« Ce que je veux faire, c’est l’homme qui marche de Giacometti »

Entretien de Nathalie Carré avec Abdelkader Djemaï

Mars 2009
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Rencontre autour de son dernier roman avec le grand écrivain algérien Abdelkader Djemaï.

Vous dédiez votre dernier texte, Un moment d’oubli*, « à tous ceux qui sont dehors » et, en effet le livre dessine, au gré des souvenirs, le portrait d’un homme qui a choisi, un jour, de quitter l’enracinement du foyer. Est-ce qu’écrire, c’est donner une densité à ces silhouettes qui passent dans les rues – et dans nos vies, et auxquelles on a parfois du mal à supposer une histoire ?

C’est un livre sur un homme, mais je dirais que c’est aussi un livre sur les lieux : nous habitons tous des lieux et parfois on est habité par eux. Aussi, le fait, d’être dehors, d’être « hors champ », offre un angle d’attaque intéressant.
Jean-Jacques Serrano, mon personnage, n’est pas un marginal au sens classique du terme, ce n’est pas un SDF, c’est plutôt un homme qui erre.
Je me suis aperçu de l’existence de cette espèce de personnes, qui sont assez propres sur elles, avec des sacs à dos et qui se déplacent dans la ville. On ne comprend pas très bien pourquoi elles sont là. Il y a chez elles une densité. Une densité muette, silencieuse. Je me suis dit : « Tiens, ce serait intéressant d’écrire sur ces gens-là » Évidemment, écrire, c’est inventer des histoires, inventer des prétextes. Mais c’est aussi parler de cassure, de rupture. Et c’est le cas ici : Serrano ressemble à une assiette tombée par terre ; même si on la recolle, ce ne sera pas une vraie assiette.
Je voulais écrire sur le dehors, sur ceux qui sont à la fois déphasés et exclus, sauf que mon personnage n’est pas quelqu’un qui vient d’une famille pauvre et qui n’a pas d’emploi. Il faisait partie d’un système et a les moyens d’avoir une vie normale. Mais, tout d’un coup, il est confronté à une situation qui va le dépasser. C’est cet entre-deux, cet écart qui m’intéressait. Mon intention première était donc un peu celle-ci : regarder à l’intérieur d’un personnage comme celui-là, qui ne sait pas ce qui va lui arriver et qui continue d’errer.

La déambulation dans l’espace du dehors permet cependant la plongée intime, ce que vous appelez, dans Le nez sur la vitre*, le « voyage intérieur ». Vous dites aussi de votre personnage qu’il est « un émigré de l’intérieur ». Comment construisez-vous la relation entre dehors et dedans ? Émigré de l’intérieur et de « l’ailleurs » ?

Jean-Jacques Serrano sait lire et écrire, il est géographiquement ancré et connaît ses droits et ses devoirs. Bien sûr, son père est italien, mais lui-même est d’une autre génération, il est ancré dans la société française, ce qui n’est pas le cas d’autres personnes qui viennent d’ailleurs, d’autres continents… Il a une carte de crédit, ne mendie pas, ce qui est aussi une exception quand on est dans la rue.
Ce qui m’intéressait, c’est la métaphore du gant – mon personnage est d’ailleurs dans une ville où on fabriquait des gants. La littérature, c’est un gant, mais pour avoir la valeur de ce gant, il faut le retourner. Et on voit la marque des doigts, la sueur, tout ce qui porte trace.

La ville – le paysage en général – est-il aussi le lieu de ce qui « porte trace », qui condense ou superpose géographie physique et cartographie intime ?

La ville est pour moi un thème central, mais elle n’est pas fermée. Il n’y a pas de murs, pas de frontières : je circule entre les lieux.
Les lieux sont en fait des passages et au fond, j’ai eu la chance, à Oran, de naître en bord de ville. En traversant le goudron, on était dans les champs ! C’est pour cela que je me considère comme un rurbain, et cela, c’est une chance formidable : on passe la rue et on est dans l’ailleurs !
L’espace est donc lié au mouvement, à la migration mais il y a aussi une inscription physique et quand je suis dans une ville, j’essaie de l’habiter, même pour un temps court, de repérer le détail de la ville qui va contribuer à caractériser sa façon de vivre. Je repère des lieux qui me semblent emblématiques, intéressants pour le livre, l’écriture. Une histoire est faite avec des morceaux de villes, de quartiers, de rues. Les atmosphères sont évidemment importantes. C’est pour cela que j’ai une grande admiration pour Patrick Modiano et pour Simenon.

