Editions Elyzad : Pour une littérature vivante des deux bords

Entretien de Annie Ferret avec Élisabeth Daldoul, éditrice et fondatrice

Print Friendly, PDF & Email

En résidence à Tunis, Annie Ferret a rencontré, pour Africultures, Élisabeth Daldoul, fondatrice des éditions Elyzad, qu’elle dirige avec Vanessa Pécastaings, installée, quant à elle, à Paris. Elle revient avec émotion sur une aventure entamée depuis près de deux décennies.  Si l’idée de faire dialoguer les cultures était un objectif clairement défini et aujourd’hui pleinement atteint, elle parle de ce défi relevé en 2005 avec modestie et simplicité, comme d’une chose toute naturelle.

Les éditions Elyzad, créées en 2005, ont aujourd’hui dix-huit ans d’existence. Dans le contexte éditorial actuel, choisir de prendre racine sur la rive sud de la Méditerranée correspond à une volonté particulière. Pouvez-vous nous raconter comment est née la maison ?

J’ai toujours eu un lien à l’écrit et à l’image. Ma première attirance était pour les beaux livres et l’édition me titillait depuis longtemps, mais, au final, je suis devenue éditrice assez tard. J’ai commencé à 40 ans. Avant, j’ai fait des études audiovisuelles, ensuite j’ai travaillé comme journaliste-reporter pour Radio France Internationale, avant de devenir enseignante de français langue étrangère à l’Institut français de Tunis. Mais, par la famille de mon mari, j’avais un pied dans le monde du livre. Ma belle-mère avait racheté à la fin des années 70 la librairie Clairefontaine, adossée à la cathédrale et qui avait été fondée en 1949 par des religieuses. Quand elle a voulu installer un point de vente dans un autre quartier, j’y ai travaillé quelques années à mon arrivée en Tunisie. Aujourd’hui, c’est mon mari qui a repris cette aventure familiale. Il gère un réseau de librairies qui compte quatre points de vente.

Qu’est-ce qui vous a motivée à devenir éditrice ?

Lors de conférences organisées par l’Institut français, j’ai eu l’opportunité d’écouter Hubert Nyssen (Actes Sud) et Paul Otchakovsky-Laurens (POL). J’ai été fascinée par la manière dont ils parlaient des textes, de leurs choix, parce que je sentais qu’ils étaient portés par une flamme, quelque chose qui les dépassait un peu. Ce sont donc des paroles d’éditeurs qui m’ont d’abord touchée. Quand j’y repense aujourd’hui, je me suis lancée avec une sorte d’inconscience. Je ne savais même pas comment on fabrique un livre. Je me souviens d’être allée en bibliothèque pour comparer, décortiquer des livres, avec cette envie d’en faire moi aussi, mais tout en hésitant. L’occasion m’a été donnée par un auteur tunisien, Ali Bécheur, qui n’était pas encore si connu que ça en dehors de la Tunisie, il venait de terminer un roman, je l’ai lu et j’ai démarré comme ça. Les trois premières années, j’enseignais toujours et je n’ai publié qu’un livre par an, puis j’ai compris qu’il fallait que je prenne une décision pour de bon et je suis devenue éditrice à temps plein.

Comment avez-vous choisi les tout premiers textes, après la rencontre avec Ali Bécheur ?

J’avais une envie utopique : faire découvrir les auteurs tunisiens, déconstruire les clichés d’une culture à une autre, donc changer les regards, tout ça en publiant aussi des auteurs non tunisiens, pour que la dynamique aille dans les deux sens. J’ai un peu de mal avec la géographie, la question de la frontière, peut-être parce que je suis portée par plusieurs cultures qui me nourrissent également et entre lesquelles je ne fais aucune différence. Mon père était palestinien, ma mère française, ma famille était exilée au Sénégal, où j’ai grandi, sans compter mes liens évidents avec la Tunisie. Le livre, pour moi, se doit d’être dans la même mouvance, dans cette même géographie intime des auteurs.

La fiction, pour moi, est le lieu de la liberté, de l’émotion et de la réflexion

Vous avez publié plusieurs livres de Sophie Bessis, Tahar Bekri et on peut citer beaucoup d’autres auteurs et autrices que vous avez contribué à faire découvrir ou connaître, comme Yamen Manaï, Karim Kattan, Émilienne Malfatto. Si on tient compte de cette géographie intime dont vous parlez, comment définiriez-vous la ligne et la sensibilité des publications d’Elyzad ?

Les écritures et les imaginaires dominent. J’attends qu’un texte me fasse entrer dans l’univers de l’auteur avec ce qu’on perçoit derrière les mots. Moi qui étais partie d’une attirance pour les beaux livres, j’y ai complètement renoncé pour ne publier que de la fiction, parce que pour moi, la fiction est le lieu de la liberté, de l’émotion et de la réflexion. Elle remplit tous les champs d’analyse et d’images et est un puits inépuisable de connaissance et de découverte de l’autre. Un roman doit m’étonner et m’apporter l’insoupçonnable. Je crois que pour un éditeur, être étonné à chaque fois, c’est important.

