La guadeloupéenne, Gerty Dambury, auteure de nombreuses pièces de théâtre dont Lettres indiennes (Lansmann, 1993) et le romancier et scénariste sénégalais Boubacar Boris Diop qui a récemment publié chez Stock Le Cavalier et son ombre, ont tous deux participé à » Liberté sur Parole « , une manifestation organisée en 1998 dans le cadre du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage avec le Festival de Limoges et pour laquelle ils ont chacun reçu la commande d’un texte dramatique dont le sujet soit l’esclavage. Une Antillaise, un Africain, c’est ensemble qu’ils ont souhaité mener cet entretien.
Le sujet que représentent l’esclavage et la traite est très peu abordé, voire occulté ou éludé, surtout au théâtre. Aviez-vous déjà été tenté par ce sujet, avant de participer à » Liberté sur parole » ?
Boris Diop : Mon premier roman porte précisément sur l’esclavage : Le Temps de Tamango qui retrace une révolte d’esclaves sur la côte occidentale d’Afrique et qui raconte à la fois une victoire militaire et une défaite politique. Cela dit, je constate qu’en effet le sujet n’est pas fréquemment abordé en Afrique. Il y a à cela de nombreuses raisons parmi lesquelles, probablement, la difficulté pour les victimes de reconnaître leurs fautes, car l’une des situations de l’esclavage veut qu’on soit à la fois victime et complice. C’est un phénomène assez complexe, très difficile à traiter en noir et blanc. Après tout, si les Blancs sont venus acheter des esclaves, il a fallu que des Africains les leur vendent. Du point de vue historique, la lutte pour l’Indépendance, contre trois siècles de colonisation, nous a obligé à choisir dans notre Histoire des événements mobilisateurs d’énergie.
N’a-t-on pas trop grossi la responsabilité des Africains en tant que collaborateurs d’autant qu’il y a des collaborateurs dans tous les drames ? N’a-t-on pas trop grossi cette responsabilité africaine de manière précisément à déculpabiliser les Européens ? Du coup, on arrive à les convaincre qu’ils en parlent trop alors qu’ils n’en parlent presque jamais.
Gerty Dambury : Justement dans le cadre de cette commémoration de l’abolition de l’esclavage, c’est une chose qui est d’autant plus évidente. Si on regarde précisément comment les choses se passent, on a une entreprise de déculpabilisation du premier responsable, c’est-à-dire les colons blancs de quelque pays que ce soit. Par ricochet, on fait ressortir dans un certain nombre d’événements, y compris dans le film de Spielberg, Amistad, la collaboration des Africains au départ. Ce film est significatif, il donne comme point de départ des Africains qui vendent leurs frères. Et quand on arrive au point d’arrivée, on montre des Blancs qui libèrent des Noirs. Dans les réactions des Antillais qui voient ces films, des Antillais habitués à un certain type de discours officiel – principalement celui de la France – sur l’Afrique, le résultat est imparable : » Je suis bien content qu’on montre que ce sont bien les Africains qui nous ont vendus « . La Négritude et les mouvements afro-américains ont tenté de dépasser ce discours et ont amorcé un retour vers l’Afrique. Aujourd’hui en revanche, on assiste au mouvement inverse qui est, chez un certain nombre d’intellectuels antillais, la négation de la part d’Afrique qui est en chacun de nous, négation clairement affichée. On essaie de dire aujourd’hui que les Africains et nous sommes différents et qu’au-delà de l’esclavage, nous sommes riches d’une culture extraordinaire, extravagante… ce qui est encore une manière de séparer les deux familles. Un auteur sénégalais vivant en Guadeloupe, Tidiane Ndiaye, a fait un certain nombre de recherches, financées par le Conseil Général de la Guadeloupe, qui comparent l’esclavage en Afrique et l’esclavage tel qu’il a été pratiqué dans les Îles. Les Africains restés en Afrique étaient dans l’incapacité d’imaginer quelle forme l’esclavage pouvait prendre de l’autre côté de l’Atlantique.
Boris Diop : Le fait de dire qu’il y a une responsabilité de la part des Africains procède d’un souci d’honnêteté intellectuelle et du refus d’une certaine infantilisation. Mais cela n’a absolument rien à voir avec l’idée que toute la traite est de notre faute. Je pense que le fait de reconnaître nos responsabilités nous met dans une position plus confortable sur le plan moral pour dire à l’Occident que la plus grosse part de responsabilité lui revient. Mais on essaie aujourd’hui de faire croire aux Africains qu’au fond, tout bien pesé, tout ce qui leur est arrivé, c’est bel et bien de leur faute. C’est une imposture historique.
