Célia Sadai est autrice et journaliste. Pendant cinq semaines, elle s’installe au Brésil et livre pour Africultures des chroniques de ce séjour. En interrogeant sans cesse son propre regard, Célia propose une immersion, à partir de son expérience personnelle, dans ce pays complexe d’Amérique latine, dirigé par Jair Bolsonaro, ancien militaire, ouvertement d’extrême droite. Retrouvez les épisodes précédents : Episode 1 | Actes manqués, Episode 2 | Ton pays est raciste,Épisode 3 | Capoeira organique, Episode 4 | Indie Reubeu.e |Episode 5 | O jeito carioca
Alice comprend mieux que moi ce qui m’arrive aujourd’hui :
—Non mais meuf, attends, c’est normal ! Tu viens juste de rentrer du Brésil et tu te prends Paris en pleine tronche, pas facile !
—Paris qui tire tout le temps la tronche…
Ce matin, je me suis réveillée de mauvaise humeur, les larmes au bord des cils. Et comme je ne reprends le travail qu’à la fin du mois d’aout, j’ai dormi toute la journée. Je sais que je dors beaucoup parce que je n’ai pas dormi depuis longtemps. Mais je dors aussi pour ne pas être ici. Dans mes rêves, je retrouve tout ce qui me manque de là-bas : des sourires, de chaleureux bavardages avec des inconnus, de la musique tout le temps et partout, la foule heureuse, l’horizon et ses promesses tranquilles et la baie spectaculaire. L’énergie de vie. Ce que je garde de Rio, c’est ce que Rio m’a donné. De la vitalité. À Paris, je prends des cachets tous les jours pour me donner du souffle : du fer, du magnésium, du germe de blé, du propolis, de la spiruline… Sans ça, je ne tiens pas. Cela, sans compter les petites pilules bleues que je n’avale plus depuis mon départ au Brésil car l’angoisse ne m’anéantit plus. J’ai passé tellement d’heures à observer l’horizon, les arbres, les oiseaux, les grains de sable ou le tracé des montagnes que j’ai remis de la magie dans le vide de mes questions. De la foi, aussi. Rio est une ville miraculeuse qui ne vous détruit pas…
Avec Gabriel, on se retrouve tous les jours depuis notre retour à Paris. Parfois, on passe des soirées entières à discuter en Portugais, nous qui avons toujours communiqué en Français. Et nos discussions nous ramènent inlassablement à notre voyage, à notre retour :
—Bon, maintenant qu’on est revenus, qu’est-ce qu’on fait ?
—Celia, tu découvres ce que je vis tous les ans depuis l’enfance. Le retour à Paris après Rio, c’est quelque chose de difficile parce que les deux villes sont opposées en termes d’énergie.
—Et comment on fait pour garder l’énergie de Rio ?
—C’est compliqué… Moi en général, après quelques semaines je reprends des habitudes de Français. Et puis j’attends. Le prochain voyage.
Attendre le prochain voyage. Pour vivre heureux à Paris, il faut quitter Paris. C’est un adage bien connu des Parisiens. Je pense qu’ici on est nombreux à vivre, comme Gabriel, dans l’attente… Moi, je veux plus, comme d’habitude. Alors avec Gabriel, on sort tous les soirs, on est même allés surfer en Bretagne avec des copains, on prolonge o jeito carioca comme on peut. Mais j’ai toujours cette boule au ventre qui me dit Rio me manque.
Il y a dix ans, je suis revenue aussi. D’un séjour de deux ans aux Etats-Unis – j’y étais pour mes études. J’habitais alors à Brooklyn, New York, dans le quartier de Bedford-Stuyvesant dit Bed-Stuy (quartier de Notorious Big et de Mary J Blige). La veille de mon départ, je me suis effondrée de tristesse sur le porche de l’immeuble, dans les bras de Maria Luisa, amie et voisine du deuxième étage :
—Tu sais Celia, quand tu seras rentrée, si tu es triste, cartographie Paris avec un plan de New York…
Ce conseil m’était apparu comme une méthodologie de l’ubiquité. Et la chose fut facile, puisque depuis le début des années 2010, Paris ressemble à New-York avec ses boroughs (Montreuil = Brooklyn, dit-on), son centre d’affaires, ses loyers hors de prix, Uber eats à toute heure, des speakeasy avec des super cocktails et des soirées Netflix sous la couette. J’ai donc passé d’heureuses années à vivre Paris à la new-yorkaise. Jusqu’aux attentats. Bon, il y a eu Nuit Debout. Et puis plus rien. Sentinelle Vigipirate. Plus de vie dans l’espace public.
Je pense que c’est comme ça que Paris est devenue le contraire de Rio.
Alice vient de rentrer, elle est dans un état semblable au mien.
—Non mais sérieusement, qu’est-ce qu’on fout ici ?
—Je sais pas…
Je me suis souvent posé cette question. La dernière fois, je suis allée m’installer à Marseille. J’y suis restée sept mois avant de revenir. Marseille et son centre ville, c’est trop petit. Impossible de rester anonyme. Moi, j’aime l’anonymat des grandes villes. Je ne veux pas « reproduire une vie de village » en plein Paris. Je veux juste qu’on me laisse tranquille.
En écrivant ces mots, je comprends ce que Gabriel entend par « — Je reprends des habitudes de Français ». Ici, je suis anonyme et discrète, comme une passante. Je n’occupe pas l’espace de tout mon corps puisque mon corps reçoit des injonctions à passer discrètement pour ne pas troubler l’ordre public. Mon corps silencieux, qui avance au pas vers une direction précise et sans égarements. Mon corps pressé par l’argent parce qu’il faut en gagner beaucoup pour vivre ici. Mon corps anonyme dans une ville surpeuplée. Mon corps suffocant dans l’étau de nos habitats. Mon corps qui paie pour danser dans les lieux où l’on danse. Mon corps interdit de séjour sur les trottoirs de Paris – il n’y a plus de bancs.
En écrivant ces mots, je me dis qu’aujourd’hui, je tire la tronche comme Paris. Ça y est, je suis revenue parisienne. Heureusement, ce soir avec Gabriel, on va au forró. Le forró, cette danse à deux qui vient du Nordeste du Brésil, avec des instruments aussi improbables qu’un triangle ou un accordéon. On danse le forró sur l’esplanade du Palais de Tokyo, sur les quais de Seine ou sur la Place de la République. Sans aucune autorisation de la préfecture. Le Brésil à Paris, l’espace public reconquis : d’une pierre deux coups, cartographier Paris avec un plan de Rio ! Voici un morceau pour les plus curieux : Oh ! chuva de Falamansa.
Je vais suspendre ici mes mots d’été, dire au revoir à ceux et celles qui ont aimé lire ces chroniques, et réfléchir à la suite parce que j’ai manifestement pris gout à me raconter comme à m’auto-fictionner. Et puis, j’aime bien poser des questions mais je n’aime pas y répondre.
OBRIGADA.