« A la découverte de notre innocence »

Entretien de Taina Tervonen avec Boubacar Boris Diop

Avril 2004
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Pour Boubacar Boris Diop, l’engagement commence par son tout premier roman, écrit à l’âge de 16 ans : un texte  » d’autodéfense « , face au racisme d’un système scolaire post-indépendance, encore peu ouvert aux Africains. Ce sera ensuite l’engagement politique, qu’il poursuit dans la littérature.  » Les bons et les méchants et mes états d’âme au milieu « , dit-il aujourd’hui, un brin d’ironie dans la voix.
Il y eut ensuite le Rwanda. La découverte de la réalité du génocide et des responsabilités occidentales conduit à une profonde remise en cause, aux conséquences insoupçonnables : Diop décide d’écrire aussi dans sa langue maternelle. Les états d’âme de l’adolescent se sont ainsi transformés en un engagement plus intime, portant sur l’outil même de l’écriture. Conversation à bâtons rompus avec un auteur au regard critique sur la littérature africaine.

Vous vivez au Sénégal. Cela a-t-il une importance pour votre écriture ?
C’est déterminant. Je n’ai jamais étudié ou vécu hors du Sénégal, ce qui est plutôt rare dans ma génération et je pense que ça compte. Beaucoup d’auteurs parlent au nom de l’Afrique. Ils sont Africains de nationalité et de cœur mais, objectivement, leur parcours fait qu’ils ne savent pas grand-chose du continent. Ils ont vécu la partie la plus forte de leur existence en dehors de celui-ci, d’où une certaine tendance à idéaliser l’Afrique ou à la rejeter avec un dépit parfois agressif. Que les artistes et les écrivains soient des êtres de rupture, aimant gratter là où ça fait mal, nul ne le conteste. Toutefois la littérature africaine a une sorte de tare originelle qui fait également sa noblesse, elle est née de la volonté très juste de dire non à la négation culturelle et à la colonisation. Et malheureusement nous ne sommes toujours pas sortis de ce tête-à-tête finalement très ancien avec l’Occident. Nos auteurs établis dans les pays du Nord parlent aux Européens et non aux Africains en vue de changer la situation sur le continent. On peut donc dire, assez durement, que beaucoup d’entre eux sont simplement allés en Europe s’installer auprès de leur public.

N’y a-t-il pas aussi l’impossibilité d’écrire en toute liberté qui conduit à l’exil ?
Bien évidemment, mais c’était déjà le cas aussitôt après les Indépendances. Aucune comparaison n’est cependant possible entre l’attitude d’un Mongo Beti, par exemple, et ce que l’on observe de nos jours. Pour paraphraser U’Tamsi, Beti est resté jusqu’au bout ‘habité par le Cameroun’ où il est du reste retourné vivre. C’est d’ailleurs le cas de la quasi totalité des auteurs de cette première génération.
Une autre caractéristique de l’exil aujourd’hui, c’est sa fragmentation. Ce n’est plus l’exaltante aventure collective des intellectuels africains en France. La rencontre entre Césaire et Senghor à Paris dans les années 30 est le symbole d’une diaspora qui savait se parler. Et à l’époque, il était naturel de trouver côte à côte dans une anthologie de littérature africaine les noms de Claude Mac Kay, Richard Wright, Sadji, Rabemananjara, Roumain, Dadié, Senghor, Cheikh Hamidou Kane etc. Aujourd’hui, la diaspora elle-même a volé en éclats et chacun est dans sa petite cage géographique ou linguistique. Voyez comme les écrivains anglophones et francophones ont du mal, les rares fois où ils se voient, à échanger entre eux ! Et peu à peu certains écrivains ont été pris au piège. Ils se disent Africains et leurs adversaires se plaisent à les présenter comme des ‘Français’. Ils ne sont peut-être ni l’un ni l’autre, ils sont avant tout des auteurs parisiens, avec les impitoyables contraintes de carrière que cela implique. On finit toujours par écrire pour son vrai public. Les attitudes, les prises de position – assez prudentes et vagues de toute façon – les choix thématiques et narratifs, sont de plus en plus des clins d’œil à un public occidental dont la composante essentielle est, en ce qui concerne nos livres, parisienne. Il y a même en littérature africaine un humour qu’il faudrait peut-être appeler négro-parisien. Le phénomène est loin d’être général mais il indique une tendance nouvelle et très significative. Sans en être forcément conscients, certains auteurs sont dans un néo-exotisme un peu snob et tout de même assez peu digne de respect.