Tout au long du texte, vous utilisez la deuxième personne du singulier : « tu », qui dessine un dialogue, une familiarité avec le personnage. Ce tutoiement s’est-il imposé d’emblée ?

Je n’aurais pas écrit ce livre si je n’avais pas trouvé cette façon de raconter l’histoire à la seconde personne : « tu, tu, tu ». Pourquoi ? Parce que c’est un peu un match de boxe : chaque chapitre serait un round et mon personnage serait, si l’on peut dire, un « punching ball ». Je lui donne des coups, mais il ne réagit pas. Du point de vue de l’écriture, du rythme, de la scansion, il faut donc que cela aille vite : c’est de la sueur, des coups, une stratégie.
Et c’est pour cela que le « tu » a été déterminant : la deuxième personne a donné le rythme et la tonalité. C’est la première fois, je crois, que je l’utilise. Habituellement, je suis en bonne proximité lorsque j’écris à la première personne du singulier. Je suis alors à l’aise, rassuré, car au fond quand je suis « paumé », je vais puiser au fond de moi-même des petites choses. Le « il », c’est un peu loin, il faut que je fasse la traversée, que « j’aille ». Le tu, c’est la familiarité, l’empathie, mais parce que moi aussi je suis dans ce « tu », et ce qui arrive à mon personnage pourrait aussi arriver à moi et aux autres.

Ce « tu » pourrait presque porter la trace d’un dialogue intérieur ?

D’une certaine manière. Ce personnage qui est par terre, il me fait un peu peur parce que l’on est tout de suite dans une proximité inquiétante, mais j’ai beaucoup de tendresse pour lui. Un écrivain n’est pas un juge, un policier, un gendarme, un éditorialiste, un chef de parti politique et ce n’est pas non plus le bon Dieu. C’est quelqu’un qui est assis au milieu des autres, qui a peut-être les mots en plus et qui essaie de comprendre. Et bien sûr, des échanges se créent entre auteur et personnages.
Brecht disait « Je porterais toujours en moi le froid de la forêt noire » ; on porte aussi les lieux de son enfance mais les choses se déplacent, s’organisent… C’est inconscient. Je ne travaille pas de manière préméditée, j’ai plutôt ce que l’on pourrait appeler la « politique du bulldozer » : j’avance un peu, je recule, je repars… et je me laisse envahir, je me laisse traverser, porter par les choses et les êtres. Je ne provoque rien.
A un moment, dans Gare du Nord, j’avais mis une moustache à Bonbon, et Bonbon m’a dit : « Tu sais, moi, je ne porte pas de moustache. » Je lui ai dit : « T’as raison » et je lui ai enlevé sa moustache. C’est cela l’empathie : ce sont les personnages qui vous emmènent.

« L’émigré de l’intérieur » et l’immigré « tout court » ont-ils pour dénominateur commun le mouvement, le décentrement par rapport à leur histoire ?

J’ai tenu à faire un livre qui raconte une histoire absolument « franco-française ». Finalement, il y a comme un mouvement dans ce que je fais : grosso modo, il y a eu Un été de cendres, Sable rouge, 31 rue de l’Aigle. Je me suis aperçu des affinités qui liaient ces livres, cela formait comme une trilogie. Ensuite, il y a eu Camping, Gare du Nord et Le nez sur la vitre*, et là aussi, on a l’impression d’un ensemble. On est passé progressivement de l’Algérie à l’entre-deux, l’immigration en France. Avec Un moment d’oubli, j’ai tenu à faire un livre qui raconte une histoire, comme je l’ai dit, absolument « franco-française » : moi, je suis venu d’ailleurs, mais ai-je le droit de parler des gens d’ici ? Ai-je le droit d’entrer dans un autre intérieur – auquel je participe, bien sûr – et sur lequel je porte un regard ? Car je crois, et sans vouloir paraître excessif, que dans la littérature française et européenne, le Maghrébin, l’Africain, l’étranger… a toujours été regardé. Avec Le nez sur la vitre, j’ai voulu inverser le rapport : c’est l’étranger qui regarde. Avec ce récit, c’est encore plus net : j’ai choisi une histoire française, un décor et des personnages français et c’est moi, avec ma sensibilité, qui vais faire vivre tout cela. De quoi ce regard est-il chargé ? Sera-t-il objectif ? J’ai choisi de le faire avec les moyens de la littérature, avec sérénité et honnêteté. C’était un peu cela, mon désir d’écriture en commençant ce texte.

