Dialaw project un hub théâtral humain pour interroger le mythe du développement moderne

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Pour son retour au théâtre avec Dialaw Project, l’emblématique chorégraphe Germaine Acogny s’est entourée du metteur en scène Mikaël Serre et d’un collectif d’artistes venus du Sénégal, de France, d’Allemagne, du Luxembourg et du Congo pour interroger à travers une création théâtrale ambitieuse le grand mythe du « développement » moderne.

La pièce Dialaw Project présentée en avant-première au Théâtre Le Monfort à Paris du 21 au 25 juin et en ultime résidence cet été est le fruit d’une année de résidence artistique menée entre l’Afrique et l’Europe, mais aussi le nectar d’un dialogue créé avec les habitants de ce village-monde qu’est Dialaw, situé sur la côte sud de Dakar. Car si la ville était autrefois un comptoir colonial portugais, elle est aujourd’hui menacée par la construction du plus gros hub portuaire de l’histoire du Sénégal1, pilotée par la société émirati Dubaï Port World. Remettant en cause l’écosystème entier de la ville, ce projet titanesque chiffré à 970 000 euros, assombrit aussi l’avenir de l’Ecole des sables, centre de formation international aux danses traditionnelles et contemporaines d’Afrique, fondée il y a 24 ans par la danseuse, Germaine Acogny, à quelques encablures. Suscitant de vives réactions au sein de la population, de la diaspora et des intellectuels de tous bords ; la construction du port réveille avec elle le spectre d’un impérialisme sauvage et une tragédie annoncée. C’est ce que raconte la pièce Dialaw Project.

Ouvrir les voix plurielles pour questionner, penser et recréer les liens europeo-africains

(c) Joseph Banderet

Ce soir de juin au Théâtre Le Montfort, ce n’est pas son corps qui danse mais bel et bien sa voix, ses yeux, ses traits qui ondulent dans l’obscurité de la salle. Sur un grand écran placé en fond de scène, le visage de Germaine Acogny interpelle par sa profondeur. Sa voix, enveloppante, raconte comment elle a invoqué les ancêtres pour poser la première pierre de l’Ecole des sables. CUT / LUMIERE. Sa figure laisse soudain place à la présentation PowerPoint d’un consultant McKinsey flamboyant, incarné par l’essayiste Hamidou Anne, dans son premier rôle au théâtre. Slide par slide, nous est alors chantée la promesse du progrès… Une promesse vite relativisée par la projection du témoignage de deux pêcheurs partagés entre développementalisme et protectionnisme…

Point de départ narratif, les nombreuses questions économique, sociale, politique, spirituelle… que suscite la construction du port deviennent alors matière dramatique. Avec tact, elles s’entrelacent aux trajectoires et récits de vie de quatre interprètes plateau. Ces récits sont ceux d’Iris (Anne-Elodie Sorlin), touriste blanche venue à Toubab Dialaw pour honorer la mémoire d’un proche ; d’Elimane (Pascal Beugré Tellier), sénégalais dit « d’origine » à la recherche de son père ; d’Abdou (Hamidou Anne), technocrate sénégalais arrogant et enfin celui de Jean-Claude (Assane Timbo), expatrié en quête d’authenticité. Pétris de peurs, d’espoirs, de doutes, ils incarnent – sur scène – les affres d’un néo-libéralisme insidieux.

De leur rencontre jaillit alors un entrelacement de perspectives inédit, soutenu par une scénographie pluri-média lumineuse. Leurs histoires s’accompagnent de la projection d’images, de photos, de plans séquence multiformes signés John Carroll et Martin Mallo. Loin d’un localisme attendu, la pièce donne alors à voir l’inattendu : le déploiement d’un kaléidoscope géant où chaque pensée humaine et politique prend forme pour exprimer la complexité d’un monde en point d’interrogation.

Pris à témoin, le spectateur s’interroge alors sur le sens de l’Histoire en cours, ses imbrications, ses représentations et ses projections… Et c’est là tout l’intérêt de cette pièce, comme le souligne Assane Timbo au micro d’Africultures : «Ce n’est pas une pièce militante, c’est une sorte de mythe, de fable. On y regarde des personnages faire leur révolution, tourner sur eux-mêmes le temps d’une tragédie et ce à l’aune de nos appartenances ou provenances.». Hamidou Anne poursuit : «Loin de s’ériger en vérité ou jugement, ce travail d’excavation des points de vue propose des chemins, des idées, des intuitions sur ce qu’est le monde actuel et ce qu’il pourrait être.»

UNE RÉFLEXION SUR LA PERTE, LA DISPARITION D’UNE CULTURE ANTE-COLONIALE

Avec sensibilité, Germaine Acogny et Mikaël Serre invitent aussi le spectateur et les interprètes plateau à se connecter au monde invisible, celui des ancêtres et des absents. Par un travail sonore et visuel notamment, ils réveillent les mythes ancestraux très présents dans la culture Léboue, ancrée depuis l’origine à Toubab Dialaw.

Loin d’être des insertions folkloriques, ces interventions à la lisière du surnaturel font renaître tout une mythologie de la résistance pour mieux interroger notre rapport au monde, à l’environnement,  au passé. Ils viennent subtilement mettre au cœur des préoccupations humaines les enjeux mémoriels peut-être essentiels à la constitution de nos identités et cultures multiples.

Cette pièce déroutante mais au fond généreuse, donne finalement une grande liberté et sa confiance au spectateur. Elle lui offre la possibilité de se penser en son lieu. Loin d’offrir des réponses, Dialaw Project est un point d’interrogation ouvert sur notre intelligence collective qui pourrait ponctuer ces quelques mots écrits par Patrick Chamoiseau : « Au-delà de ce qui meurt, chaque jour un peu plus, en nous et autour de nous, se pose face à ces drames la question de ce que nous sommes prêts à accomplir ou refuser pour demeurer des êtres humains”. 

Marine Durand

 

1 https://magazinedelafrique.com/african-business/ports/ndayane-futur-hub-portuaire-du-senegal/

 

Retrouvez la pièce Toubab Dialaw en tournée, en 2023 :
Les 19 et 20 mai 2023 : Théâtres de la Ville du Luxembourg
Le 23 mai 2023 : Théâtre et Cinéma de Choisy le roi
Fin mai  2023 : Scène nationale de Forbach dans le cadre du Festival Perspectives de Saarbrück
Juin 2023 : Africologne festival à Cologne – Allemagne
Septembre 2023 : KunstFestWeimar
Novembre 2023 : Festival EuroScene Leipzig et CDN des 13 vents à Montpellier
En cours de construction : Centquatre Paris, Théâtre Sorano de Dakar…)

 

 

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