[Un été au Brésil ] ÉPISODE 1 | Actes manqués

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Célia Sadai est autrice et journaliste. Pendant cinq semaines, elle s’installe au Brésil et livre pour Africultures des chroniques de ce séjour. En interrogeant sans cesse son propre regard, Célia propose une immersion, à partir de son expérience personnelle, dans ce pays complexe d’Amérique latine, dirigé par Jair Bolsonaro, ancien militaire, ouvertement d’extrême droite.

Arrivée à la station Ourcq, je raccroche le téléphone.

— Je te laisse, je vais rentrer dans le métro, ça risque de couper !

Pour être honnête, j’avais surtout besoin de prendre du recul après mon échange avec Alice. Parce que tout le monde sait que dans le métro, il y a de la 4G.

J’ouvre l’application Notes et je décide de trier mes émotions, comme me l’a appris le Dr Khelil : « — Une émotion à la fois, et tout vous semblera plus clair ». Je remarque au passage que mon vernis est écaillé et que j’ai du noir sous les ongles. Ce qui est normal puisque je viens de donner un cours de capoeira dans le 19ème arrondissement. Ce qui ne doit pas durer parce que ce soir, je dois faire une chronique à la télé, ça sera mon premier direct, et personne ne veut d’une chroniqueuse aux ongles noirs.

Je crée une note et j’écris :

« Je pars au Brésil dans 15 jours, et ce voyage s’annonce pour le moment comme un acte manqué. Je viens de réserver à la dernière minute un Airbnb facturé 243€ pour cinq semaines. Oui, parce que je pars cinq semaines au Brésil. Et pour l’instant je multiplie les actes manqués. Enfin, je manque les actes de mon voyage. »

Je suis assez satisfaite de la formule « je manque les actes de mon voyage », alors je décide de choisir cet angle pour écrire la suite. Je mobilise, comme je le fais quand j’écris, l’émotion la plus forte qui s’empare de moi. En ce moment, c’est la peur. J’ai peur du Brésil, j’ai peur de partir. J’ai peur de la France, j’ai peur de mourir.

Je raconte ça à Alice qui m’invite, comme elle le fait souvent, à transformer mes émotions à travers un geste créatif. Oui, parfois Alice parle comme dans l’application de méditation Petit Bambou. Je me souviens de la première Assemblée Générale de Nuit Debout, en 2016. Je suis rentrée chez moi très en colère et j’ai publié un texte sur Facebook, où je regrettais l’absence de racisé.e.s parmi les 2000 personnes assises par terre sur la Place de la République. Parmi la vingtaine de personnes qui se sont exprimées au micro, ce soir-là. Des Blancs, partout. Alice n’était pas rentrée dans mon jeu, même si elle partageait mon point de vue. Pour elle, si les choses ne nous plaisent pas, on a toujours la possibilité d’en changer le cours, en agissant. Le lendemain, on a créé Lire Debout. On a monté un comité de lecteurs avec des copains comédiens et universitaires, on a choisi des textes postcoloniaux – à l’époque on n’avait pas tout à fait remplacé « postcolonial » par « décolonial », et on a créé une pancarte géante avec notre slogan « Le présent est postcolonial ».

Et pendant plusieurs semaines, on a lu des textes sur la Place de la République. Aimé Césaire, Édouard Glissant, Léonora Miano, NTM. Je me souviens d’un jour où deux femmes d’un certain âge nous ont patiemment écoutées lire « Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu » de NTM, tout en croyant que nous étions les autrices de ce texte :

— Enfin mesdemoiselles, il ne faut pas exagérer ! Vous n’avez rien à perdre car vous n’avez jamais rien eu ? Et l’école publique ? Et la sécurité sociale ? Non, non, non, vous ne pouvez pas dire ça !