Votre récit, tout en étant « franco-français » rappelle cependant les multiples origines de la France, et également son histoire partagée. Et la mémoire individuelle du personnage ravive aussi des souvenirs communs, qui « parlent » au lecteur au travers de notations extrêmement précises (les références au cinéma, aux voitures, aux affiches…). L’attention portée au détail permet-elle un enracinement dans une réalité partagée ?

Oui, c’est une sorte de « maillage », je travaille à partir de ces mythologies ordinaires qui appartiennent au quotidien. Il y a souvent dans mes livres ce « rendu » des années 50 qui furent mon enfance et mon adolescence. C’était mon quotidien, mon paysage. Et ces mythologies, au sens que Barthes pourrait donner au mot, j’essaie de les retraduire par une attention portée au détail. Je crois à la concrétude de l’écriture, pour moi, l’écriture n’est jamais abstraite et il y a toujours une épaisseur qu’il faut essayer de rendre. Pour moi, les mots ont une peau, une chair, une consistance, un noyau. Je touche les mots comme je touche du pain chaud ou une orange. Et je veux exprimer cette matérialité de l’histoire, et le détail, en cela, est à la fois un matériau physique et, bien sûr, métaphorique. C’est parfois mieux que de faire six pages de description. Écrire un livre procède de l’artisanat, on écrit un livre comme on fait une chaise, ou comme un mécanicien démonte un moteur. Je suis un manuel, et on écrit avec ses mains, comme un maçon fait une maison. C’est pourquoi j’aime bien me définir comme un « intellectruelle ».

Tout au long de son errance, aussi bien géographique qu’intérieure, Jean-Jacques Serrano est assailli par des souvenirs qui resurgissent, extrêmement lumineux, et d’autant plus douloureux qu’ils dessinent l’ancien temps du bonheur partagé. Les souvenirs, est-ce tout ce qu’il reste lorsque l’on n’a plus rien et y a t-il dans votre livre une écriture de la nostalgie ?

Peut-être, mais c’est une nostalgie active, pas plaintive ou doloriste. Mon personnage est un « exilé de l’intérieur ». Quand je suis venu en France en 1993, il ne fallait surtout pas que je sois nostalgique. L’exil n’est pas fait pour pleurer sur soi-même ou sur les autres. L’exil vous met face à vous-même et, ou vous allez pleurer toute votre vie, ou vous allez réagir et faire des choses utiles. Au fond, l’exil est une richesse, à condition de ne pas être ligoté par lui. Au contraire, c’est le feu, un moyen de s’ouvrir aux autres et de s’inscrire dans le mouvement, la création, la rupture fertile.
Je dis toujours que « je ne sais pas où je vais », mais ce qu’il y a de certain, c’est que je sais d’où je viens : d’un vécu. C’est avec cela que je vais inventer ce qui va peut-être me sauver, me construire ou me reconstruire. Je ne pars pas « sans biscuits », car il faut un viatique dans le voyage, et c’est à la halte que l’on reconnaît le voyageur. L’acte de création est aussi un voyage. On est dans une sorte de lenteur, de durée : comment aller d’un endroit à un autre ? Et comment faire de ce voyage quelque chose de fructueux ?

Ce texte est, en quelque sorte, un roman de la fraternité, mais également un roman de la filiation, souvent douloureuse dans vos écrits. Le sentiment d’amour entre père et fils se ressent violemment, mais se lit toujours entre les lignes, avec beaucoup de pudeur. Est-ce que certaines choses – dont les sentiments – se disent mieux en creux ?