Vous vous revendiquez écrivain engagé depuis le début. Comment cette notion d’engagement a-t-elle évolué pendant votre parcours ?
J’ai écrit mon premier livre, La Cloison, à l’âge de 16 ans. J’étais dans un lycée où tout le corps enseignant était français, à l’exception d’un prof de physique. Dans une salle de classe, quand il y avait 30 élèves, seuls 3 étaient Sénégalais. C’était juste après l’indépendance. Les profs étaient souvent racistes, les élèves aussi. Ce roman était une protestation. J’ai ensuite milité dans des groupes politiques. J’ai beaucoup lu Sartre – ce qui m’était d’ailleurs reproché par mes amis qui le considéraient comme un auteur ‘petit-bourgeois’. Cet engagement était surtout un réflexe d’autodéfense. Je viens d’un milieu très modeste et je parlais des problèmes politiques et économiques en connaissance de cause. Pendant très longtemps, j’ai évolué dans un univers mental assez convenu : les Bons et les Méchants et mes états d’âme au milieu.
Il y a eu ensuite le Rwanda. J’y suis allé avec beaucoup de cœur mais non sans perplexité. Je ne m’étais jamais posé auparavant la question cruciale des responsabilités des uns et des autres dans le génocide. Pour moi, cela allait de soi que nous étions les seuls fautifs. Cette expérience m’a ouvert les yeux. Je ne m’étais pourtant jamais fait des illusions sur le néo-colonialisme. Grand admirateur de Cheikh Anta Diop, j’avais essayé de m’y opposer à mon modeste niveau. Mais avec recul, je m’aperçois que j’avais presque commencé à ‘faire avec’, à m’accommoder de la langue française et de la Françafrique. Le fait d’aller au Rwanda m’a fait voir que la Françafrique, cela pouvait aller aussi loin qu’une complicité active et étonnamment résolue de génocide. Je me suis senti concerné, car mon pays fait partie du ‘pré-carré’. Et au-delà du Rwanda il y a finalement ce fait, fondamental, que la France refuse de décoloniser. La France refuse de décoloniser et cela marche plutôt bien pour elle ! Les réseaux néo-coloniaux font leurs coups tordus en coulisse et, au bout du compte, les victimes doivent non seulement pleurer leurs morts mais aussi porter tout le poids moral de la faute. C’est une situation très perverse. Dans tous ces conflits, on ne voit jamais ceux qui donnent les armes et les ordres. Ce qu’on voit au contraire c’est, comme au Congo-Brazza, des jeunes qui se font appeler ‘Cobras’ ou ‘Ninjas’ et qui tuent tous ceux qu’ils croisent. C’est seulement après qu’on lit dans les journaux que la Compagnie Elf était au cœur de cette guerre civile du Congo qui a fait 10 000 morts. Mais pour le téléspectateur, les seules images qui vont rester ce sont celles de gamins aux yeux fous, des gamins ivres de haine et des milliers de cadavres livrés aux chiens errants dans les rues de Brazzaville. Et en me rappelant si cruellement le poids déterminant des logiques néo-coloniales dans tous les conflits africains, le Rwanda m’a fait renouer en quelque sorte avec le sentiment de notre innocence. L’innocence nous était interdite, car dans l’Histoire le perdant finit souvent par avoir honte de lui-même et par intérioriser et légitimer sa propre aliénation. Il en arrive même à ne pas oser crier sa souffrance, de peur de se faire soupçonner de mauvaise foi. Or il se peut bien, à la seule lumière des faits, que nous ne soyons pas toujours aussi coupables que nous le pensons. Et de toute façon, l’idée même qu’un peuple ou une race puisse être coupable de quoi que ce soit n’a absolument aucun sens. Pas plus que l’Holocauste n’est la faute des Européens, le génocide de 1994 et toutes les guerres civiles sur le continent ne sauraient être imputés aux Africains. Dans les deux cas, ce sont des mécanismes politiques précis qui sont à l’œuvre. Et un artiste ne peut pas faire semblant de ne pas les voir. C’est le reproche que je fais, soit dit en passant, au roman de Kourouma, ‘Allah n’est pas obligé’. Le schéma narratif y est proche du documentaire – le jeune Birahima évoque des faits historiques réels et des hommes politiques connus – mais on ne sait pas pourquoi toutes ces atrocités sont commises. On peut bien comprendre les écrivains : ils ont peur des lourdeurs de l’analyse politique. Il me semble malgré tout nécessaire de rester au cœur de la réalité. Il est évident que les gens ne se réveillent pas un beau matin pour se débiter à la machette, juste parce que la violence serait dans leur nature. Ce sont des dirigeants politiques qui sont à l’origine de ces horreurs et on sait très bien qui les a installés à la tête de nos différents pays. Une bonne partie du public occidental préfère oublier cela mais il faut le lui rappeler. Critiquer l’Afrique juste pour plaire à ce public, c’est de l’escroquerie intellectuelle.