Quel genre d’éditrice êtes-vous avec les écrivains ? Comment décririez-vous votre travail avec les auteurs et autrices de la maison ?

On travaille presque toujours à deux, Vanessa et moi. Quand il y a un réel potentiel, on s’engage dans une réécriture, tout en sachant qu’on peut être sensibles l’une et l’autre à des choses différentes. On s’arrête sur ce qui nous dérange toutes les deux, on laisse de côté les aspects sur lesquels l’une de nous seulement a buté.

Cela demande complicité et confiance.

C’est vrai. Mais cela aide peut-être aussi quand il faut prendre la décision de refuser un texte, surtout quand c’est le deuxième ou le troisième d’un auteur de la maison, si on estime qu’il manque vraiment de travail et qu’on ne pourra rien en faire. Inversement, on a créé une collection pour accueillir justement certains textes de nos auteurs « maison » un peu en marge de leurs écrits habituels, la ligne y est moins uniforme, puisqu’on y a publié des carnets, des contes, de la poésie. Le nom de la collection « Sous les remparts » est une référence à un mouvement intellectuel tunisien Taht al-sur, qui se réunissait dans le café du même nom, que l’on peut traduite aussi Au pied des remparts[1].

Vous avez un pied au sud et un pied au nord. On pourrait même dire que vous êtes une maison parisienne, désormais très bien installée auprès des libraires et de plus en plus connue des lecteurs. Comment se fait l’équilibre ? On imagine qu’il n’y a que des avantages à cette situation, est-ce vraiment le cas ?

C’est un avantage, oui, mais je n’y arriverais pas sans les libraires. En termes de logistique, cela permet d’avoir deux lieux de fabrication. Stocker des livres en Tunisie me coûte moins cher qu’en France, mais, d’un autre côté, il faut compter les coûts de transport. On anticipe en fonction des impératifs du marché, parce qu’on vend mieux ici les auteurs tunisiens et on vend mieux en France les auteurs non tunisiens ou les Tunisiens vivant en France. Même si l’édition existe ici, en Tunisie, ainsi qu’un marché structuré, je me suis tournée vers la France aussi par défaut. C’est le défi : profiter de cet espace riche de la francophonie, même si c’est épuisant et si cela demande une énergie supplémentaire de vivre sur un marché sur lequel je ne suis pas physiquement présente.

Les couvertures d’Elyzad font partie de sa signature et je crois que l’artiste travaille avec la maison depuis la fondation. Pouvez-vous nous parler d’elle et de son travail ?

En effet, Héla Chelli travaille avec nous depuis le cinquième ou sixième livre. Elle a réalisé toutes les couvertures depuis. Elle accomplit un travail merveilleux. Elle lit les textes, s’en imprègne, les analyse avec une grande finesse, avant de restituer ce qu’elle ressent, pour les couleurs, par exemple, elle les choisit en fonction des émotions qu’elle a éprouvées. Elle prend beaucoup de photos elle-même et peut nous faire vingt propositions pour un seul livre. En octobre, nous sortons un roman dont l’action se déroule à Djerba. Quand elle est allée y passer quelques jours, elle a fait des photos en pensant déjà à l’atmosphère et à l’univers décrit. Je ne sais pas encore ce qu’elle en retiendra, mais j’ai confiance.

Diriez-vous que les objectifs du début ont été atteints ? Et aujourd’hui, avec quels yeux et quelles envies regardez-vous vers demain ?

Oui, l’objectif premier est atteint : diffuser le travail d’un éditeur du sud. Le Goncourt du premier roman, qui a récompensé en 2021 Émilienne Malfatto pour son livre Que sur toi se lamente le tigre, a été vendu à vingt-huit mille exemplaires, avec une douzaine de traductions. C’est quelque chose qui donne de l’air à une maison, mais aussi qui procure une petite reconnaissance. Aujourd’hui, on reçoit environ sept cents manuscrits par an, sans que le nombre n’améliore nécessairement la qualité, on est un peu plus visible, même si on aimerait bien l’être aussi dans la presse.

Et puis, j’ai une envie depuis longtemps, un rêve peut-être, même si, pour l’instant, cela ne s’est pas concrétisé, je pense à une collection de biographies littéraires, écrites par des romanciers avec une vraie sensibilité littéraire et mettant en avant des destinées de femmes et d’hommes du continent africain dans des domaines variés, artistes, sportifs, créateurs, des personnalités à l’énergie singulière, qui ont mené des projets et conquis des territoires. De ces histoires-là, il en existe plein, mais, en général, si on ne les connaît pas ailleurs, pour ne pas dire en Europe ou aux États-Unis, on les ignore complètement. Ce serait l’occasion de les mettre enfin en lumière.

Propos recueillis par Annie Ferret, juillet 2023

[1] Parmi les fondateurs du mouvement, il faut citer le grand poète moderne tunisien al-Shabbi et le maître de la nouvelle et du conte Ali Douagi. Si leurs textes ne sont pas faciles à trouver aujourd’hui encore en français, on peut néanmoins lire du second Périple à travers les bars méditerranéens. (NDLR)

  • 37
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Plus d'informations
Aucune information supplémentaire n'est liée à cet article.

Laisser un commentaire