Rencontre avec Niklovens Fransaint, fondateur de L’Appeau’Strophe Éditions

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Éditeur, poète et traducteur, Niklovens Fransaint est né en 1996 en Haïti. Depuis bientôt deux ans, il est éditeur chez L’Appeau’Strophe Éditions. Une aventure qui a commencé pour et par l’écriture. Aujourd’hui, nous le rencontrons pour nous en parler.

Witensky Lauvince : Vous êtes poète jusqu’à la moelle, récipiendaire d’une pléiade de prix, pouvez-vous nous parler de votre rapport avec l’écriture ?

Niklovens Fransaint: Le poète est lié à l’écriture par un pacte. Un pacte de beauté et d’émerveillement. Quels que soient les sujets ou les combats du poète, il honore ce pacte. Des poètes comme Federico Garcia Lorca, Nâzim Hikmet Ran, Aimé Césaire et tant d’autres ont honoré ce pacte jusqu’à la fin de leurs jours. Par sa modestie, le poète ne tient pas de relation avec l’écriture, je dirais le contraire, c’est l’écriture qui tient une relation avec lui. Depuis près de quinze ans, le poème est un compagnon fidèle pour moi. Je n’ai jamais pu m’y soustraire, car son besoin ne cesse jamais de se faire ressentir. Lorsque j’ai écrit mon premier poème, c’était sans doute pour comprendre un sentiment qui m’envahissait. C’est là que tout commence : à partir d’une perception, d’une émotion qui, au départ, n’avait pas de nom. Comme le monde est fait d’éléments sans noms ou mal nommés, j’ai toujours eu besoin de la poésie pour m’aider à les nommer et à les comprendre. La relation que l’écriture entretient avec moi est scellée par ce pacte. Je m’abandonne à ses caprices et elle m’aide à comprendre le monde. Une relation malsaine ? Oui, c’est un chantage à double sens.

 

Depuis peu, vous êtes jeune éditeur à Montpellier. Qu’est-ce qui vous a mené vers l’édition ? 

Nous publions parce que nous aimons et que nous voulons partager. Publier de la poésie est une activité très complexe. Ce n’est pas un chemin facile. Il faut avoir du cœur. Après bien des hésitations, ce sont les poètes que je côtoyais qui m’ont donné envie de me lancer dans cette aventure. Pour ne citer qu’eux, les œuvres de jeunes poètes tels que Nour Cadour, Manon Thiery ou Bertony Louis m’ont transcendé. Ce sont des plumes pleines de promesses qui ne demandent qu’à être transportées. Une promesse d’étonnement et de vacarme faite au silence et au vide. Dans cette aventure, j’embrasse la diversité. Il y a tant de façons d’aborder les choses. Même si ce sont les mêmes, nous les embrassons avec le parfum de notre contrée, notre enfance, notre expérience et notre propre rapport à la langue. Comment aimer la beauté sans la diversité ? C’est la diversité de la beauté qui m’a attiré dans cette voie.

 

Qu’est-ce qu’éditer de la poésie en ce siècle pour le poète que vous êtes ?

Comme je l’ai dit plus haut, c’est très complexe, surtout quand on est éditeur indépendant. J’aborde cette question en deux temps : le côté économique et le côté poète-éditeur. Le premier est peut-être plus compliqué que le second. La poésie est un genre peu sollicité par rapport à d’autres. Une étude du syndicat de la librairie française a montré une augmentation de l’intérêt pour la poésie ces derniers temps, pourvu que cela continue. Je pense que la poésie peut changer beaucoup de choses, jusqu’au monde. C’est une question de rapport à la poésie. J’ai cité quelques poètes ci-dessus, et je peux ajouter René Depestre, François Cheng et Christian Bobin, qui ont tous changé ma vision du monde, et dans le bon sens. Inévitablement, mon rapport au monde change, et pour le meilleur. Un très bon ami poète, Zacharia Sall, me dit toujours que la poésie ne se limite pas à l’écriture. On peut être poète sans avoir rien écrit. Personnellement, je trouve que c’est encore mieux quand ils écrivent quelque chose, laissent une trace. 

Je maintiens qu’il faut être poète pour publier de la poésie. Ou fin lecteur, mais les fins lecteurs sont très souvent des poètes. L’éditeur est un chercheur constant, quels que soient son siècle ou son époque, il est à l’affût de voix pour essayer d’apercevoir un chouïa de cri qui pourrait transpercer. Parfois, le cri n’est pas assez intense, et il faut l’aider à grandir. C’est un travail ficelé de patience. L’édition de poésie subsiste. C’est un combat. Je côtoie beaucoup d’éditeurs, et parfois ils donnent des conseils au jeune éditeur que je suis. C’est un monde de bienveillance. Le monde a besoin de bonté et de beauté, donc l’édition de poésie demeure pour moi un monde de beauté que je contribue à construire.

 

Parlez-nous de L’Appeau’Strophe, ce beau projet d’unir des voix d’horizons différents. 