En ce moment, j’ai peur de mourir, du coup je suis sous Lysanxia. Deux à trois fois par jour, je glisse une petite pilule bleue sous ma langue et je la laisse fondre. Puis je laisse fondre ma peur de mourir et j’en profite pour agir. Parfois, ça ne fonctionne pas. Et la petite pilule bleue se fait rétamer par la peur. Je pense que j’ai peur de mourir parce que l’année prochaine j’aurais 40 ans. Bon, je n’ai pas encore 39 ans, disons que je fais une crise précoce de la quarantaine. Et le Brésil, c’est comme la somme de tout ce qui m’angoisse et que la petite pilule bleue tente d’anéantir. Les meurtres par balle. Le racisme systémique. Bolsonaro. Les enfants des rues. L’homophobie. La misère du quart monde et l’opulence du premier monde.

Je reçois une notification de l’événement Facebook Trans Black Résistance dans le cadre du cycle Afrocyberféminisme à la Gaité Lyrique. La chorégraphe brésilienne Ana Pi vient de poster une photo d’Erica Malunguinho, première députée noire et trans élue au Brésil, qui rend hommage à Marielle Franco, la célèbre militante assassinée le 14 mars 2018. Je lis sa biographie, rédigée comme un cartel de musée :

Erica Malunguinho : militante afro-féministe, activiste trans, députée au parlement de Sao Paulo. En 2016, elle crée Aparelha Luzia, un quilombo (communauté marone) urbain pour l’art et les cultures noires qui se définit comme « une installation politico-esthétique, une zone d’affectivité et une écozone des intelligences noires. » Elle présente « Le contre-coup noir trans paranauê* : présages pour un nouveau temps » (*Paranauê : gestuelle incontournable de la capoeira, manifestation de résistance de la culture noire brésilienne).

À cause de mon premier direct ce soir, je ne peux pas participer à l’événement, organisé par des femmes noires brésiliennes comme l’artiste visuelle Fabianna Ex-Souza. Je ravale ma frustration et je me dis c’est la vie. Je manque les actes de mon voyage comme parfois ceux de mon quotidien.

L’angoisse commence à monter, les effets de la petite pilule bleue se sont dissipés. Je retourne dans l’application Notes et je dresse la liste de tous mes actes manqués, tout en faisant du fast checking, histoire de m’assurer que mes peurs sont réellement fondées.

Je suis allée une fois au Brésil. Il y a quatorze ans, en 2005, j’avais 24 ans, je vais en avoir 39. L’autre chiffre qui me lie au Brésil c’est le 15. Comme dans 15 ans de capoeira. J’ai commencé à pratiquer en 1999, j’ai arrêté en 2014. Pour moi, la capoeira est une madeleine de Proust. Le son du berimbau me met, encore aujourd’hui, dans un état de transe …

Au cours de ces 15 ans de capoeira, j’ai été très consommatrice de La Culture Brésilienne, qui explose en 2005 avec l’année du Brésil en France. Je me souviens du concert de Gilberto Gil et Daniela Mercury sur la Place de la Bastille, des cours de capoeira à Paris Plage, des rodas de rue, des concerts d’Ivete Sangalo, de Maria Rita, de Teresa Cristina ou de Revelação… Le florilège de la chanson populaire brésilienne.

Mais tous ces souvenirs qui passent par le corps ne passent pas par la tête. Comme beaucoup de Français, j’ai cru dans le mythe Lula, j’ai cru dans le mythe progressiste du Brésil métis, socialiste, du Brésil debout.

  • Non mais le Brésil c’est un miracle, ils se sont relevés de la dictature militaire à une vitesse ha-llu-ci-nante !

Oui, je parlais comme ça dans les soirées, avec un masque d’experte qui ne recouvrait comme expertise qu’une série d’anecdotes comme la fuite au Brésil de João VI, roi du Portugal et des Algarves. En 1808, il avait emmené avec lui sa cour, ses serviteurs et sa vaisselle, laissant le peuple portugais se débrouiller seul avec ses dettes envers l’Angleterre et l’occupation française du Général Junot. Je nourrissais donc des images fantasmatiques du Brésil, que je nuançais en m’appuyant sur des faits historiques qui ne faisaient pas le poids. Le Brésil, je n’y connaissais rien.

