Vous avez constaté dans votre enquête préalable au film un profond racisme et une violence dans les mots entre les communautés africaine et africaine-américaine. Quelles en sont à votre avis les causes ?
Je ne peux parler que de mes rencontres. Dans l’échange, les Africains-américains ne se sont pas situés comme Africains. Ce sont d’abord des Américains. Rien ne fait référence à l’Afrique, ni sur leurs murs ni dans leur discours. « L’Afrique, c’est là où on tue des Américains » : la phrase de mon film, je l’ai entendue. Je parle là de la population afro-américaine du bas de l’échelle, celle qui est la plus opprimée aux Etats-Unis. L’installation d’une communauté africaine, avec ses mosquées et ses magasins, dans un quartier comme Harlem provoque ainsi les mêmes tensions que l’on rencontre ici dans les banlieues. On entend pas dire que ce sont des frères africains qui arrivent ! L’esclavage n’est pas évoqué spontanément : ils n’ont pas envie de se tourner vers ce passé douloureux, même si de temps en temps, des agressions racistes y ramènent. Les touristes afro-américains en Afrique sont de milieux aisés, qui cultivent souvent un certain folklore. Leur vision de l’Afrique est souvent limitée, du fait de la fermeture de l’Amérique sur elle-même. Elle s’apparente souvent à une vision de safari !
En vous écoutant, je me demande si l’émergence d’une communauté africaine qui reconstruit socialement un village n’est pas une aiguille dans le pied des Afro-américains qui n’ont pas trop envie de voir resurgir leur passé d’esclaves. N’est-ce pas là la cause du rejet ?
Absolument. C’est une blessure et une honte, encore vécue aujourd’hui. C’est pourquoi j’ai intégré dans mon film ces éléments de famille déchirée. On trouve beaucoup de femmes seules élevant leurs enfants. Est-ce resté du passé esclavagiste où l’on séparait les familles ? Le drame est aussi que l’Amérique est coupée en tranches avec des quartiers compartimentés. Les mélanges ne se font pas et cela ne permet pas de débattre sur son histoire ! En France, on est pas habitués à donner une telle importance à la couleur de peau, à ce qu’on peut dire ou pas. Les codes et les approches sont différents.
Votre film montre bien à la fois une intégration parce qu’on est tous Américains et une profonde séparation du fait de la ségrégation. Les Africains arrivent-ils comme une verrue étrangère ?
Oui, surtout depuis le 11 septembre : c’est vrai de tous les étrangers. Mais ce qui frappe en Amérique, c’est sa faculté de basculer dans des sens opposés. Aux excès succède assez rapidement la normalité.
Le personnage d’Alloune incarné par Sotigui Kouyaté est à l’inverse de la figure de l’immigré.
Je me suis dit que ce serait effectivement une mauvaise piste : mieux valait prendre quelqu’un qui n’attend rien de l’Amérique, qui conserve cette liberté. Cela lui donne une puissance. Ce personnage me permettait un il sur les deux communautés, sans qu’il soit trop lié aux situations sociales.
Vous n’avez pas envisagé de prendre un acteur afro-américain ?
On a eu des problèmes avec le syndicat des acteurs. Il nous a fallu expliquer, imposer que la figuration africaine le soit effectivement. Il n’y avait qu’un acteur africain au syndicat, qui ne correspondait pas, et deux figurants africains. Cela a pris des mois pour faire accepter que la respiration du film ne serait pas la bonne si nous ne prenions pas des Africains dans les rôles d’Africains. L’accord fut trouvé sur un quota égal : prendre autant de figurants au syndicat que de non-syndiqués. Mais j’ai pu conserver le choix de mes acteurs.
Les syndicats ont ce pouvoir ?
Absolument. J’ai dû engager un avocat ! Ce qui est typique, c’est que le responsable du syndicat chargé de vérifier sur le plateau était afro-américain : à sujet noir, contrôleur noir !
Cela nous amène à la question de votre légitimité à traiter ce sujet.
Je viens d’Afrique, même si c’est du Nord. Ça me suffit. Les sujets où je me sens à l’aise traitent des origines, des racines et mes films ont toujours été des quêtes. Je sortais d’un film en Asie sur les enfants métis. Peter Brook prend des acteurs de toutes origines et ce sont des hommes et des femmes sur scène, tout simplement. Le passé esclavagiste des Arabes est également présent en Algérie. Dans mon enfance dans l’ouest de l’Algérie, des cousins de mon père étaient aussi noirs que Sotigui. En parlant avec vous, cela me revient clairement : une partie de ma famille est d’origine noire-africaine. Il peut y avoir là la source de mon intérêt pour ces sujets.
Entre Ida et Alloune, une relation de type amoureux peut laisser penser que c’est ainsi que les communautés se rapprochent.
Les couples mixtes que j’ai rencontrés, en dehors d’une exception, étaient sous grande tension. La femme américaine a une autre position dans la société que la femme africaine ! Le drame des Africains était d’avoir une femme américaine ! On a pas de maîtrise sur elle ! Le personnage d’Ida en est typique.
Les Africains immigrés aux Etats-Unis sont essentiellement clandestins, donc plutôt masculins.
Oui, mais il y a de plus en plus de femmes ! Les femmes émigrent aussi. Il y a aux Etats-Unis une loterie d’intégration des immigrés : 50 000 cartes de séjour sont ainsi distribuées par quota chaque année, et il est garanti que vos noms et adresses ne seront pas communiqués aux services d’immigration ! Les Africains y jouent comme les autres, bien que 50 % des cartes soient réservées aux Européens. Et c’est vrai qu’en dehors de délit grave, personne ne vous ennuie : il n’y a pas de contrôles dans la rue. Cela permet aux Africains d’être souvent chauffeurs de taxi, par exemple. L’absence de visa sur le passeport n’empêche pas d’obtenir une carte d’identité, si on arrive à réunir un certain nombre de pièces. Même chose pour les comptes en banque. Ce qui est problématique, c’est que dès qu’on ressort du pays, on ne peut plus y revenir. Tant qu’on a pas de carte de séjour, on ne peut donc retourner au pays.
Votre présentation de Harlem est celle d’un quartier sympathique qui ne correspond pas à l’image que l’on a du ghetto.
C’est parce que ce quartier est sympathique ! Il est vrai qu’il a été rénové, avec des maisons de plus en plus reprises par des gens qui viennent de Manhattan. C’est nettement plus agréable et calme qu’en bas de la ville ! J’ai trouvé une unité de ton avec l’Afrique et ai donc voulu respecter cette ambiance de village africain. En tout cas pas le New York vu au cinéma.
Quelle réception votre film a-t-il eu dans les communautés noires de New York ?
Je l’ai passé à l’Apollo Theater, en plein centre d’Harlem, avec une entrée libre. On s’est retrouvé avec 1000 personnes ! Les Africains n’ont pas de retenue, comme à l’habitude, et s’y sont reconnus. Les Afro-américains ont conservé leur réserve, mais le film a très bien tourné dans le circuit des festivals de cinéma africain. Une sortie en salles est prévue courant 2002.
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