Dans Le Cavalier et son ombre, écrit avant votre passage au Rwanda, on sent cette impuissance de l’écrivain face à des images catastrophistes de l’Afrique. Ne pensez-vous pas que les écrivains vivant en Europe se retrouvent un peu dans cette situation ?
Je suis entièrement d’accord avec vous. J’ai publiquement renié tout ce que j’ai écrit sur le Rwanda dans Le Cavalier et son ombre. J’y ai mis bout à bout des faits empruntés au Liberia, à la Sierra-Leone et au Rwanda, tout en prétendant parler uniquement du génocide de 1994. C’était typique de la lamentation africaine qui repose sur l’idée que tous les conflits africains, c’est du pareil au même et qu’il ne faut pas en chercher les causes ailleurs que dans notre sauvagerie. Le résultat est épouvantable. Avoir approché de près la situation au Rwanda m’a rendu infiniment plus modeste sur ces questions. Chaque crise africaine a sa spécificité. Aucune n’est réductible à une autre.

Vous attendez presque de l’écrivain qu’il fasse un travail d’enquête de terrain avant de prendre sa plume. N’est-ce pas beaucoup demander à un écrivain, qui après tout revendique de faire de la fiction ?
Je suis d’accord avec votre remarque mais il faut dire en même temps que l’écriture est un acte d’amour et de respect. Il est capital de comprendre quelles sont les forces à l’œuvre dans une société. Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à sa fantaisie, à sa liberté de création.

Ce qui semble vous gêner, c’est le fait que par leurs ouvrages les auteurs viennent conforter une vision catastrophiste de l’Afrique, vision dominante en Europe. Mais peut-on dire que les auteurs sont responsables de cette image ?
Il arrive de plus en plus souvent que des auteurs occidentaux racistes citent des écrivains et des penseurs africains pour conforter leurs points de vue. Stephen Smith par exemple utilise beaucoup ce procédé, en donnant parfois l’impression de très mal connaître ceux dont il parle. De toute façon ce qui l’intéresse c’est, me semble-t-il, d’expliquer l’Afrique aux racistes. Il réussit ainsi le tour de force de faire littéralement délirer les chiffres et les documents dont il abuse. Et bien entendu, s’il peut utiliser les propos d’un auteur africain il ne va pas se gêner. Son lecteur sera impressionné : c’est si vrai que même leurs écrivains sont obligés de l’admettre ! En fait, le racisme s’affiche aujourd’hui avec une certaine bonne conscience. Il essaie même de se donner une sorte de respectabilité intellectuelle. On ne peut expliquer autrement le succès d’un livre aussi superficiel et vulgaire que celui de Stephen Smith. Même si un tel ouvrage ne mérite en aucune façon de servir de point de départ à un débat sur l’Afrique, il importe d’en montrer en toutes circonstances le caractère foncièrement raciste. Il a été très peu lu en Afrique parce que, contrairement à ce qu’on s’imagine parfois, nous ne vivons pas au rythme des publications parisiennes. Le jour où les Africains se donneront la peine de lire ce texte, on sera, pour la réception de l’ouvrage, dans une histoire totalement différente. Pour en revenir aux intellectuels africains, on ne peut leur reprocher d’être critiques avec l’Afrique. L’important est d’aller au-delà des effets pour prendre aussi en compte les causes. Il me paraît également essentiel de sortir du long tête-à-tête avec l’Occident.

Mais n’êtes-vous pas aussi dans ce tête-à-tête, d’une certaine façon, quand vous dénoncez les responsabilités du gouvernement français ?
Je le fais en Afrique, c’est cela qui est différent. Sortir du tête-à-tête, ce n’est pas tant par rapport aux contenus des propos que par rapport à la cible. Notre public doit cesser d’être un simple alibi, le spectateur passif du débat entre élites africaine et européenne. Je suis si convaincu de cette nécessité que j’en suis venu à placer la question de la langue au centre de mes préoccupations littéraires. Nous sommes peut-être la seule partie du monde où les écrivains trouvent si normal de ne pas s’exprimer dans leur langue maternelle. Aujourd’hui, quand je voyage en Europe ou ailleurs, je parle avec les Sénégalais, en wolof d’un roman écrit en wolof. J’en suis très fier et tout ce que j’ai fait avant – à l’exception de Murambi– tend à devenir dérisoire à mes yeux.

