Après cinq romans publiés en français, Boubacar Boris Diop écrit Doomi golo en wolof, sa langue maternelle. Une expérience qu’il pensait d’abord » politiquement correcte mais littérairement absurde « , mais qui lui apportera un autre rapport au public.
Après votre passage au Rwanda, vous avez choisi d’écrire un roman en wolof. Vous expliquez ce choix par des raisons très personnelles et intimes de rapport à la langue, mais aussi par des raisons éminemment politiques. N’y a t-il pas une contradiction entre ces deux aspects ?
Il y a plusieurs grilles de lecture du génocide du Rwanda. Mais ce que j’ai retenu, de façon tout à fait personnelle et arbitraire, c’est le regard méprisant jeté sur ces cadavres. Je pense à une phrase de Pasqua : » Il ne faut pas croire que le caractère horrible de ce qui se passe au Rwanda a la même signification pour eux et pour nous. » Des crachats de mépris. D’autre part, le génocide a pour moi un caractère profondément culturel, lié au mépris de soi, à l’incapacité de supporter son image dans le miroir. On pense que le Tutsi et le Hutu se méprisent parce qu’ils sont différents, mais pour moi c’est parce qu’ils sont semblables. Cette expérience rwandaise m’a profondément perturbé. J’ai eu besoin de ma langue pour me réconcilier avec moi-même. Le fait d’écrire en wolof instaurait une très grande distance par rapport à la francophonie, à la volonté d’hégémonie, aux manipulations politiques, au réseau de CCF, tout ce maillage et ses arrière-pensées
Il y avait là le refus d’être utilisé en tant qu’auteur par ces forces souterraines et la volonté de redevenir moi-même. Moi qui ai, comme tous les auteurs francophones africains, toujours pensé qu’il fallait aller vite et utiliser la langue française au lieu d’aller vers les langues africaines qui pouvaient nous amener à devoir tout recommencer, j’ai décidé d’approfondir la réflexion et je me suis rendu compte que j’avais tout faux.
La question de la langue est une question très sensible chez les auteurs africains, facilement perçue comme un reproche ou une question démodée. Quelles réactions avez-vous eu de la part des autres écrivains africains ?
Les situations varient selon les pays. Dans des pays comme le Mali, le Sénégal, la Tanzanie, le Kenya, même le Rwanda, les langues africaines ont été codifiées. Un auteur de ces pays aura moins de difficultés. J’aurais été Ivoirien, ma situation aurait été beaucoup plus difficile. Il y a eu des réactions d’exaspération, mais que je comprends. J’ai réagi moi-même de la sorte vis-à-vis d’un auteur comme Cheik Ndao (auteur sénégalais écrivant en wolof, ndr), qui pendant des années s’est obstiné à écrire en wolof. Je considérais qu’il perdait du temps, que c’était politiquement correct mais pas forcément opportun.
La littérature africaine est née d’une façon très paradoxale, pour s’adresser aux Occidentaux, dans les intentions les plus louables, dans une volonté de libération. Cette tare originelle la poursuit, on continue à s’adresser au maître, pas pour lui dire la même chose mais pour lui dire : » Je suis capable d’être comme toi « . Cela donne une littérature assez bizarre. La plupart des écrivains dont on parle en Europe ne sont pas lus dans leur pays. Aujourd’hui, il y a comme un regain du débat sur les langues africaines. Peut-être est-ce un cheminement normal. Peut-être que nous sommes arrivés dans une sorte d’impasse et que cela nous impose un retour en arrière, pour prendre du recul. Je suis convaincu que chaque auteur africain qui s’exprime en français est dans une sorte de malaise. Certaines personnes auraient souhaité que ce livre n’existe jamais.
Ce livre ne serait-il pas justement reçu par certains auteurs comme un reproche, quelque chose qui les met mal à l’aise par rapport à leurs propres choix linguistiques, dans la mesure où son écriture était accompagnée de votre discours très critique sur le français ?
C’est probable. Mais ce que j’ai ressenti en écrivant ce livre, je ne l’ai ressenti avec aucun de mes romans antérieurs. C’est aussi le roman dont le public sénégalais parle le plus. Il est lu en famille, à haute voix. Il a une vie tellement différente des autres. Pour moi, c’est précieux. C’est probablement vrai que tant que ce livre n’existera qu’en wolof, il aura le lectorat le plus étroit, le moins diversifié. Il sera lu par les Sénégalais de langue wolof. Point. Mais je crois aussi que toutes les littératures qui naissent sont obligées d’en passer par là. Les auteurs dont on parle le plus aujourd’hui n’avaient pratiquement pas de lecteurs. Un lectorat se constitue dans la durée, dans la douleur et la difficulté aussi. Un bon texte survivra.
Vous ne posez donc pas la question d’un public élargi grâce à la langue française.
J’ai publié en français, je sais ce que cela veut dire en termes de public. On a l’impression que le français étant une langue universelle, on aura des centaines de milliers de lecteurs en publiant en français. Alors qu’en wolof, on en aura 300-400. C’est une façon un peu exagérée de présenter la chose. Qu’une langue soit universelle ne veut pas dire qu’en étant publiée dans cette langue on sera lu universellement, loin de là.
En décrivant votre écriture en français, vous parlez d’un décalage entre langue écrite et langue parlée par les personnages du roman. Ce décalage impose des silences, dites-vous. Mais ne peut-il pas également instaurer un recul face à la langue, un rapport plus libre à la langue ?
