Tourner en guérilla

Entretien d'Olivier Barlet avec Balufu Bakupa-Kanyinda

Berlin, février 2000
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Originaire du Congo-Kinshasa, Balufu Bakupa-Kanyinda a triomphé au Fespaco de 1997 avec Le Damier, fable acerbe sur le pouvoir dictatorial. Il a en outre réalisé des documentaires comme Dix mille ans de cinéma (1991), Thomas Sankara (1991) et des courts métrages de fiction : Article 15bis et Watt (1999).

Tu m’as dit une fois t’inspirer dans ton écriture cinématographique du kasala, un langage griotique originaire du Kasaï. S’agit-il pour toi de quelque chose de pensé ou de très spontané, en références mentales ?
En écoutant le kasala, on est ému, mais c’est surtout en comprenant comment il fonctionne : non sur les émotions mais sur les images que le narrateur suscite en toi – les images d’un passé de bravoure, du présent, du futur. Contrairement aux griots maliens, les diseurs de kasala ne glorifient pas une personne, mais l’installent dans une lignée, ou un territoire dans une lignée. J’ai donc écrit des textes en partant d’une sculpture très proche des kasalas, qui fonctionnent en structures tressées et je l’ai appliqué pour mon film Dix mille ans de cinéma : d’abord je l’ai écrit comme on écrit un kasala, en essayant au niveau de l’image de tresser ce qui va être dit avec ce qui va être filmé : en créant toujours, à l’intérieur de la sphère narrative, cette tresse qui paraît être une déstructuration, mais qui devient une structuration, parce qu’elle est voulue ainsi. John Akomfrah, du Ghana, arrive à faire la même tresse…
Peut-on dire que cette référence permet de mieux restaurer une émotion dans l’écriture cinématographique ?
Oui je crois qu’inconsciemment ou pas, on peut prendre n’importe quel sujet sur lequel on peut dire des choses graves. Le cinéma c’est de la manipulation ! Donc, pour raconter une histoire, il faut d’abord installer le spectateur dans un certaine confiance, il faut qu’il se laisse aller. Ne voyons pas l’émotion dans le sens senghorien, que je trouve péjoratif parce qu’il est lié aux préjugés, au contexte même de l’époque. Pour moi, l’émotion est une mise en confiance, et une fois qu’on a installé cette émotion, qui peut être du rire, de la peur ou tout simplement de l’attention, on peut dire beaucoup de choses. Je me rappelle toujours de la phrase d’un poète péruvien que j’aime beaucoup, Xavier Ravira, qui dit  » je ne sais pour qui chanter, je ne sais pour quoi chanter, mais nous les poètes, que faire quand nous sentons notre gorge brûler ? Mon chant, je ne sais pas à quoi il sert, mais je ne peux pas l’enterrer ». Plus loin il ajoute : « à un peuple d’analphabètes, il faut un pamphlet sonore ; à des gens qui savent lire, il faut du raffiné ». Donc si tu as une histoire grave, il faut la mener par la légèreté au départ, prendre un peu de distance, et après tout devient possible. Chez moi, dans le Kasaï, le griot commence toujours par interpeller. Le moment le plus fort du kasala, par exemple, c’est l’enterrement : tout le monde vient, et le griot doit les amener à assumer le vide. Il ouvre toujours, il interpelle d’abord, il appelle une fois deux fois, trois fois. Il va dire par exemple : « C’est pas possible, trois fois je t’appelle et tu ne réponds pas », il constate que tu n’es plus, tu refuses le dialogue. D’une manière poétique, il fait comprendre aux vivants qu’on parle de mort, et il va commencer à restituer l’histoire de ce mort, ce qui est l’histoire des vivants : les aînés, les parents, les ancêtres, jusqu’au présent, et dans le cercle de la veillée, il va resituer chacun à sa place, en prenant par exemple un méfait du passé ; en partant toujours de ce leitmotiv : vous êtes les maillons d’une même chaîne.
Restaurer la mémoire renforce-t-il l’ordre établi ?
