux.

Comment réagissez-vous par rapport au contenu du film ?

Vraiment, ça me plaît parce que ça montre ce qu’on vit réellement. La Tunisie, c’est un beau pays. Le racisme, ce n’est pas seulement là, c’est partout. C’est une question d’éducation, de mentalités, et c’est vrai pour nous aussi, il faut respecter le pays. C’est une relation à trouver. Mais il faudrait aussi que nos ambassades nous soutiennent vraiment !


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