Auteure d’origine caribéenne, Gerty Dambury partage sa vie entre la Guadeloupe et la métropole. Elle a publié plusieurs recueils de poèmes ainsi que des pièces de théâtre, notamment Survols (1996) et Lettres indiennes (1993) aux Editions Lansman. Actuellement en résidence à la Chartreuse de Villeneuve-Lès-Avignon où elle coordonne un projet de résidence d’écriture avec un ensemble d’écrivains de la diaspora, qu’elle a souhaité baptiser « D’un océan à l’autre », elle s’interroge justement sur ce qui rapproche ces auteurs des quatre coins de la planète, au delà de la couleur de leur peau.
Dans le paysage littéraire contemporain, on a toujours tendance à vouloir classifier les oeuvres, on tente notamment de repérer quelque chose qui serait une identité africaine, on parle d’africanité, de littérature du monde noir, de théâtre noir parce que l’on tente de mettre ensemble des oeuvres dont l’origine des auteurs est liée à l’Afrique, une Afrique lointaine pour la Caraïbe, une Afrique-mémoire. Comment vous placez-vous par rapport à ces classifications ? Est-ce que cela a du sens de publier un auteur des Antilles dans une collection repérée comme « littérature du monde noir »?
La question se pose de la même façon pour un auteur africain. Si je répondais à votre question en disant que cela n’a pas de sens de publier un auteur antillais dans une collection « monde noir », on entrerait encore dans la polémique de la différence entre l’Afrique et les Antilles. Mais je trouve qu’il n’y pas de sens à mettre ensemble des auteurs, qu’ils soient africains ou antillais, dans une collection sans tenir compte avant tout du fait qu’ils ne sont pas forcément interpellés par les mêmes sujets et qu’ils n’ont pas forcément la même réflexion sur leur écriture.
Moi je ne tiens pas à être catégorisée ni dans la francophonie, ni par le fait d’appartenir à un continent noir, ni sous une étiquette de groupe qui serait la négritude, l’africanité, ou la créolité. Ma réponse porte sur l’idée que rassembler les auteurs dans des groupes pose un problème et surtout celui de l’appauvrissement de la recherche dans l’écriture et la langue.
Ma deuxième position est plus spécifiquement liée au regard que certains éditeurs et certains universitaires portent sur les Noirs en général. Il y a un regard qui permet d’éviter d’interroger ; non pas d’interroger seulement l’autre, mais de s’interroger soi-même, sur ce que l’on est, où est-ce que l’on se situe, sur comment est-ce que l’autre est tout simplement un autre, et non pas un groupement d’autres qui seraient tous les mêmes, sous prétexte qu’ils viendraient à peu près tous de la même direction. Nous sommes des individus, des unités, avec des parcours différents, des interrogations différentes, des rêves différents, des désirs d’expression dans notre langue différents. Cette pluralité n’est pas assez prise en considération.
Je vais vous raconter une anecdote. J’ai été récemment invitée à Philadelphie pour faire soutenir leur thèse à deux étudiantes qui travaillaient sur la littérature caribéenne. L’une d’elles était en littérature comparée et avait travaillé sur un rapprochement entre Edgar Whitman, un auteur noir américain, qui a écrit de nombreux ouvrages, notamment L’incendie de Philadelphie, une espèce de retour sur cet événement terrible où le FBI avait bombardé le local des Black Panthers et de l’autre Patrick Chamoiseau pour Texaco. Je suis assez contente de ne pas avoir été la première à soulever le problème que posait cette recherche. Nous étions plusieurs enseignants dans le jury, dont une Sud-africaine blanche installée à Londres, qui avait lu la thèse et qui, pendant la soutenance, a relevé une phrase qui apparaissait dès le début du travail : « Edgar Whiteman et Patrick Chamoiseau, ainsi que des griots… » Et sa question à l’étudiante a été toute simple : « Est-ce que vous pouvez me dire ce que vous entendez par le mot « griot » et est-ce que vous pouvez justifier l’utilisation de ce terme pour parler de ces auteurs ? » Nous avions là un condensé de ces a priori qui veulent que les Noirs écrivent de la même manière, parce que ils ont une écriture musicale, qu’ils prolongent la tradition des griots et que sais-je encore, et on retrouve cela constamment dans la critique. Pourtant Whitman a une écriture très hachée, syncopée qui tire vers une rythmique de jazz, alors que Patrick Chamoiseau déroule quelque chose de plus rond. Quand on le lit à haute voix, on découvre très souvent des alexandrins, quelque chose qui a avoir avec Saint-John Perse, mais qui n’a rien à voir avec l’écriture de Whiteman et rien à voir avec le travail du griot.
Je ne veux pourtant pas dire qu’il ne faut pas rapprocher ces auteurs. Je ne veux pas dire qu’un Caribéen, un Africain, un Noir américain ne peuvent pas se retrouver. Mais ce qui les rapproche n’est pas dans des présupposés.
Qu’est-ce qui peut fédérer ces écritures ?
Je me sens par exemple très proche d’un auteur malgache comme Jean-Luc Raharimanana, notamment dans son dernier livre, 1948, où s’inscrivent dans son écriture des violences que nous avons connu en Guadeloupe.
Ce sont des contingences historiques et non pas une essentialité nègre qui vous rapprochent ?
En effet, c’est quelque chose qui a à voir avec l’histoire. Mais l’histoire ne se décline pas de la même manière partout. L’histoire noire américaine, même si elle est vécue sous le signe du racisme, ne se décline pas de la même manière en Afrique, et l’histoire des Noirs ne se décline pas de la même manière dans les Antilles françaises et en Amérique du Nord. Les présences coloniales différentes ont fondé des manières d’être différentes : ce qui fonde les Haïtiens n’est pas assimilable à ce qui fonde des Africains et des Antillais. Cette manière de vouloir tout mettre ensemble dit davantage sur celui qui regarde que sur celui qui est regardé.
C’est une projection de ce que l’on accepte comme différent de soi, mais tout en décidant précisément, de manière rassurante, de ce que sera cette différence.
Oui, mais on décide aussi selon les moments. Il y a aujourd’hui un retour en force des enjeux francophones. Il y a un désir de réaffirmer la francophonie. Et voilà que cette relation à la France qui nous fonde devient un critère littéraire. Mais une classification « francophone » peut faire écran à la lecture du texte et à la considération de l’écrivain.
Ce sont aussi des classifications qui sont liées à des logiques de subventionnement.
Beaucoup d’artistes ne veulent pas payer les pots cassés. A un moment donné, la notion d’intérêt commun passe après certains intérêts individuels. Il faut avoir un principe de réalité, mais il peut aussi nous dévorer.
///Article N° : 1841