La poésie ouvre la porte aux belles rencontres. L’Appeau’Strophe est né de quelques rencontres improbables. La diversité que j’évoquais tout à l’heure est à l’origine de cette belle aventure. Nous sommes d’origines sénégalaise, française, malgache, haïtienne… Cette diversité nous est apparue comme une avalanche de richesses, une matière à construire. Nous avons débuté par de petites lectures que nous faisions entre nous, chez nous ou dans des parcs. Puis cela a pris la forme d’une association et aujourd’hui d’une maison d’édition.

Avec L’Appeau’Strophe, nous avons créé le Festival Les Mages Poétiques, dont la première édition s’est tenue du 06 au 08 octobre à Montpellier. Et bientôt, la création de la revue L’Appeau. À travers l’édition, nous défendons une poésie indépendante qui n’a pas besoin d’être pilotée par de grands groupes aux intérêts économiques évidents, ou quels que soient leurs objectifs. La poésie forcée est une poésie morte, et je dirais cela pour tous les livres. Il faut laisser couler le livre pour qu’il soit beau et sincère. S’il est prisonnier d’un tourbillon économique, il ne produira rien qui puisse éclairer. Les livres ne sont pas des êtres humains. Soumis au syndrome de Stockholm, on ne peut rien en tirer.

La poésie a besoin de bons adeptes et, j’insiste, de sincérité. La sincérité est une manœuvre de l’âme. L’âme, réceptacle de l’art. Les plus belles rencontres sont celles des âmes qui parviennent à dialoguer, à se laisser transpercer par la même étincelle. 

 

Est-ce que L’Appeau’Strophe veut dire quelque chose en particulier ?

Peut-être. Cela dépend. Pour moi, L’Appeau’Strophe signifie « attiré par la poésie ou les mots ». Peut-être que pour mes autres collègues, cela signifie autre chose. L’Appeau est ce petit instrument considéré comme le langage des oiseaux. L’art est le langage du cœur. La poésie est une des langues parlées au pays du cœur. Je crois que c’est Bernard Raymond qui a créé ce petit objet. Nous l’en remercions.

 

Votre travail d’éditeur apporte-t-il quelque chose à votre travail de poète, et vice versa ? Comment dissocier l’éditeur du poète ?

Forcément. Le travail de l’éditeur consiste essentiellement à recevoir, lire, sélectionner et corriger des textes. À L’Appeau’Strophe, c’est moi qui reçois les textes. Je les lis d’abord, puis les textes qui résonnent plus ou moins avec notre ligne, je les passe au comité de lecture. J’ai déjà lu plus de 160 textes pour 2023. Pas mal pour une petite maison d’édition de poésie fondée en juillet 2022. Toutes ces lectures laissent traîner quelque chose de persistant en moi, une sorte d’interrogation, non pas sur le choix que je vais faire (parfois oui), mais sur ma conception de la poésie en tant que poète. Personnellement, les textes que je lis m’aident à me situer, non pas en termes de comparaison, mais par rapport à la manière dont les poètes de mon époque appréhendent la poésie et les luttes qui l’accompagnent. Les deux se nourrissent constamment l’un de l’autre. La dissociation se fait instinctivement car j’ai mes petits rituels pour chacun. Dans l’esprit, ils se rejoignent et semblent bien s’entendre. Cela me va bien. 

 

Vous avez parlé de ligne éditoriale. Quelle est la ligne éditoriale de L’Appeau’Strophe ?

Nous guettons cette chose qui casse le silence. Il y a plein de bruits, mais tous les bruits ne cassent pas le silence. Et il n’y a pas que le bruit qui peut rompre le silence de toute façon. Nous nous intéressons à cet élan qui propulse vers quelque chose de simple et de beau. Nous avons quatre collections : Âmes libres, Âmes poétiques, Deux rivages (pour la traduction) et Chant Ininterrompu (pour la prose poétique). Début décembre, nous lançons Floraison d’incendie, une collection de théâtre. J’aperçois un très bon lien entre la poésie et le théâtre contemporains. 

Nous ne voulons pas être de cette poésie restreinte par les frontières, sous quelque forme que ce soit. Nous avons créé cette collection de traductions pour repousser les limites. Je n’aime pas les frontières. Au lieu de limites, je les vois comme des marges. Vous savez, les marges d’une page ne disent pas la fin, mais l’envie de passer à la page suivante. Je préfère voir les frontières comme une enjambée vers le rivage de l’autre.

 

Vous êtes éditeur et poète haïtien qui vit en France, comment définiriez-vous votre rapport avec Haïti aujourd’hui ?  

Tous les poètes sont du monde, mais d’un coin du monde. Haïti est présent dans tout ce que je fais. C’est le morceau de terre auquel mon sang a prêté allégeance, même si ma poésie embrasse le monde. J’écris en français et en créole haïtien. Et je traduis dans les deux langues. J’ai déjà traduit en français un jeune poète haïtien, Ricardo Hyppolite, et je me traduis moi-même.  

Malgré la situation compliquée d’Haïti, une génération de jeunes poètes émerge et porte en elle un volcan en sommeil. Il entrera bientôt en éruption. Il y a tant à dire sur ce bout de terre. Tant de colère. Tant de frustration. Il est dans ma mémoire. Il me donne rendez-vous chaque fois que je pense à prendre mon stylo ou mon ordinateur pour écrire.

Propos recueillis par Witensky Lauvince (Le Scribe), poète et journaliste

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