C’est l’acte manqué qui arrive tout en haut de ma liste des actes manqués. Heureusement, deux événements m’ont réveillée de ma torpeur brésilophile. D’abord, il y a eu ma rencontre avec Gabriel. Un garçon brésilien toujours mélancolique et fan de chanson brésilienne à texte. Gabriel vit en France depuis l’âge de dix, mais j’avais souvent l’impression qu’il avait laissé son cœur au Brésil. Il s’informait frénétiquement sur Instagram et Facebook à propos de l’ « Affaire Lula », de la destitution de Dilma Roussef, de la gouvernance par intérim de l’impopulaire Michel Temer …

Et puis il y a eu l’assassinat par arme à feu de Marielle Franco. Mon second réveil. Le 14 mars 2018. MARIELLE PRESENTE. Le slogan a très vite fleuri sur les réseaux sociaux. Marielle était morte, elle n’en était pas moins présente. Et puis très vite aussi, on a parlé d’attentat. D’un meurtre planifié par des hommes politiques. De balles provenant de la police fédérale de Brasilia. De la complicité de l’armée. De la violence de l’extrême droite brésilienne, apparemment ravie de l’éliminationplanifiée d’une militante antiraciste et noire et lesbienne.

Lire aussi : « Nous nous « soulèverons » les unes les autres pour faire front ». Texte hommage à Marielle Franco de Cíntia Guedes

Et puis il y a eu l’élection du despotique Jair Bolsonaro. Ça, c’est le moment où tout a basculé dans l’absurde. Comme dans les romans La vie et demie de Sony Labou Tansi, ou Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma.

***

Je suis arrivée ce matin à Rio de Janeiro. Mon hôte Airbnb, Felipe, s’est réveillé à 5h30 pour m’accueillir, alors que le check in était prévu à 15h. Après m’avoir fait visiter l’immense appartement de Copacabana où je loue une chambre pour cinq semaines, Felipe a préparé du café et nous nous sommes installés dans la cuisine. Durant plusieurs heures, nous avons parlé du Brésil. Une véritable detox de l’exotisme. Felipe a effacé toute trace de fantasme qui aurait résisté à mon double réveil.

— Chaque jour, Bolsonaro nous donne une raison d’avoir honte de notre pays, me confie-t-il en me servant une cinquième tasse de café.

Il ne regrette pas pour autant Lula. Ce que j’ai du mal à comprendre, encore sous l’influence du mythe. Felipe est inquiet, il parle vite, et m’explique au fil de la conversation qu’il souhaite quitter le Brésil. Pour l’Argentine ou l’Allemagne, car il parle l’espagnol et l’allemand. Il me rappelle Isabela, cette danseuse cubaine-américaine qui squatte en ce moment chez Annie et moi, à Ivry-sur-Seine. Le jour de son arrivée, Isabela m’a raconté la peur qui habite les Américains depuis l’élection de Trump, la disparition de la joie et la mort du rêve américain, tout en fumant de la weed dans un mini bang en verre. Son seul remède contre l’angoisse de vivre, car elle n’aime pas les petites pilules bleues.

Felipe me parle aussi de la France et du racisme d’État. Il sait que la police assassine. Il sait que nous sommes gouvernés uniquement par des Blancs, des hommes en majorité. Nous descendons faire un tour du quartier. Je m’extasie au passage du prix de la pastèque car j’adore la pastèque – 1 euro le kilo. Nous passons devant un kiosque, Felipe lit attentivement la une de Globo. Il me dit, « Regarde ». Aujourd’hui a eu lieu la première rencontre d’Emmanuel Macron avec Jair Bolsonaro, au Japon, en marge du G20. Je lis.

— Convidei Merkel e Macron para vir à Amazônia. Eles poderiam ver que não existe esse desmatamento tão propalado, afirmou Bolsonaro

« J’ai invité Merkel et Macron à venir en Amazonie. Ils pourront constater qu’il n’y a pas une telle déforestation ». Bon ben en fait, tout va bien…

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