Il y a aussi une tendance à vouloir presque toujours ramener la réflexion sur l’esclavage à des phénomènes contemporains. J’ai été assez surprise par exemple dans Liberté sur parole de voir qu’au lieu de revenir sur l’Histoire et faire ce devoir de mémoire si nécessaire, on botte en touche pour dire : » Bon, on va parler de l’esclavage moderne « …
Boris Diop : Tout à fait, tout à fait…
Gerty Dambury : Justement dans mon texte il y a deux personnages. Un personnage qui est une ombre, un fantôme, un ancien esclave qui revient et qui parle à un personnage d’aujourd’hui. Au bout d’un moment il lui dit : » Ce n’est pas la peine de battre le tambour pour me rappeler à nouveau. Car j’ai entendu dire qu’il n’était plus question de revenir en arrière, de parler à nouveau du passé. Alors, je vous demande de cesser de battre le tambour. Inutile de me réveiller à nouveau « . J’ai fait partie d’une dizaine de personnes à avoir signé un manifeste pour dire non aux célébrations du 150° anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Mais, on se fait toujours piéger… et je n’aurais pas dû me retrouver dans ce genre de manifestation. En même temps, je me rendais compte que ma parole était importante à ce moment-là pour dire non à cette mascarade qui consiste à mélanger les esclavages, pour dire : » Non, la petite jeune femme qui est servante à Paris chez monsieur machin et qui n’a pas le droit de sortir, et qui n’a pas son passeport, ce n’est pas la même histoire que tous ces gens qui ont été déportés, qui ont été fouettés, qui ont été torturés… Ce pas du tout la même chose ! »
On entend dire parfois qu’on élude plus facilement ce sujet parce qu’il n’y a pas de représentation, parce qu’il s’agit d’une tragédie sans images.
Gerty Dambury : Je ne suis pas d’accord avec cela. Il y a de nombreux drames sans images dont on s’accommode pourtant bien. On n’a pas d’images du génocide arménien, et cela n’empêche pas d’en parler. D’une certaine manière, on n’est pas encore sortis de l’idée selon laquelle les Noirs ne sont pas des hommes. Par conséquent l’idée de culpabilité n’est pas acquise et aussi l’idée pour la victime de la culpabilité de l’autre n’est pas acquise non plus. On continue quelque part au fond de soi à se voir inférieurs.
Pensez-vous qu’une manifestation comme Liberté sur parole était le prétexte nécessaire pour faire écrire des auteurs sur le sujet.
Boris Diop : Oui, c’est le phénomène déclencheur. Mais peut-être que sans cela, on en aurait parlé, parce qu’au fond nous ne faisons que cela, mais pas dans un angle aussi étroit, aussi fermé.
Gerty Dambury : Ce qui m’intéresse, moi, c’est de toucher notre âme, c’est-à-dire rappeler que ce tu fais aujourd’hui dans ta vie vient de là. Dans mon texte, à un moment, le personnage qui est d’aujourd’hui dit à l’autre : » Je t’interdis de me traiter d’esclave sinon… » et l’autre lui répond : » Sinon quoi ? Tu me tues ? Tu ne peux plus me tuer car je suis déjà mort. Veux-tu que je te racontes tous les meurtres qu’il y a dans ce pays ? L’histoire du père qui tue son fils, ou du fils qui tue sa mère, ou de la soeur qui tue son frère ?… Ou de la mère qui plonge les deux mains de son enfant dans l’huile bouillante ?… D’où est-ce que tu crois qu’elle vient cette violence-là ? » Quand une société a été créée sur une base où la faute est sanctionnée par une main coupée, par une oreille sectionnée, par une langue arrachée ou par le fouet, comment peut-on croire que, cent cinquante ans après, ces choses-là aient disparu dans la conscience des gens ? Et ce sont de ces traces de violence, de peur, de lâcheté, d’hésitation, de mépris de soi-même qui sont en permanence présentes dans la société antillaise que j’ai envie de parler. Et non des histoires de créolité… des différences qu’il peut y avoir entre une Négresse, une Mulâtresse, un Noir… ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse c’est que, quelque soit ce qu’on est, mulâtre, nègre, chabin, machin, etc., on a été fondé sur cette société, cette histoire violente qui nous traverse en permanence ; c’est de ce petit quotidien-là que j’ai envie de parler !
Si nous avons le sentiment que cette histoire n’est pas assez présente dans la littérature africaine et même celle des îles, c’est peut-être parce qu’elle ne s’exprime pas de la manière dont s’y attend la conscience occidentale, habituée à une certaine conception de l’Histoire. Peut-être est-ce qu’elle est au contraire au coeur des écritures noires et qu’elle s’exprime inévitablement tout le temps, de manière immanente.
Gerty Dambury : C’est exactement ce que je leur ai répondu. Quand Monique Blin m’a demandé si je voulais écrire un texte sur l’esclavage, je lui ai dit : » Si tu me demandes aujourd’hui d’écrire un texte sur l’esclavage, c’est que tu n’as jamais lu ce que nous écrivons depuis des années, tu n’as jamais vu l’esclavage présent dans les textes de Roumain, de Césaire, de Franck-Etienne, de Condé, de Schwartz-Bart… Donc vous ne nous avez jamais entendu « .
Boris Diop : Il n’y a pas eu de dépassement possible. Les conditions de la libération y sont peut-être pour quelque chose. Les esclaves n’ont pas été libérés par une victoire militaire qui leur aurait permis de réécrire leur histoire, de recenser les faits et d’en nourrir leur mémoire. Au contraire de l’affrontement brutal, c’est le maître lui-même qui a adapté l’esclavage aux conditions du temps. De l’esclavage, on est passé à la colonisation sans qu’il y ait de vrai changement. D’une certaine manière l’esclavage s’est survécu à lui-même sous des formes différentes. D’où la difficulté d’écrire notre propre histoire.
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