En ce mois de mars, l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop lance, en compagnie de la maison d’édition française Zulma et celle installée au Canada, Mémoire d’encrier, une collection de livres en langues wolof. Cette initiative, baptisée Céytu en hommage à l’intellectuel Cheick Anta Diop, propose ainsi de publier une à deux fois par an plusieurs ouvrages dans une langue parlée par environ 11 millions de personnes au Sénégal, en Mauritanie et en Gambie et leurs diasporas. Rencontre avec Boubacar Boris Diop, auteur notamment du roman en wolof Doomi Golo(1)
Quelle est la place de la collection Céytu dans votre parcours de fervent défenseur de la langue wolof ? Vous avez enseigné notamment la littérature romanesque en langue wolof à l’université de Saint-Louis.
La collection Céytu est dans la continuité d’une telle initiative. Mais aujourd’hui c’est au monde entier, et pas seulement à des étudiants de Saint-Louis, qu’il s’agit de faire découvrir les ressources de nos langues nationales, du wolof dans le cas de Céytu.
Que permet la coédition avec une maison d’édition française et une maison d’édition canadienne ?
Ces deux grands éditeurs vont mettre au service de la langue wolof leur immense potentiel de diffusion. Sa très faible visibilité a toujours été le talon d’Achille de la littérature, en particulier romanesque et théâtrale, en langues africaines. Cette dynamique tricontinentale peut être un tournant, pour ne pas dire une révolution. Nous visons les lecteurs sénégalais, au pays ou non mais aussi les étrangers qui aiment et connaissent notre langue. Le pari de Céytu, c’est de proposer des livres bien faits et de les rendre aisément accessibles.
Vous avez choisi dans un premier temps de favoriser l’accès à trois livres publiés. Comment s’expliquent ces choix ?
Une si longue lettre de Mariama Bâ s’imposait par sa valeur propre mais aussi par l’exceptionnelle traduction, qui existait déjà, de Mame Younousse Dieng et Arame Fal ; L’Africain de Jean-Marie Le Clézio, est un tour de force en ce sens qu’il reste une confession à la fois intime et d’une ahurissante précision documentaire ; la pièce de Césaire sur l’assassinat de Lumumba a beau dater des années 70, elle reste actuelle quand on pense, par exemple, au destin tragique d’un Thomas Sankara, aux événements du Burkina et même au rôle plus que douteux de l’ONU dans des événements allant du génocide des Tutsi du Rwanda à la Syrie ou la Libye. J’avais une folle envie de traduire Une saison au Congo et maintenant, je souhaite faire jouer la pièce dans les grandes villes du Sénégal.
« La rareté d’une langue est surtout relative à la rareté des traductions disponibles », confiait Laure Leroy, éditrice de Zulma.
C’est tout à fait cela. C’est extrêmement audacieux d’envisager de traduire en wolof ce qui pour nous mérite de l’être. D’où la première réaction, de stupéfaction, de nos interlocuteurs, – « mais pourquoi diable traduire tous ces livres en wolof ? »- toujours suivie d’une autre, plus rationnelle : « Mais pourquoi pas ? ». Pourquoi pas, en effet ? Si on est convaincu que toutes langues se valent bel et bien, il n’y a aucune raison de faire des histoires avec tout cela. Il s’agit simplement de faire en sorte que notre peuple puisse savourer dans sa langue ce qui se fait de mieux dans la création littéraire universelle.
Quelle est la place actuelle du wolof au Sénégal vis-à-vis du français, langue officielle ?
Céytu n’est qu’un modeste épisode de tout ce qui se fait aujourd’hui autour des langues de mon pays. L’université Cheikh Anta Diop de Dakar est sur le point de démarrer une formation dans nos différentes langues nationales en direction de 7000 étudiants et L’Institut Supérieur de Management propose depuis peu un enseignement de wolof. Et l’Assemblée nationale a enfin osé lever un tabou en passant à la traduction simultanée. Cela dit, la langue française reste, dans une large mesure, celle du prestige. Mais l’effondrement spectaculaire du système éducatif classique basé sur le français ne laisse pas le choix à notre société. D’une certaine façon, la langue française nous a été chaque jour un peu plus étrangère au cours des dernières années. Nous ne pouvons pas continuer à prétendre appréhender le monde dans une langue que plus personne chez nous ne comprend vraiment et que même les élites intellectuelles parlent de moins en moins. La coupure est réelle, la situation intenable et on sent les prémisses d’un basculement. J’ai presque envie de paraphraser Cheikh Anta Diop en ajoutant « sur la pente de notre destin linguistique ».
« Par rapport à l’histoire, c’est important d’écrire en wolof », dites-vous. C’est-à-dire ?