Pensez-vous que l’écrivain – africain ou autre – ait un devoir de témoignage ?
Il est du devoir de tout écrivain de témoigner pour l’humanité en général. Mais il s’agit aussi de balayer devant sa porte, en ne laissant pas d’autres orienter notre destin par des réflexions qui en disent long sur la vivacité des préjugés. racistes

Pour vous, la notion d’engagement semble avoir évolué de quelque chose de très général à quelque chose de bien plus intime, à savoir la question de la langue.
C’est tout à fait cela. Après le Rwanda, il ne m’était plus possible de m’en tenir au constat de l’importance de la langue. J’ai pensé qu’il me fallait au moins essayer de faire quelque chose. J’étais à vrai dire presque convaincu que cela ne marcherait pas du tout. Et puis, en écrivant ce livre, j’ai eu un bonheur incroyable. Quand je parle aujourd’hui de mon roman avec des Sénégalais, dans ma langue, je me rends compte que j’ai perdu énormément de temps. Je sais qu’il y a beaucoup d’objections à ce choix. On me parle souvent de la faiblesse du lectorat. L’argument est respectable et j’ajouterai même que dans l’immédiat le public de Doomi Golo, limité au Sénégal et à quelques pays voisins, est moins diversifié. Mais je pense aussi qu’il nous faut revenir à cette idée que toute littérature authentique, venue des profondeurs de l’être, s’élabore sur la longue durée. L’opinion très répandue de nos jours qu’un auteur doit être quasi immédiatement lu dans le monde entier est à la fois extrêmement récente et quelque peu bizarre ! Est-ce qu’au dix-neuvième siècle les grands romanciers de tous les pays se sentaient humiliés de ne pas être connus hors de chez eux ? Je pense que c’est important pour nous d’accepter une situation forcément douloureuse au départ. Nous ne serons pas lus tout de suite partout, mais qu’est-ce qu’on en a à faire ? Si les textes sont vraiment bons, ils seront plus tard traduits et lus dans le monde entier. On ne fera d’ailleurs croire à personne que nos ouvrages en anglais ou en français suscitent un engouement universel.

Vous avez évoqué la question de la postérité. Que répondez-vous aux auteurs qui estiment que ce qui reste ce n’est pas l’engagement mais l’esthétique et que c’est cela qui devrait compter ?
Aucun écrivain ne s’engage au détriment de ses textes. Le fait que le texte soit bon ou pas dépend surtout de la sincérité de l’auteur. La postérité est une énigme pour chacun de nous. Soyons modestes. Ce n’est pas parce qu’on parle beaucoup d’un romancier de son vivant qu’il en sera ainsi après sa mort. Il est possible que personne n’ait jamais parlé de l’écrivain africain qui restera. Peut-être un manuscrit en train de dormir dans un tiroir attend-il d’être découvert et de devenir le livre africain fondamental.

Vous placez l’engagement au cœur des textes, moins dans l’action de l’écrivain ?
Pour moi les deux comptent. L’engagement se trouve au cœur des textes et le prolonger dans la vie ne peut être qu’une bonne chose. Il n’est pas nécessaire pour cela de faire partie d’un groupe organisé. Je me dis souvent que le plus important, c’est la capacité de résistance individuelle. Je veux dire par là que chacun de nous doit avoir assez de caractère pour ne jamais négocier ses convictions et assez de force pour les exprimer sans fard, quoi qu’il puisse lui en coûter. C’est une des choses que j’ai retenues de l’enseignement de Cheikh Anta Diop.

Comment avez-vous vécu l’écriture de Murambi, après avoir publié Le Cavalier et son ombre qui donne une image si différente du Rwanda ?
Quand j’écrivais Murambi, Le Cavalier et son ombre ne comptait plus du tout. J’ai écrit Murambi avec énormément de colère contre moi-même : comment avais-je pu me faire avoir sur toute la ligne ? Je me revoyais quelques années auparavant, pendant le génocide, détournant le regard des images effroyables de la télé. A l’époque, je travaillais pour une radio privée sénégalaise, Sud FM, et j’avais fait une émission avec des Rwandais de Dakar. Ils ne m’ont rien dit sur-le-champ mais j’ai appris plus tard qu’ils avaient été choqués par mes questions. Je leur avais en gros demandé naïvement :  » Pourquoi donc vous haïssez-vous tant depuis des millénaires, vous les Hutu et les Tutsi ? « . Il y a dans Le Cavalier et son ombre la même bonne volonté larmoyante et abstraite, tellement stupide en définitive. ‘Murambi’ est une façon de me racheter et d’aider les autres à bien comprendre qu’il y avait bel et bien eu des victimes et des bourreaux au Rwanda. Bref, cela a été pour moi une façon de guérir de ce que Primo Levi appelle une ‘maladie morale’, à savoir la tendance à confondre les innocentes victimes et leurs assassins.