Vous savez, on n’écrit pas impunément, on écrit parce, je crois, qu’il nous manque quelque chose. Et le jour où l’on saura ce qu’il nous manque, on n’écrira plus. Moi, je n’ai pas envie de savoir parce que j’ai envie de continuer à aligner des phrases. On le fait parce que l’on chausse du 40 et que l’on vous donne du 42 (ou du 38). On écrit parce qu’on a un caillou dans la chaussure, parce qu’il nous manque un bouton…
Moi, je crois que les gens heureux n’écrivent pas, ou bien ils écrivent des cartes postales… L’écriture vient du manque de quelque chose que l’on évite de mettre à jour. C’est ça la petite pile que l’on a, la boîte noire, si je peux dire.

Vos textes sont généralement très ramassés, l’unité de temps restreinte (le temps d’un voyage en bus, ou, ici d’une journée) et nous plongent dans la vie d’un homme jusqu’à l’instant où tout bascule. La structure tragique est-elle un modèle d’écriture ?

Venant d’une famille modeste, sans livres et de parents analphabètes, il me semble que je suis plus souvent sorti d’une salle de cinéma que d’une bibliothèque ou d’une salle de théâtre. Je fais donc un livre comme on va voir un film : 1h30. Le cinéma, c’est quoi ? C’est le mouvement, la rapidité, le côté ludique, la surprise et le plaisir. Je ne me souviens pas de m’être souvent ennuyé au cinéma. C’est cela qui détermine un peu la couleur de mes livres. Il y a toujours ce principe de surprise, de plaisir, de gourmandise et écrire un livre, c’est comme avoir envie d’une salade d’artichauts. Un artichaut, c’est joufflu, épanoui. Vous l’épluchez, vous l’épluchez, mais si vous tombez sur un cœur malade, vous ne ferez pas de salade. Ce ne sont pas les feuilles, le nombre de pages, qui font que le cœur soit vivant.

Il faut donc une écriture qui « aille au cœur », sans « détours » ni faux-semblants ?

J’essaie d’avoir une écriture de l’essentiel. Pour moi, l’écriture, c’est du muscle, de la chair et de l’os. Pas de la graisse. Il faut aller au cœur des choses, tout en gardant une tension. Il faut ramasser. J’aime la netteté, la limpidité, la simplicité. Et je crois que le plus difficile, dans l’écriture, c’est de faire simple. Je n’ai pas envie d’être bavard, de faire des figures de style, des contorsions, du « patinage artistique » ; je n’ai pas envie que le lecteur soit obligé de prendre le dictionnaire pour me lire. Vous savez ce que disait Édith Piaf à Yves Montand ? « Le vrai chanteur, c’est celui qui sue à l’intérieur ». On ne voit rien.
Finalement, ce que je veux faire, modestement, c’est quelque chose qui ressemble à l’homme qui marche de Giacometti : cet homme est maigre, écorché, on dirait une sauterelle, mais, derrière cette fragilité apparente, quelle force, quelle détermination ! Et cette force ne vient pas de face, elle vient de derrière son dos. C’est là l’énergie qui le pousse. Il est comme un fil de fer, et l’écriture, c’est un travail de fildefériste sans balancier : un rien, et on peut tomber. Et il faut risquer.

Références :
Abdelkader Djemaï, Un moment d’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2009.
Abdelkader Djemaï, Le nez sur la vitre, Paris, Éditions du Seuil, 2004, réédition « Points » n°P1420
Abdelkader Djemaï, Un été de cendres, Paris, éditions Michalon, 1995 (réédition Folio n° 3362) ; Sable rouge, Éditions Michalon, 1996 ; 31, rue de l’Aigle, Paris, Éditions Michalon, 1998 (réédition Folio n° 3361) et Camping, Paris, Éditions du Seuil, 2002 (réédition « Points » n° P1351) ; Gare du Nord, aris, Éditions du Seuil, 2003 (rééditions « Points » n° P1421) et Le nez sur la vitre (op.cit.)///Article N° : 8528

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