Ce sont des alibis, des contorsions pour refuser d’être soi-même. Pour moi, la langue de l’écrivain doit être la langue de la vie, la langue parlée. Le Belge, le Suisse, le Québécois n’ont pas de problèmes avec le français, c’est la langue de leur vie quotidienne et de leur passé.
Pour beaucoup d’auteurs africains, leur culture littéraire s’est construite en français et non dans leur langue de naissance. Qu’est-ce que suppose alors le choix d’écrire dans sa langue maternelle ? Ne s’agit-il pas alors quelque part de renoncer à ce bagage littéraire et de repartir de zéro, de se demander si on maîtrise le processus de création dans sa langue maternelle – dans la mesure où on n’a jamais rien lu dans sa langue maternelle ?
Je suis entièrement d’accord. La situation n’est pas la même pour tous. On a effectivement l’impression qu’écrire, c’est aussi restituer une certaine culture littéraire. Seulement, je pense que s’il y a la plus petite possibilité d’écrire dans sa langue maternelle, il faut l’exploiter. Cela ne signifie pas ne pas écrire dans d’autres langues, mais simplement utiliser tous les instruments que l’on a à sa disposition.
Au début, j’étais moi-même persuadé que je n’en serai pas capable, même si j’avais écrit des poèmes et une pièce de théâtre en wolof, même si j’avais enseigné le wolof dans mon activité militante. Je n’imaginais pas que ce serait aussi facile et aussi exaltant. Que finalement nous nous racontons à nous-mêmes des histoires pour éviter de coller à notre propre identité. Plus j’avançais, plus je réalisais qu’il m’était plus facile d’écrire en wolof qu’en français. En français, les mots n’ont pour moi aucune réalité sonore. Ce sont des mots qui sont dans les dictionnaires, dans d’autres livres, dans un univers froid. Quand j’écris en wolof, ce sont des mots et des phrases que j’entends autour de moi, qui parfois remontent très loin dans mon passé. Cela a été une expérience extrêmement forte. Au début, je pensais que ce que je faisais était politiquement correct mais littérairement absurde, et que ça ne déboucherait sur rien. A l’arrivée, le texte dont je suis le plus fier, c’est Doomi golo.
Vous parlez de la façon dont le choix de langue a changé votre rapport à la réalité. Cela aura-t-il des influences sur vos textes futurs écrits en français, ou les deux écritures resteront-elles deux univers séparés ?
Complètement. Quand on me dit qu’il faut traduire en français, je ne réponds jamais. Ce n’est pas si simple que ça.
Vous ne croyez pas à une traduction vers le français ?
Non
N’est-ce pas aussi parce que ce roman vous est si proche, une expérience si personnelle dans votre rapport à la langue, que la traduction vous est impensable alors même que des textes voyagent toujours par la traduction ?
Oui, ce doit être aussi cela. Mais ce n’est pas aussi simple. Souvent, la question de la traduction sous-entend : » Est-ce que tu vas l’écrire pour de vrai, dans une vraie langue ? » Deuxièmement, mon roman est édité dans mon pays et fait travailler des gens. Aujourd’hui, compte tenu des mentalités, le traduire reviendrait à tuer la version wolof. Ma priorité aujourd’hui n’est pas de chercher des lecteurs en dehors du Sénégal, mais de faire une version audio de Doomi golo, pour que la rencontre avec le public de langue wolof se fasse au mieux.
Cela dit, pour revenir à votre précédente question, je ne crois pas que le fait d’avoir écrit en wolof va changer ma manière d’écrire en français, à la seule différence que mes textes en français sont encore plus dépouillés qu’avant. Je n’ai pas à chercher l’alibi de l’africanité. J’écris en français de façon très simple et détachée et sans enjeu existentiel. La langue française n’est ni mon destin ni l’avenir de ma littérature. Je pense que l’avenir des littératures africaines est dans les langues africaines.
C’est une opinion partagée ?
Par une minorité. L’aliénation est beaucoup plus profonde qu’on ne le croit. Je connais de plus en plus d’intellectuels sénégalais qui interdisent à leurs enfants de s’exprimer dans leur langue maternelle. La question est : pourquoi n’arrivons-nous pas à comprendre l’importance culturelle de la langue maternelle, à côté de l’utilité pratique des langues étrangères ? Je pense que cela tient à la particularité assimilationniste de la colonisation française. Aujourd’hui, la francophonie continue sur cette même logique de conflit entre les langues africaines et le français.
N’est-ce pas aussi lié à la structure de l’économie du livre qui fait que beaucoup d’auteurs cherchent à se faire éditer en France et donc forcément en français ?
La vraie question, au-delà du fait d’être acheté ou vendu, c’est : est-ce que dans cette langue j’arrive à dire tout ce que j’ai à dire. Chercher la gloire hors de l’Afrique est un mouvement général qui concerne également le sport, la musique, le monde universitaire. On a l’impression que rien ne marche parce que ceux qui devraient faire marcher les choses s’en vont. On va dans des sociétés où ça marche déjà pour s’épargner la peine de faire marcher les choses chez soi. C’est une démarche qui est très limitée et bornée. Si aucune génération ne se sacrifie, ça ne marchera jamais. En Europe, il a bien fallu des sacrifices de plusieurs générations. Pourquoi devrions-nous éviter les difficultés que les autres sociétés ont vécues ?
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