L’association « La fabrique insomniaque » présentait au Théâtre de Belleville la nouvelle adaptation scénique de Trames (prix SACD de la dramaturgie francophone 2008), pièce de théâtre précédemment montée en novembre 2008 d’après le texte de Gerty Dambury. À la fois poète, actrice, dramaturge, nouvelliste et metteuse en scène, Gerty Dambury est née en 1957 en Guadeloupe, elle vit et travaille actuellement en région parisienne.
« Christian : Que fait ta mère ? Elle rassemble les éléments. Non pas la terre, non pas l’air, ni le feu, non, pas l’eau. Les éléments épars des histoires de vies Ma mère connaît des tas de vies par cur, elle les porte en elle, jour et nuit. Remonter les traces, écrire le pays en décrivant la vie des femmes. Ma mère rassemble les éléments épars de l’histoire du pays et moi, je m’endors à ses pieds dans le salon »
Texte et mise en scène de Gerty Dambury
Lumières : Jean-Pierre Nepost
Environnement sonore : Jacques Cassard
Avec Gerty Dambury, Jalil Leclaire, Martine Maximin et Astrid Bayiha
Production : La Fabrique Insomniaque
Partenaires : Anis Gras (Le lieu de l’autre)
Sur les traces d’une filiation explosive se « trame » ici la tentative tragique de créer de la parole là où tout s’effrite alors qu’il devient vital de tenter de retisser les liens. Trames de Gerty Dambury, est avant tout l’histoire d’un duo légendaire : une mère et son fils ou plutôt un fils et sa mère en ce qui concerne cette mise en scène qui se dessine depuis le regard de Christian sur Gilette qu’il pointe comme étant l’origine de ses maux. Au fil de cette confrontation le duo se transformerait presque en couple s’aimant rageusement et mettant au jour des non-dits familiaux, métaphores de blessures historiques et de questions qui animent la société guadeloupéenne dont les maux jalonnent toute l’uvre de Gerty Dambury, un appel à la prise de conscience.
Trames est un huis clos se déroulant dans la salle à manger d’une maison de Pointe-à-Pitre, mais peu importe la localisation précise puisqu’il s’agit là d’affaires humaines occupant toutes les géographies terrestres. Gilette, une ethnologue de cinquante ans est la mère de Christian qui a vingt-cinq ans et qui se drogue depuis quatre ans. Mère célibataire, nous comprenons rapidement que Gilette a élevé Christian seule et que celui-ci ne vit plus à la maison mais dans la rue. Femme libre, Gilette est une voyageuse sans attache si ce n’est son fils, mais jusqu’à quand ? Jusqu’à quand ce garçon devenu adulte et menant une vie de bohême, qui révélera bien vite de profondes et insurmontables blessures, vivra au crochet de Gilette en l’emmurant dans son rôle de mère nourricière ? D’ailleurs qui emmure qui dans cette histoire ? C’est autour de cette tension que se joue le drame de ces personnages entre déni et révélations, au final tous deux emprisonnés dans le passé. Le passé paternel et fumeux de Christian qu’il tente douloureusement de reconstruire contre le gré de sa mère. Car elle lui refuse sa mémoire alors même qu’elle dévoue sa vie à reconstituer la mémoire d’un pays en récoltant des témoignages de femmes en vue d’en faire un livre.
À ce duo calfeutré s’ajoutent plusieurs apparitions féminines, avatars de la femme en souffrance, abandonnée, sacrificielle ; de toutes ces femmes dont Gilette « rassemble les éléments de vie » jusqu’à elle-même faire partie de ces éléments au fil des aveux de sa mémoire. Des apparitions qui viennent hanter Christian, exacerbant alors sa violence envers sa propre mémoire, ses origines et donc envers sa mère. Ces visions, royalement interprétées par Astrid Bayiha, arrivent brutalement et cadencent la représentation d’anachronismes constituant une des couches mémorielles palimpsestiques à l’origine de la richesse de ce spectacle, une mise en scène de la mémoire personnelle se révélant collective mais surtout une mise en avant des différentes formes que prend l’expression de cette mémoire ainsi que du danger qu’elle peut inclure : une indicible réclusion. Ces présences spectrales corroborent les interrogations autour du père, un Malien que Gilette a rencontré en Afrique, lui-même personnage spectral, figure de l’absent encombrant pourtant l’espace et venant métaphoriquement interroger les relations Antilles/Afrique d’aujourd’hui. Il est encore ici question de mémoire, Gerty Dambury pose la question du devenir d’une mémoire familiale intrinsèquement liée à l’esclavage, mais elle interroge aussi la relation de chacun à l’héritage reçu à travers tout métissage, Christian représentant le métissage historique des terres antillaises. Enfin, figure archétypale de la transmission en Afrique comme aux Antilles, Dabar ou « l’esprit de la maison », présence mythificatrice joyeusement interprétée par Martine Maximin, qui orchestre le spectacle à la manière d’un conteur ou d’un griot, observatrice participative d’un drame dont elle connaît déjà l’issue et qu’elle ponctue de ses interventions proverbiales d’un humour qui, se fait parfois sarcasme, et d’une chaleur contrebalançant l’atmosphère grave des conflits mère-fils qui vont en s’accentuant.
C’est la faillibilité et les paradoxes de ces personnages qui révèlent leur humanité comme la nôtre nous est révélée au fil des repas autour desquels se retrouvent systématiquement Gilette et Christian jusqu’à l’acmé de leurs conflits, une véritable battle où, désinhibés, chacun laisse tomber ses masques dans cette ultime tentative de cohabiter avec sa mémoire, celle qu’il nous faut assumer et transmettre, pour la mère, et celle qu’il faut accepter, pour le fils. Dabar, la conductrice du drame, nous mène de repas en repas, deux jours sacrés de la semaine, uniques visites d’un fils perdu à sa mère désespérée auprès de qui il tente d’obtenir réconfort et aide financière. Une mère qui crie son désir de voir son fils se responsabiliser, s’émanciper mais surtout prendre conscience de toutes ses qualités en tendant enfin la main à ses possibilités, et qui affirme ne plus vouloir le couver tout en lui apprêtant immuablement le couvert. La symbolique du repas, élément de survie et de reconstitution des tissus biologiques, prend alors tout son sens dans les trames des drames qui meuvent les deux protagonistes, en quête d’un impossible repas qui serait un véritable moment de communion et de réconciliation.
Entre surréalisme et surréalité, cette nouvelle mise en scène de Trames, que Gerty Dambury a voulu « détachée du réel, aux limites du conte fantastique », se vit comme un voyage transgenre entre tragédie, comédie, fable ou conte, c’est un théâtre métis, ainsi que le prônent les thèmes abordés par l’auteur, un métissage assumé qui conduit le spectacle vers la réussite. Brillamment interprété, Trames est un tableau théâtral qui interroge notre capacité, souvent malsaine, à ressasser la mémoire plutôt qu’à l’intégrer en la transformant dans notre présent.
Au Théâtre de Belleville le 31 janvier ainsi que le 6 et le 7 février 2012///Article N° : 10628