On lit ces deux romans et Doomi golo comme une évolution. J’ai lu Le Cavalier et son ombre surtout comme une allégorie de la situation de l’écrivain africain qui raconte des histoires sans savoir qui l’écoute. Ensuite Murambi, avec ce sentiment de colère et de remise en question personnelle qui mène à changer la langue d’écriture dans Doomi golo.
Effectivement. Ce n’était pas possible de revenir du Rwanda avec de prétendues préoccupations esthétiques. Je voulais un texte très simple et j’ai écrit Murambi en pensant à mes enfants et à leurs amis. Je voulais les inquiéter, les amener à se poser des questions, à vouloir en savoir plus. Je ne voulais pas non plus en faire trop. Je parlais de la souffrance des autres, pas de la mienne. Cela impose une certaine pudeur. C’est la peur d’en rajouter qui a rendu le texte si dépouillé.

Ce roman est devenu donc une sorte d’outil presque didactique. N’aviez-vous pas peur de perdre quelque chose d’essentiel dans l’écriture en ayant un projet aussi précis ?
J’ai écrit ce roman avec beaucoup de cynisme, avec un mépris total de la littérature, de l’intrigue et de toutes ces choses-là… De ce point de vue, c’est le roman qui m’a causé le moins d’angoisses. C’était une écriture d’urgence.

On vient de commémorer le dixième anniversaire du génocide. Comment envisagez-vous la situation aujourd’hui ?
On parle du génocide beaucoup plus aujourd’hui qu’il y a quelques années. C’est plutôt rassurant. Avec le recul, on mesure à quel point les génocidaires étaient sûrs de leur affaire. Ils espéraient que le sang des Rwandais allait se perdre pour ainsi dire dans celui des victimes des guerres civiles de la Sierra Leone et du Liberia. Ils ont parié sur l’oubli et ils ont perdu. Le crime de génocide est commis par les fils mais il est expié, surtout moralement, par les fils et par les petits-fils. On n’a pas fini d’entendre parler du génocide rwandais. Le fait même qu’il suscite tant d’intérêt et de réflexions malgré tous les conflits recensés en Afrique au vingtième siècle montre son statut particulier.

Pourquoi le Rwanda ?
Sans doute parce que c’était à la fois colossal, évitable et spectaculaire. Une radio coordonnait les massacres, les tueurs se faisaient filmer à visage découvert et le monde a laissé faire. L’ONU a eu cent jours pour se rendre compte qu’elle se trompait tragiquement mais elle a persisté dans son refus d’entendre les victimes. Et le Rwanda, c’était aussi un génocide totalement dépourvu d’ambiguïté. On était loin de ces conflits africains à la fois atroces et apparemment incompréhensibles. La volonté de l’Etat rwandais de l’époque d’exterminer les Tutsi était claire. Quant à la France officielle, sa position est aujourd’hui de moins en moins confortable. Plutôt que de retourner la situation en sa faveur, les articles de Stephen Smith dans Le Monde ont eu l’effet inverse. La Commission d’enquête citoyenne et le livre de St Exupéry semblent avoir jeté le trouble dans les esprits. Jusqu’à cette année, les autorités françaises avaient joué, en dépit du simple bon sens, le grand jeu de la vertu offensée : ‘Mais comment peut-on nous accuser de la sorte, nous qui sommes les seuls à avoir monté une opération humanitaire pour arrêter les massacres ?’ Aujourd’hui, Alain Juppé dit :  » Je déplore cette tentative de culpabiliser la France plus que les autres « . C’est nouveau. C’est presque un aveu.

Et comment évaluez-vous l’impact du projet  » Ecrire par devoir de mémoire  » ?
Le projet est excellent, mais il faut encore du temps pour qu’il produise tous les effets souhaités. Les Africains restent encore relativement indifférents au génocide et cela donne une idée du faible impact de la littérature africaine. L’histoire dira si ‘ Rwanda : écrire par devoir de mémoire’ a été ou non un tournant dans la littérature africaine de langue française.
Mais la réflexion et la production littéraire sur le génocide ne doivent pas être l’affaire des seuls auteurs de notre groupe.

Quel souvenir gardez-vous du congrès de N’Djamena ?
Je me souviens surtout qu’après une intervention de Yolande Mukagasana, un auteur a déclaré que ce n’était pas tout de se laisser émouvoir par des récits pour ainsi dire un peu bruts et que le plus important c’était de ne pas oublier  » le diamant noir du style « . J’ai trouvé cela terrible.

///Article N° : 3376

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