Le diseur est subversif, il n’appartient pas à une cour comme en Afrique de l’Ouest, il est considéré comme chef de lui-même. Le diseur de la mémoire interprète le monde, et crée toujours une rupture avec lui-même en disant : « moi je vous raconte ça, mais quand je mourrai, qui parlera de moi ? » Et ça c’est le moment le plus fort en émotions : il se détache des autres et se met comme ça devant l’assemblée, et revient là-dessus souvent. Mais il est subversif, parce qu’il ne dépend pas de ce que les gens lui donnent. Dans Dix mille ans, la texture a été faite de la même façon : la voix off devait porter un malaise poétique, être fatiguée, comme venant de loin, ayant marché. Et pour y arriver, moi-même je me mets en conflit : soit je me bourre au whisky, et je le fais, ça c’était Dix Mille Ans, mais je le fais dans la salle de montage avec un walkman, pour que le son n’ait pas la texture professionnelle forte d’un DAT ou d’un Agra. Dans Sankara, j’ai gardé la même atmosphère mais en essayant d’être proche, avec la voix, des montées du griot. La voix off ne raconte pas vraiment le film, elle raconte ce que j’ai moi à l’intérieur sur cette histoire, mais avoir des pointes proches d’un griot de l’Ouest.
Pourrait-on dire que vous recherchez, toi et les autres cinéastes de ta génération, un nouveau type d’écriture qui serait un double mouvement : réintégrer certaines techniques de cinéma jusqu’ici trop oubliées et d’autre part réintégrer la réalité profonde de l’Afrique d’aujourd’hui en distance avec les récits « parole pour le monde »?
Tout à fait. Ce qui est nouveau dans le cinéma africain, c’est qu’il est fait en majorité par des gens actifs vivant hors de l’Afrique, en Europe occidentale, qui sont aussi profondément Européens. Ils ne sont plus Africains, ils ne sont pas Européens, ils sont profondément Africains, ils sont profondément Européens. Parce qu’ils vivent là, complètement intégrés à l’environnement, ils comprennent le monde tel que la génération française le comprend, avec la chance d’avoir l’Afrique, de pouvoir se replier sur l’Afrique et en même temps, vivant en Europe, voyant comment l’Afrique est traitée en documentaires ou en reportages, il se crée un désir de dire « on va vous montrer autre chose ». Cela suppose aussi la recherche de la façon de le dire, d’autant plus qu’on est confrontés aux documentaires français sur l’Afrique ! Le film de Depardon Comment ça va avec la douleur ? a été un choc, parce qu’on supposait que l’approche ethnologique qu’il comportait était morte avec la fin de l’exotisme. Nous, le cinéma que nous voulons faire, c’est du cinéma de Tarentino, ce n’est pas le cinéma de Sembène, formidable conteur, réalisateur, mais qui n’est pas un exemple pour la mise en scène, ni pour la direction d’acteurs. On a appris chez Mambéty la sensibilité, la dureté des couleurs, l’émotion et chez Haïlé Guerima une certaine beauté des choses et une intelligence parfaite. Mama Keïta, qu’est-ce qu’il apporte comme rupture ? C’est d’abord le fait d’être Français, d’accéder aux fonds français, de tourner avec des petits budgets et de tourner en guérilla !
Vous êtes tous à travailler sur la créativité plus que sur l’internationalisation du film, en croyant à une force de l’image qui fera que ça passe avec le public.
Sincèrement, je n’ai jamais pensé à un public, parce que les petites histoires que je raconte se construisent oralement avec mes gamins, ma compagne, mes amis, jusqu’au moment où j’ai mûri cette histoire en la racontant, je l’écris, et le problème du scénario est qu’il devient un objet universel, parce qu’il va être élu par d’autres : il faut trouver l’argent chez les autres donc il faut respecter une structure narrative.
Utilises-tu l’improvisation ?
Non, quand je travaille avec les comédiens, j’enlève toutes les aspérités. Je commence par les mettre en situation théâtrale, parce qu’ils viennent du théâtre. Je fonctionne toujours par soustraction. On lit le texte et je vois : tiens, il n’arrive pas à prononcer. J’enlève un mot, je ne garde que le sens. Un type qui bafouille avec un mot, je ne passe pas mon temps là-dessus, je coupe, je mets un autre mot. Si tu veux que quelqu’un s’approprie non seulement tes mots mais ton sens, il faut lui donner du rythme, donc je travaille énormément. Quand on a peu de moyens, il faut faire très attention et je ne crois pas au génie de l’improvisation ! J’interviens très peu sur la mise en scène sur le plateau parce que c’est déjà fait en amont ; j’essaie simplement de restituer la mémoire de ce qui a été fait en amont avec les comédiens. Je ne dirige plus, je suis déjà à leur service, c’est eux qui portent la narration.

///Article N° : 2068

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