Cela signifie qu’il ne faut pas accepter la dictature de la réception. La valeur d’un livre ne se mesure pas à la taille de son lectorat immédiat, c’est plutôt sa capacité à durer qui peut faire la différence. Où va le texte, c’est sans doute important mais ce qui l’est infiniment plus c’est d’où il vient. Quand on mesure le chemin que la langue wolof a parcouru en si peu d’années au Sénégal, on réalise que le temps de la création en langues nationales est presque arrivé. Du reste Cheikh Anta Diop et le poète David Diop ont chacun invité à considérer les littératures africaines en langues européennes comme des littératures de transition, à l’aune d’une histoire littéraire perçue sur la durée, s’entend. Au Sénégal, la littérature en langues nationales est plus ancienne que la production francophone. Les textes sont nombreux et variés. La moindre des choses est de leur donner la chance d’être connus.
Se tenait, sur le sujet, le premier salon de l’écrit et du livre en langues africaines à Bamako en cette fin janvier. Ce qui ressort de cette conférence est la nécessité notamment de politiques publiques du livre en langues africaines dans chaque pays. Quel est l’état des lieux en la matière au Sénégal ?
Il y a toujours eu au Sénégal un ministère – ou un secrétariat d’État – chargé de la promotion des langues nationales mais j’avoue n’être pas très informé de ses actions. Je ne peux donc pas en juger. Je sais en revanche que dans le sillage de la pensée de Cheikh Anta Diop, des initiatives majeures se sont multipliées au cours des deux dernières décennies. On a des éditeurs comme Osad, Ared et Papyrus-Afrique qui ont publié une quantité phénoménale de livres en langues nationales, souvent dans des conditions financières difficiles. Il n’y a pas photo entre eux et les éditeurs sénégalais en langue française bénéficiant pourtant davantage des fonds publics. Il y a également de nombreux sites d’enseignement du wolof en ligne dont le meilleur à mes yeux, celui qui m’aide en tout cas le plus dans mon travail, est ëttub-wolof.org.
Autre constat et perspectives de ce salon : l’enjeu du numérique. Vous, vous mentionnez surtout, concernant la diffusion des langues africaines, celui des livres audio. Est-ce une perspective possible pour Céytu ?
Il y a cette fameuse querelle entre livre numérique et livre imprimé, avec de sérieuses inquiétudes quant aux chances de survie du second. Pour moi, le troisième larron pourrait être l’audio-book. Il est une opportunité inouïe pour la création en langues africaines, une sorte de revanche de l’oralité sur l’écriture par le biais des technologies les plus modernes. Un très bon roman lu à haute voix en diola ou en sérère, quelque part au coeur du pays réel, ça fait rêver, même si l’image peut sembler un peu naïve. Céytu va jouer sur les trois tableaux. Une version numérique va être disponible pour chaque titre et l’audio fait partie des plans. Mais c’est un exercice beaucoup plus lourd et délicat. J’ai expérimenté ça sur Doomi Golo avec le cinéaste Joe Gaï Ramaka, nous avons bossé dessus pendant cinq ans, tant nous souhaitions proposer en ligne un produit impeccable. Cet audio-book a hélas été violemment détruit au bout de quelques semaines par de mystérieux hackers.
Vous avez choisi le nom Céytu en hommage à Cheick Anta Diop. Pourquoi ?
Son disciple le plus connu, Théophile Obenga, dit : « Je ne sais même pas ce que je ne dois pas à Cheikh Anta Diop. » Toute notre équipe de traducteurs s’est toujours réclamée de lui et pour un modèle, c’en est un car c’est lui qui traduit dès 1954, pour Nations nègres et culture une large palette de textes allant de « La Marseillaise » à des extraits de « L’Illiade et l’Odysée ». Et ce combat, il l’a longtemps mené seul, contre la puissance coloniale, vite devenue puissance néo-coloniale, mais aussi bien souvent contre les siens. Voilà pourquoi au-delà de sa réflexion brillante et courageuse sur notre apport au monde et sur notre rapport à celui-ci, je retiens surtout une incroyable force de caractère, son refus de se laisser impressionner par qui que ce soit. C’est de façon très consciente que j’essaie, personnellement, de m’inspirer de cet exemple. Il s’agit d’essayer de rester au plus près de ce qu’on pense, de faire ce qu’on croit juste ou nécessaire en se moquant totalement des états d’âme des uns et des autres. Cette force de caractère de Cheikh Anta Diop est une des clefs de son aura posthume, qui lui vaut la rancune tenace de certains. Quand Sarkozy fait en juillet 2007 son infâme discours de Dakar, il s’interdit soigneusement de prononcer le nom de l’université qui l’a invité pour n’avoir pas à prononcer celui de Cheikh Anta Diop. C’était en fait un bel hommage, mais involontaire, à l’esprit de résistance que cet indomptable penseur continue d’incarner pour nous.
(1)Doomi Golo, Dakar, Papyrus, 2003
(2) Lire l’interview à venir sur Africultures.comCette interview est publiée simultanément chez notre partenaire média, ALTERMONDES.///Article N° : 13524